Volume 34, numéro 1-2, hiver 2002 Espaces classiques Sous la direction de Patrick Dandrey
Sommaire (19 articles)
Présentation
Espaces intérieurs
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Quelques figures de l’espace intérieur
Bernard Beugnot
p. 29–38
RésuméFR :
La notion d’espace intérieur, dès lors qu’elle ne se limite plus aux lieux physiques de l’intimité pour être transférée à l’intériorité, acquiert un caractère métaphorique qui en rend la saisie à la fois plus riche et plus difficile. L’espace intérieur, s’il a pour socles les modifications de la cosmologie, de la géographie, de la physiologie de la perception, de la perspective, correspond à un réaménagement des rapports de la conscience au monde. Dès lors des analogies s’établissent entre les espaces physiques et d’une part les réalités mentales et spirituelles, d’autre part les formes et les genres littéraires. Les paysages d’âme quêtent pour l’homme un nouvel habitat.
EN :
Once the notion of interior space is no longer restricted to the physical places of privacy and crosses over into interiority, it takes on a metaphorical character which is both more difficult and rewarding to grasp. If founded on modifications to cosmology, geography, perceptual physiology, and perspective, interior space accords with a reconfiguration of the relationship between consciousness and the world. From that point on, analogies are established between physical spaces and mental and spiritual realities, on the one hand, and, literary forms and genres, on the other. “ Soulscapes ” quest after a new habitat for man.
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De l’abandon à la méditation : représentations de l’espace intérieur à Port-Royal
Béatrice Guion
p. 39–53
RésuméFR :
L’augustinisme est une culture de l’intériorité : les port-royalistes, à l’instar de leur maître saint Augustin, appellent l’homme pécheur à rentrer en lui-même. Ils représentent volontiers l’intériorité de façon figurée : tandis qu’une série d’images renvoie à la souillure que constitue le péché, d’autres sont chargées d’une connotation positive, évoquant le recueillement du pénitent. Mais si les auteurs port-royalistes s’accordent dans la représentation du coeur pécheur, ils divergent dans leur conception de la réparation de cette corruption : les uns, tel Saint-Cyran, se défient de l’esprit humain et de la réflexivité pour prôner l’abandon à Dieu, d’autres, tel Nicole, définissent une voie ascétique fondée sur le retour sur soi et la méditation. On voit ainsi s’opérer au sein même de Port-Royal un partage entre une voie mystique et une voie ascétique.
EN :
Augustinianism was a culture of interiority : the Port-Royalists, following the example of their master, St. Augustine, beckoned man the sinner to turn inward. They readily represented interiority figuratively : while one series of images referred to the stain of sin, others were charged with a positive connotation, evoking the recollection of the penitent. But while the Port-Royalist authors were in agreement about the representation of the sinful heart, they diverged on their conception of how this corruption should be atoned for. Some, such as Saint-Cyran, who were distrustful of the human mind and reflectiveness, advocated giving oneself entirely to God, while others, such as Nicole, laid out an ascetic path based on introspection and meditation. Thus, even within Port-Royal, mysticism and asceticism led to a parting of the ways.
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L’espace sentencieux : une mystérieuse ontologie
Jérôme Pourcelot
p. 55–70
RésuméFR :
L’anthropologie descriptive et essentialiste échafaudée par le duc de La Rochefoucauld dans ses Maximes (1678) nous présente un être, le moi, gravitant dans un espace abyssal vertigineux : l’homme dont le moraliste brosse un portrait implacablement lucide est prisonnier d’un espace quadripolaire désespérant. Les facteurs de dépossession et d’aliénation qui rendent le moi tragiquement étranger à lui-même, clivé de lui-même, privé de lui-même, sont, contradictoirement, tant immanents à son être que transcendants à lui.
Passions délétères, amour-propre tentaculaire, fortune capricante, humeurs physiologiques fatidiques, paresse incommensurable font de l’homme un ludion balloté sur l’océan de l’inconnu métaphysique.
Que l’on en fasse une lecture jansénisante ou ultra-mondaine, les Maximes de La Rochefoucauld ouvrent au lecteur un espace de mystère et d’inquiétude philosophique, somptueusement peuplé de fantômes du moi tragiquement inatteignable.
EN :
The descriptive and essentialist anthropology elaborated by the Duc de La Rochefoucauld in his Maximes (1678) depicts a being, the self, orbiting about in an unfathomable vertiginous space. As portrayed by the moralist with implacable lucidity, man is imprisoned within a hopeless, four-pole space. Dispossession and alienation, the factors that leave the self tragically estranged from itself, sundered from itself, and deprived of itself are, in contradictory fashion, both immanent and transcendent to his being. Noxious passions, clutching self-love, yo-yoing chance, fateful physiological humours, and incommensurable laziness all turn the human being into a “ Cartesian devil ”, or, mere flotsam tossed about on the ocean of the metaphysical unknown. Whether La Rochefoucauld’s Maximes are interpreted from a Jansenizing or an ultra-mondaine perspective, they allow the reader to enter a space of mystery and philosophical disquiet that is sumptuously peopled with phantoms of the tragically unattainable self.
Espaces textuels et contextuels
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Les métamorphoses de la stoa : de la galerie comme architecture au livre-galerie
Bernard Teyssandier
p. 71–101
RésuméFR :
Cet article exhume les modèles qui ont présidé à l’apparition de la galerie en tant qu’espace architectural en France pour s’attacher plus spécifiquement à l’étude du livre-galerie. Après avoir proposé un classement qui rende compte au mieux de ses diverses fonctions, l’auteur s’intéresse à la fabrique du livre-galerie à travers les catégories rhétoriques de l’inventio, de la dispositio et de l’elocutio. À partir des espaces rêvés ou imaginaires que reproduit cette curiosité esthétique du Grand Siècle, l’analyse tente alors de déduire les diverses intentions qui ont pu conspirer à sa réalisation.
EN :
This article exhumes the models that governed the emergence of the gallery as an architectural space in France in order to study, more specifically, the livre-galerie (“ gallery-book ”). After proposing a classification intended to account for its various functions as fully as possible, the author focuses on the crafting of the livre-galerie through the rhetorical categories of inventio, dispositio, and elocutio. Based on the fantasized or imaginary spaces reproduced by this aesthetic curiosity of the Grand Siècle, the analysis attempts to infer the diverse intentions that may have conspired to bring the livre-galerie into being.
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Espace textuel, espace social : les chapitres des Caractères de La Bruyère
Marc Escola
p. 103–113
RésuméFR :
Peut-on voir dans les chapitres qui « composent » le livre des Caractères autant d’espaces textuels qui seraient analogiques des grandes régions du social (« De la Ville », « De la Cour », « Des Grands ») ? La question engage classiquement la question de la « mimèsis », des rapports du texte et du monde. Mais dans la mesure où l’oeuvre de La Bruyère peut s’envisager comme une réflexion sur les conditions d’exercice des jugements moraux — une critique des jugements en ce qu’ils sont conditionnés par des positions sociales —, la question doit être déplacée du plan des énoncés à celui de l’énonciation. Les chapitres ne constituent pas un simple relevé topographique des régions du social : ils viennent constituer des classes de jugements ; on ne s’étonnera donc pas que l’unité de l’espace textuel puisse être fondée sur des régions du langage lui-même : ce que « remarque » chaque chapitre, c’est une série de sociolectes et un certain mode de circulation des signes qui constituent les espaces sociaux — le monde tel qu’il se parle.
EN :
Is it possible to view the chapters of Caractères is “ composed ” as textual spaces, analogous to the major regions of the social sphere (“ De la Ville ”, “ De la Cour ”, “ Des Grands ”, etc.) ? The question brings forth, in the most traditional manner, the question of “ mimesis ” — that is, of the relations between the text and the world. However, to the extent that La Bruyère’s work can be considered a reflection on the conditions governing the exercise of moral judgments — a critique of judgments qua outcomes conditioned by social positions — the question should be referred away from the realm of statements to that of their utterance. The various chapters do not merely constitute a topographical survey of the regions of society, but indeed stand as categories of judgments. Thus, it comes as no surprise that the unity of textual space should rest on the regions of language itself : each chapter “ notes ” a series of sociolects and a certain mode under which the signs constitutive of social spaces circulate — i.e., the world as it is spoken.
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/ Espace rhétorique /
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Espaces épistolaires
Bernard Bray
p. 133–151
RésuméFR :
Toutes sortes d’espaces sont impliqués dans une lettre. Objet matériel, couvert de signes et de blancs significatifs, la lettre quitte la main d’un destinateur pour tomber sous le ragard d’un destinataire, et par ce voyage met en fictive présence deux personnes réellement éloignées. Au sein de la respublica literaria, elle se fait porteuse des valeurs humainistes communes à un réseau international de savants et de lettrés. Mais la lettre sait aussi intérioriser l’espace, rendre compte du lieu où elle est écrite (lettre de voyage), imaginer le lieu où elle est expédiée, et peupler ces lieux de figures virtuelles, nées de véritables transferts ou échanges de personnalité. Le roman par lettre (Guilleragues, Boursault et d’autres) a su jouer de ces effets de vraisemblance. D’autre part le texte épistolaire est lui-même un champ fictif où s’affrontent les interlocuteurs, une alcôve où s’embrassent les amants, un théâtre où se déploie un jeu de rôles et de gestes à chaque occasion renouvelé, un espace de représentations où se substituent l’un à l’autre l’abstrait et le concret.
EN :
All kinds of spaces are involved in a letter. As a material object, covered with meaningful signs and empty spaces, the letter passes out of the hand of a sender and reopens under the gaze of a recipient, and through this voyage brings off a fictional face-to-face encounter between two people who actually lie at some remove from one another. In the respublica literaria, the letter became the bearer of humanist values shared by an international network of scholars and the lettered. However, the letter ably served as a vehicle for interiorizing space, taking note of the place in which it was written (e.g., the travel letter), figuring the place to which it was dispatched, and peopling these places with virtual figures born of genuine transfers or swappings of personality. The epistolary novel (Guilleragues, Boursault, and others) successfully played off these effects of verisimilitude. Furthermore, the text in letter form was itself a fictional field on which interlocutors jousted with each other, a bedroom alcove where lovers embraced, a theatre for enacting the continually renewed interplay of roles and gestures, and a space of representations in which the abstract and concrete stood in for one another.
Fictions d’espace
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Espaces arcadiques : esquisse pour une hydrographie pastorale
Françoise Lavocat
p. 153–167
RésuméFR :
Cet article examine quelques réinterprétations du mythe d’Alphée et d’Aréthuse depuis l’Arcadia de Sannazar (1504) jusqu’aux opéras-ballets du début du XVIIIe siècle. Le motif des eaux, — plus particulièrement celui de la légende ovidienne de la course du fleuve amoureux sous la mer, depuis le cour du Péloponnèse jusqu’en Sicile —, a joué un grand rôle dans l’invention du mythe pastoral ; elle a permis de figurer le décentrement, l’idéalisation et l’universalisation de l’Arcadie géographique. L’Arcadia de Sannazar, où le trajet du narrateur, entre sa terre natale et l’Arcadie, suit la route sous-marine de l’Alphée, marque un infléchissement majeur du sens symbolique de la petite fable hydrographique. Lorsqu’elle est transposée sur la scène de théâtre, au début du XVIIe siècle, l’allégorie du lien invisible et de la profondeur se perd, tandis que l’Arcadie se résout de plus en plus à un pur décor. À travers les métamorphoses de la légende, il s’agit de montrer comment l’espace pastoral passe, à la fin de la Renaissance, d’un mode de représentation allégorique au régime de la fiction avant d’être recyclé dans l’univers de la féerie : ce qui se joue dans ce passage, c’est la disparition de l’Arcadie comme métaphore.
EN :
This article examines some reinterpretations of the myth of Alpheus and Arethusa from the time of Sannazar’s Arcadia (1504) to the opera-ballets of the early 18th century. The motif of water — and, more specifically, the Ovidian legend of the undersea river of love flowing from the Peloponnesus as far as Sicily — played a major role in the invention of the pastoral myth. This legend made it possible to figure the henceforth decentred, idealized, and universalized Arcadia of previous geographic fame. Sannazar’s Arcadia, in which the narrator’s journey between his native land and Arcadia follows the undersea course of the Alpheus, marks a major shift in the symbolic meaning of a quaint, “ water-based ” fable. Upon being transposed onto the stage in the early 17th century, the allegory of depth and of the invisible link began to disappear, while Arcadia increasingly, and literally, shrank into the background. This article aims to show how, as this legend underwent a series of metamorphoses in the late Renaissance, pastoral space went from being represented in an allegorical mode to being handled in a fictional mode, before being recycled into the realm of the fairylike. At stake in this evolution was the disappearance of Arcadia as a metaphor.
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Les mutations de l’espace pastoral dans la poésie baroque
Stéphane Macé
p. 169–177
RésuméFR :
Cet article vise à étudier l’évolution du décor et du rôle qui lui est dévolu dans la poésie pastorale de l’âge baroque. Pour ce faire, il est y brièvement fait référence à l’héritage antique et néo-latin, ces périodes ayant progressivement construit le statut rhétorique du locus amoenus. Sont ensuite envisagées les transformations que les poètes baroques font subir à ce décor canonique, tant d’un point de vue thématique (l’émergence du motif de la forêt, du nocturne), esthétique (le poids du cauchemar, la présence récurrente de quelques grands mythes fondateurs) ou technique (la place et le statut de la description). L’évolution du décor n’est pas seulement accidentelle ou ornementale, mais peut parfois, de façon décisive, induire d’importantes modifications formelles, qui permettront de structurer un véritable espace de parole — ce dont témoigne le succès du monologue de déploration ou de sa forme dérivée, le poème d’écho.
EN :
This article aims to study the evolution of décor and of the role reserved for it in the pastoral poetry of the baroque era. To do so, it briefly touches on the heritage of the ancient and neo-Latin periods, during which the rhetorical status of locus amoenus was gradually elaborated. Thereafter, the transformations to which the baroque poets subjected this canonical décor are examined in terms of theme (the emergence of forest and nighttime motifs), aesthetics (the weight of nightmares, the recurring presence of a few major founding myths), and technique (the place and status of description). The evolution of décor is not simply accidental or ornamental, but can occasionally — and decisively — trigger important formal modifications serving to structure a genuine space of speech, as is attested by the success of the monologue of deploration or of its derived form, echo verse.
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« Sçavoir la carte » : voyage au Royaume de Galanterie
Delphine Denis
p. 179–189
RésuméFR :
Le « Royaume de Galanterie » qui s’invente au tournant du XVIIe siècle est alors loin d’être stabilisé : frontières mobiles, capitales concurrentes, habitants encore à recenser en font un espace critique, enjeu de luttes dont témoignent nombreuses fictions allégoriques. Dans ce contexte, le recours à la figuration cartographique possède une double fonctionnalité, dont cet article voudrait examiner les stratégies : fixer un « état des lieux », nécessairement partisan, et ménager aux voyageurs inexpérimentés le moyen de prendre place, à leur tour, dans ce lieu où s’institue une nouvelle catégorie littéraire.
EN :
The “ Royaume de Galanterie”, whose invention dates to the turn of the 17th century, was far from having stabilized. With its shifting borders, competing capitals, and as yet unnumbered inhabitants, the kingdom of gallantry became a critical space, the focus of struggles to which numerous allegorical fictions bore witness. In this context, the use of cartographic representation was endowed with a dual purpose whose underlying strategies it is this article’s objective to examine ; they were to : draw up a necessarily partisan “ state of things ” and, likewise, afford inexperienced travellers the means with which to take up a position in this setting in which a new literary category was being instituted.
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Espaces capricieux et évidence chez Saint-Amant
Guillaume Peureux
p. 191–200
RésuméFR :
La réception de la poésie de Saint-Amant repose apparemment sur un paradoxe : on la dit fantaisiste, bigarrée, burlesque, et l’on en vante aussi la puissance de représentation. Il semble que cette poésie octroie à son lecteur un regard tout à fait nouveau sur le monde, même quand elle en semble le plus éloignée : les compétences des lecteurs, le statut particulier accordé à la voix du poète ou du narrateur, la richesse polyphonique des styles qui se croisent sont autant de facteurs d’une forme d’illusion de réalité. Tout se passe comme si le détour de l’inédit permettait de saisir le grain du monde, sur le modèle, en quelque sorte, de l’anamorphose.
EN :
The reception of Saint-Amant’s poetry would appear to rest on a paradox : it is said to be fantastic, jumbled, and burlesque, and at the same time its power of depiction has been much vaunted. His poems seem to afford the reader an entirely new way of viewing the world, even when they are at the furthest possible remove from it. The illusion of reality takes form through such factors as the competence of the reader, the peculiar status accorded the voice of the narrator or the poet, and the polyphonic richness of interwoven styles. Altogether, it is as though the circumventions into the realm of the unheard-of made it possible to perceive the grain of the world, somewhat after the fashion of anamorphosis.
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Espaces et comédie au XVIIe siècle
Véronique Sternberg
p. 201–215
RésuméFR :
La renaissance du genre comique au XVIIe siècle est liée à la définition d’un espace. Ne possédant ni l’autorité d’une présence continue dans l’histoire, ni le prestige d’une dignité littéraire, la comédie doit définir son espace générique, se positionner par rapport aux esthétiques voisines ou concurrentes. Recherche d’un ton, d’un champ de représentation et d’un discours sur le monde : l’histoire de la comédie au XVIIe siècle est celle de la quête d’un tracé, susceptible d’asseoir l’identité du genre sans l’enfermer dans des limites étroites. Ce travail s’est fait par la conjugaison et l’alternance subtile de deux mouvements contradictoires : l’un expansif ; l’autre restrictif et réflexif, incitant les auteurs à définir la singularité du genre. Le mouvement d’expansion commence par une transgression des limites de l’espace comique hérité de la tradition antique : celui du « bas » — corporel, social, moral. La comédie se fonde ainsi moins sur la définition d’un espace que sur son traitement : elle cultivera la vérité de la peinture, qu’elle opposera à la stylisation des grands genres. Se comprenant comme un espace distinct de celui du salon ou de la cour, elle construit aussi progressivement son propre discours esthétique et moral sur la galanterie, la raison, l’honnêteté, les plaisirs et la vertu. Elle adopte désormais un point de vue singulier, et son ancrage dans l’espace se confondra désormais avec la singularité de ce regard.
Et c’est à partir de cette relation critique singulière à l’espace du monde que la comédie peut à nouveau songer à la variété, à la fantaisie, à la transgression des bornes qu’elle s’est assignée. La comédie-ballet peut ainsi être interprétée comme un jeu virtuose sur les espaces : le lieu de la comédie est celui de la norme et de la critique du ridicule ; celui du ballet, l’espace de la fantaisie poétique du fou, de la variété esthétique et du monde renversé. Entre définition normée des espaces à l’aune de la raison et transgression jubilatoire de ces mêmes limites, la comédie entretient donc, avant tout, une relation ludique à l’espace.
EN :
The renaissance of the comic genre in the 17th century was bound up with the delimitation of a space. Possessing neither the authority of a continuous presence in history nor the prestige of literary pedigree, the space of comedy had to be defined in terms of a genre positioned vis-à-vis its aesthetic neighbours or competitors. In the quest for a tone, a field of representation, and a discourse on the world, the history of comedy in the 17th century resembles the plotting of a course on which the identity of the genre could be founded while also preventing it from becoming too narrowly confined. This route was negotiated through a combination of, and subtle alternation between two contradictory movements, the one being expansive and the other restrictive and reflexive. In this process, the comic authors were prompted to define the singular features of this genre.
The movement of expansion began with a transgression of the limits of the comic space inherited from Antiquity, held to be the province of the “ low ” — be this corporeal, social, or moral in nature. Comedy thus came to be based less on the definition of a space than on the way it handled this space ; it cultivated the truth of portrayal and depiction in opposition to the stylization characterizing the major genres. As comic theatre came to be understood as a space distinct from that of the salon or the court, it also gradually constructed its own aesthetic and moral discourse on gallantry, reason, honesty, the pleasures, and virtue. At that point, it acquired a singular point of view and, in turn, its anchoring in space became intertwined with the singularity of its gaze.
On the basis of this singular, critical relationship to the space of the world, comedy could once again contemplate variety, fantasy, and transgression of the limits it had been assigned. Thus, the comedic ballet can be interpreted as a virtuoso play on spaces : the place of comedy was that of the norm and of the critique of the ridiculous ; the place of ballet was the space of the poetic fantasy of the mad, of aesthetic variety, and of the world turned upside down. Between, on the one hand, the normed definition of spaces according to the criteria of reason and, on the other, the jubilatory transgression of these same limits, comedy maintained, first and foremost, a playful relation to space.
Images et imaginaire de l’espace
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L’imagination de l’espace entre argumentation philosophique et fiction : de Gassendi à Cyrano
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Le monde de Fontenelle
Alain Niderst
p. 241–248
RésuméFR :
L’espace de Fontenelle est d’abord un espace cosmique. Trois principes l’organisent : l’empirisme, hérité de la scolastique, l’éternité et la divisibilité de la matière, l’assimilation de l’univers à une machine, dont le mouvement a été donné et est surveillé par Dieu. Fontenelle, dans les Pastorales et dans ses opéras, est un poète du ciel et du mouvement des planètes. Cette splendeur se ramène aux grands principes que nous avons mis en évidence et surtout au mécanisme et aux tourbillons cartésiens. Ainsi l’univers est comparable à une montre. Il y a la beauté d’une scène d’opéra et l’éclat d’une « feuille d’or ». Mais le philosophe enlève la feuille et discerne dans les merveilles théâtrales le jeu des poids et des contrepoids. Ce serait triste : la littérature pare le mécanisme, comme Dieu le cache sous les beautés de la nature. Il en est de même en morale : notre vie serait fort triste sans les plaisirs qui l’animent.
EN :
Fontenelle’s space is, to begin with, a cosmic space. It is organized according to three principles : empiricism (inherited from scholasticism) ; eternity and the divisibility of matter ; and the likening of the universe to a machine whose movement has been given and is watched over by God. In his Pastorales and operas, Fontenelle was a poet of the heavens and of the movements of the planets. This splendour can be reduced to the three above-mentioned principles, and, above all, to mechanicism and Cartesian vortices. Thus, the universe may be compared to a watch. It is as beautiful as a scene from opera and has the lustre of gold leaf. The philosopher, however, lifts away this leaf and discerns the interplay of weights and counterweights underlying the marvellous world of theatre. In this apparently unhappy view, the watch works are overlaid by literature, in the same way they are concealed beneath natural beauty by God. Likewise, in the case of morals, we would lead a dreary, clocklike existence if there were no pleasures to make it lively.
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L’espace dans la littérature de voyages
Sylvie Requemora
p. 249–276
RésuméFR :
Les récits de voyage permettent une exploration de l’espace terrestre et maritime qui dépasse vite la dimension purement géographique et mathématique. Ils permettent de produire un discours viatique sur l’espace (rendant compte de l’espace, le représentant, l’appréhendant, le circonscrivant, pour esquiver une axiologie et une taxinomie), tout en suscitant un imaginaire de l’espace (mettant en place une poétique qui a un véritable impact sur les autres genres littéraires) et en développant une nouvelle symbolique (interprétant l’espace inconnu en lui construisant un sens inséparable du lieu connu d’origine). L’esapce dans la littérature de voyage reflète donc l’interférence des imaginaires, des expériences et des écritures, comme lieu privilégié de compréhension d’une certaine « modernité » du XVIIe siècle, créant et métamorphosant sans cesse en fonction d’expériences nouvelles. Il est à la fois taxinomique, axiologique, imaginaire, mental et symbolique.
EN :
Travel accounts give rise to an exploration of terrestrial and maritime space that quickly extends beyond a purely geographical and mathematical dimension. They make it possible to produce a viatical discourse on space (whereby space is taken into account, is represented, apprehended, and circumscribed with the objective of sketching out an axiology and a taxonomy) while, at the same time, stimulating an imagination of space (whereby a poetics having a genuine impact on other literary genres is deployed) and developing a new symbolism (whereby an unknown space is interpreted through a constructed meaning that is inseparable from a known place of origin). Thus, space in travel literature reflects the intersecting of imaginary worlds, experiences, and writings, and thus represents a valuable vantage point for grasping a certain “ modernity ” of the 17th century. In the intersecting process, space can be seen to be ceaselessly creating and metamorphosing in reaction to new experiences. The discourse on space in the travael accounts is taxonomic, axiological, imaginary, mental, and symbolic all at the same time.
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L’espace dans les utopies littéraires du règne de Louis XIV
Pierre Ronzeaud
p. 277–294
RésuméFR :
Cette enquête sur les utopies de Foigny, Veiras, Gilbert, Fontenelle et Tyssot de Patot considère l’espace utopique à partir de points de vue successifs et complémentaires. Premièrement, c’est dans une optique narratologique que sont examinés les relations de voyages qui conduisent les découvreurs vers des territoires utopiens, et les récits de retour en Europe, pour mettre en évidence les structures viatiques et les stratégies d’authentification récurrentes qui déterminent des trajets de lectures similaires. En deuxième lieu, dans une optique géographique, on s’attache à l’analyse du lieu utopien dont la topographie et l’onomastique reflètent plus qu’une cohérence géographique, les visions ou les obsessions qui informent l’imagination des utopistes. Dans une optique politique, le troisième temps de notre étude tend à considérer l’espace comme une extension du corps social dont la perfection est projetée dans l’urbanisme et l’architecture, selon des schèmes culturels hérités et détournés : isométrie, circularité, équilibre hiérarchisé, etc. Enfin, d’un point de vue esthétique, l’enquête part de l’exemple des fleurons que constituent les palais et les temples dans les relations utopiques : espaces symboliques qui donnent à découvrir, par delà l’aporie d’un art utopien vraiment nouveau, un réemploi des modèles européens, écrire l’autre n’étant que réécrire autrement le même. Le seul espace que nous explorons jamais est celui de nos représentations.
EN :
This inquiry into the utopias of Foigny, Veiras, Gilbert, Fontenelle, and Tyssot de Patot considers utopian space from a series of complementary points of view. First, the narratives of the voyages that took discoverers to utopian territories as well as the accounts of the return to Europe are examined from a narratological perspective in order to bring out the recurrent viatical structures and authentication strategies that direct similar reading paths. Second, a geographical perspective is used to analyze utopian space, whose topography and onomastics reflects, aside from geographical coherence, the visions and obsessions that informed the imagination of utopian writers. The third section of this article views, from a political perspective, space as an extension of society whose perfecting was projected onto urban planning and architecture according to inherited and redirected cultural schemas : isometry, circularity, hierarchically ordered equilibrium, etc. Finally, this inquiry adopts an aesthetic point of view to develop the example of the crowning glories represented by palaces and temples in utopian travel narratives. These symbolic spaces reveal, beyond the absence of a truly new utopian art, a re-use of European models, whereby writing the Other amounts to nothing more than writing the same — otherwise. The only space we never explore is that of our representations.
Analyses
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Les hypertextes en questions : (Note sur les implications théoriques de l’hypertextualité)
Frank Wagner
p. 297–314
RésuméFR :
Cet article consiste en un examen des tenants et aboutissants des écritures hypertextuelles en mode narratif au XXe siècle. Y sont successivement analysées les limites de l’hypertextualité (par rapport aux notions d’intertextualité, de métatextualité, d’architextualité et de paratextualité) et ses conséquences pour le sujet-écrivant comme pour la société qui accueille et consomme ces productions particulières. L’enquête vise ainsi à ébaucher un panorama des implications poétiques, socio-psychologiques, socio-historiques et épistémologiques de l’activité de réécriture hypertextuelle — sans pour autant négliger sa dimension proprement esthétique.
EN :
This article consists in an examination of the ins and outs of hypertextual writings in the narrative mode during the 20th century. It successively analyzes the limits of hypertextuality (as compared to the notions of intertextuality, metatextuality, architextuality, and paratextuality) and its consequences for both the writing subject and the society that receives and consumes these particular productions. Thus, this investigation is designed to sketch out an overview of the poetical, sociopsychological, sociohistorical, and epistemological implications of the activity of hypertextual re-writing — without, however, ignoring its specifically aesthetic dimension.
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Sous « la longue logique de l’histoire » : Les métaphores temporalisées : À propos de Bela Jai, de Marc Cholodenko
Lucie Bourassa
p. 315–332
RésuméFR :
La présente étude porte sur un texte de Marc Cholodenko, Bela Jai, qui est une fable sur le temps, l’histoire et la narration. Mettant en scène un personnage d’écrivain, Gaspadin Pissatiel, qui, d’un côté, est le « maître de la longue logique de l’histoire » et abat « les questions au fur que le temps avance irrésistiblement » et, de l’autre, souhaite composer « une histoire sans narration », ce « roman » semble à la fois réitérer et contester l’axiome de Ricoeur selon lequel « le récit est le gardien du temps ». Pour l’analyser, nous prendrons comme point de départ les conclusions de Temps et récit, dans lesquelles Ricoeur, constatant les limites de l’intrigue face au mystère de la temporalité, fait l’hypothèse que d’autres aspects du discours viennent relayer la narration lorsque celle-ci ne peut plus dire le temps : il songe alors à des « échanges » entre refiguration narrative et redescription lyrique (métaphore, louange et plainte). C’est bien à la faveur de tels échanges que Bela Jai propose sa réplique particulière aux énigmes du temps : cependant, les échanges n’impliquent pas seulement le dispositif narratif et les métaphores, mais également d’autres modes de signification que Ricoeur n’aborde pas, notamment le rythme.
EN :
The present study deals with a text by Marc Cholodenko, Bela Jai, which is a fable about time, history, and narration. This novel presents the character of Gaspadin Pissatiel, a writer who, on the one hand, is the “ master of the long logic of history ” and clears away “ questions in pace with the irresistible advances of time ”, and who, on the other hand, wishes to compose “ a history without narration ”. As such, it appears both to reiterate and contradict Ricoeur’s axiom according to which “ narrative is the guardian of time ”. As a basis for my analysis, I draw on the conclusions of Time and Narrative, in which Ricoeur, noting the limits of plot in terms of dealing with the mystery of temporality, hypothesizes that other aspects of discourse takes over from narration whenever the latter is no longer able to (literally) tell time. He then takes up “ transfers ” between narrative refiguration and lyric redescription (metaphor and songs of praise and lamentation). Such transfers very much enable Bela Jai to propose its particular answer to the riddles of time. However, they involve not only a narrative system and metaphors but also other modes of meaning that are not taken up by Ricoeur, rhythm in particular.