Volume 33, numéro 2, été 2001 Antoine de Saint-Exupéry Sous la direction de Geneviève Le Hir
Sommaire (13 articles)
Études
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Présentation
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La création chez Saint-Exupéry
Michel Quesnel
p. 13–26
RésuméFR :
Les trois claviers de la création chez Saint-Exupéry : la narration, la méditation, la poésie. Le narrateur - Minceur de l'intrigue dans les premiers romans. Des fictions romanesques aux chroniques. Des personnages aux figurants, aux marionnettes, aux pervers et aux maniaques. L'avion s'efface puis disparaît. Refus délibéré de la narration consacrée à l'écorce des textes dans l'oubli de l'essentiel. Le penseur - À l'origine, la hantise de la pesée et de la propagation de l'inorganique. De la prolifération de la forêt vierge à la destruction des ponts en guerre. Rêve de réunir les points cardinaux dans un réseau postal aérien qui empêche le monde de se défaire et transforme une terre inhabitable en terre des hommes. De la conscience volontaire de Rivière à l'esprit de Mozart-enfant, équilibre de la rigueur logique des mathématiques et de l'initiative rêveuse dont il procède. Les déviations de l'intelligence. Citadelle résume ce procès et pointe les facteurs de désagrégation et les architectures qui sont forces de cohérence. Peut-on dégager un type d'homme exupéryen ? Nullement. L'homme n'est pas à imiter, mais à créer. Le poète - " Je crois si fort à la vérité de la poésie " : seule vérité qu'il établisse en absolu. La donnée onirique majeure : la hantise de la maison et ses métamorphoses. La dialectique de l'avion et de la maison, du nomade et du sédentaire. Conclusion- L'apologue des jardiniers.
EN :
The three keyboards of creation in Saint-Exupéry : narration, meditation, poetry. The narrator - The thinness of the plot of novels. From the romantic fictions to the chronicles. From the characters to the shadows, to the puppets, to the evil-doers and the faddists. The plane fades and disappears. The deliberate refusal of narration dedicated to the crust of text and thus neglecting the main points. The thinking man - Meditation originates from obsession of weight and the spreading of the mineral. From the proliferation of the virgin forest to the blowing of bridges at war. Dream to gather the points of the compass into a network of postal flying routes which prevents the world from decaying and turns an inhospitable land into a land meant for men. From the willing awareness of Rivière to the spirit of the young Mozart, a delicate balance of the logical exactness of Mathematics and the musing initiative from which it arises. The deviation of intelligence. Citadelle resumes the process and, through pointing out the factors of disintegration, calls attention as well to the architectures which areunifying forces. Can the essence of man according to Saint-Exupéry be brought out from this study ? Not in the least. Man is not to be copied but to be created. The poet - " I so strongly believe in the truth of poetry " : the one and only truth that he asserts. The major subject of his musings : the obsession of the house and its metamorphoses. The dialectic of the plane and the house, of the wandering man and the sedentary one. Conclusion - The fable of the gardeners.*
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Le dialogue avec l’enfance dans Le petit prince
Nicole Biagioli
p. 27–42
RésuméFR :
Livre pour enfants ou livre pour adultes ? Le succès du Petit prince pose le problème de son statut littéraire et pragmatique. Nous montrons qu'il s'adresse à deux publics distincts, quoique abstraits : les enfants acteurs des apprentissages premiers symboliques (image, langage) et logiques, et les adultes régressant à un stade infantile à la suite d'un trauma psychologique. En les associant par le biais de la fiction en une cible unique, Saint-Exupéry a anticipé une découverte majeure des sciences du comportement. Les postures conversationnelles enfant parent adulte structurent la communication inter- comme intra-subjective, et conditionnent l'acquisition des conduites de changement.
EN :
Is Le petit prince addressed to children or adults ? Being such a best-seller, the book invites more investigations about its literary and discursive features. It actually talks to different publics, both existing as distinct entities : children stepping into fundamental learning, symbolic (words, pictures) as well as logical, and adults regressing to an infantile stage owing to psychological pain. Joining the two together in a single addressee, by means of fiction, Saint-Exupéry announced one of behaviourism's chief discoveries. Conversational characters of child, parent and adult shape communication with the self and with others, and help free deeply locked up minds.
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Le petit prince de Saint-Exupéry : du conte au mythe
Anne-Isabelle Mourier
p. 43–54
RésuméFR :
Dans Le petit prince, l'écriture de l'âme mue le testament spirituel en parole sacrée. Par la fermeté de sa construction à l'image d'un scénario initiatique, par la qualité de son horizon métaphysique, le récit prend la forme d'une quête et véhicule une mémoire, une morale, une formation. La force du message humaniste charrié par le conte érige ainsi le mythe. Si Le petit prince semble inviter à la magie du merveilleux, cheminer avec lui impose la gravité et la profondeur du conte philosophique, et conduit ainsi à une permanente tentative de compréhension du mystère de notre existence.
EN :
In The Little Prince, considered as a writing of the soul, Saint-Exupéry transforms his spiritual testament into a sacred text. Endowed with a metaphysical horizon and the structure of an initiatory quest, this story serves as a founding narrative transmitting a memory, a moral and an education. As the receptacle of a spiritual experience and of the noble humanism of its creator, the story becomes a myth. Although The Little Prince seems initially to invite us to become part of the magic of a marvellous universe, as the narrative unfolds and become more philosophical, we are enjoined to take part in a perpetual effort to understand the mystery of our own existence.
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Saint-Exupéry, « Pic de la Mirandole du XXe siècle »
Michel Brethenoux
p. 55–81
RésuméFR :
Saint-Exupéry, mathématicien avéré mais aussi prestidigitateur, pouvait-il confondre numéros et mystères des nombres ? Sous la carapace, l'ami de Léon Werth sait : son Petit prince, conte initiatique, appelle à l'éveil. Dépassant une pédagogie de jeux pour enfants, une grille, structuraliste ou autre… il projette le lecteur dans une quête quasi pythagoricienne. Ces 27 chapitres foisonnent de chiffres. Cette fleur à trois pétales, égale à rien du tout, cette caisse à trois trous, tabernacle du mouton, ces trois arbustes, les astéroïdes numérotés, le 6 qui scande le récit sont-ils le fruit du hasard ?... Au nom de quoi interdire l'exploration numérologique, et même l'exploitation de deux 6, lesquels, accolés en 69 et couchés, figurent le Cancer, en sanscrit karkatakam, c'est-à-dire le Serpent, indispensable à la digestion ? Si Le petit prince nous paraît intemporel, c'est que son langage suit la tradition et reste chiffré.
EN :
Did Saint-Exupery, a recognised mathematician, really play with figures ? Right in the middle of the war, he certainly did, either to exorcise his primeval anguish or to ward off the death with which he constantly rubbed shoulders. Yet one must not mistake numbers for figures which are rife with mysteries. Leon Werth's friend knew the difference : in Le petit prince, he summons us to a kind of Pythagorean awakening. Are the figures teeming throughout the 27 chapters the result of a juggler's skill ? Is this ethereal three petalled flower, apparently signifying nothing, the fruit of hazard ? Are those three holes in the little box - with a lamb in it - those three neglected shrubs, the numbers allotted to the asteroids... the products of pure Chance ? Should we, more especially, skip the leitmotiv figure 6 ? Why ban symbolic exploration, especially in the case of the two 6's, which, as a " 69 ", denote the Cancerian - and may suggest a foetal or nocturnal portrait of the author ?
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L’éternité chez Saint-Exupéry
Jeanne Kerneff
p. 83–95
RésuméFR :
L'éternité, souvent mentionnée dans l'œuvre de Saint-Exupéry, y est diversement sollicitée. Parfois simplement appelée à souligner le contexte, elle est maintes fois associée à la sensibilité ou à la réflexion de l'auteur, qu'elle accompagne de ferveur et de poésie, sans toutefois la faire bénéficier de l'apport d'une notion rigoureuse.
EN :
Eternity, so often mentioned by Saint-Exupéry, appears in the author's works under various guises. Sometimes limited to a simple reminder of the context, it is more often linked to the sensitivity or the introspection of the writer and inspires him to both fervour and poetry. However, despite all the attention devoted to the concept, eternity never receives the rigorous definition one would expect for such a subject of predeliction.
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Le langage, l’écriture et l’action dans Citadelle, ou l’art poétique de Saint-Exupéry
Nelly Ambert
p. 97–111
RésuméFR :
Saint-Exupéry laisse dans Citadelle, son ultime ouvrage, un art poétique riche et cohérent. Il nous y livre ses pensées sur le sens du métier d'écrivain, tributaire de la solidarité qui relie l'écrivain aux autres hommes et consistant à " inventer " des concepts capables d'enrichir leur vision du monde tout en résolvant des contradictions existantes. Il développe parallèlement une réflexion poussée sur le fonctionnement de l'écriture, ses ressorts, ses composants et leurs mécanismes, afin de permettre au mieux la transmission de ce message. Saint-Exupéry aboutit enfin à l'idée que le style est une véritable méthode de compréhension du monde.
EN :
In Citadelle, his final work, Saint-Exupéry shows us a rich and coherent poetics. There, he confides to us his thoughts about the meaning of the writer's craft, seen as tributary of the fellowship binding the writer to other men, and whose goal is to create concepts enriching their vision of the world while solving existing contradictions. At the same time, he also treats at great length the operation of writing, its inner workings, its component parts and their machinery, in order to strengthen the delivery of his message. Saint-Exupéry leads us to draw the conclusion that style is a true method of understanding the world.
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L’œuvre cinématographique de Saint-Exupéry
Paule Bounin
p. 113–124
RésuméFR :
De scénarios en projets de films réalisés et projetés à l'écran, la carrière d'écrivain de Saint-Exupéry est jalonnée par ses rapports avec le cinéma. L'intérêt de ces œuvres, dont certaines n'ont pas dépassé le stade du brouillon, réside dans le fait que leur auteur s'y montre parfois sous un jour très différent de celui sous lequel il se présente habituellement. Le pouvoir évocateur de l'image, qu'il explore comme une nouvelle écriture, fait surgir un univers qui n'est plus celui de l'écrivain que l'on croit connaître. Poète et jardinier, ingénieur en même temps, le personnage de l'Inventeur dans Anne-Marie lui emprunte bien des traits, mais sans doute aussi, dans Igor, l'aventurier à la forte carrure, dont l'ascendant s'exerce sur tous ceux qui l'approchent. Si on retrouve le monde habituel du pilote, celui des bases aériennes, des vols risqués et de la chaude complicité du groupe, ce monde s'élargit de perspectives parfois étranges. L'image cinématographique agit comme un révélateur.
EN :
Ranging from scripts for films planned but abandoned to scripts for films actually shot and shown on the screen, Saint-Exupéry's dealing with cinema has punctuated his career as a writer. The value of those works, some of which have survived in draft form, lies in the fact that the light in which they reveal their author is sometimes very different from the one in which he usually appears to us. The suggestive power of the image he explores like a new sort of writing calls forth a world which is no longer that of the writer we thought we knew. Poet, gardener and engineer, all at the same time, the character of the Inventor in Anne-Marie borrows many of his traits not only from Saint-Exupéry himself, but also, probably, from Igor, the strapping, wide-shouldered buccaneer, bringing his influence to bear on all those who happen to meet him. Again we find the pilot's usual world, that of air-bases, daring flights and the warm partnership of the group, but this world sometimes widens into strange vistas. The cinematographic image acts as a revealing medium.
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À propos d’Oppède de Consuelo de Saint-Exupéry
Geneviève Le Hir
p. 125–144
RésuméFR :
Pourquoi proposer une lecture d'Oppède, ce roman quasi inconnu que Consuelo de Saint-Exupéry publia en 1945 chez Brentano's, et chez Gallimard en 1947 ? Parce que, sous le couvert de la fiction, Consuelo redonne vie à l'expérience originale qui fut celle du " Groupe d'Oppède ", jeunes architectes et artistes réfugiés après 1940 dans le Lubéron. Parce que ce récit, baigné de fantaisie et de gravité, n'est pas exempt d'autodérision et d'humour, ce qui peut le rendre attachant. Mais aussi parce que s'y rencontrent, dès les premières pages, des réminiscences bien apparentes des textes de Saint-Exupéry.
EN :
Why is it worth reading Oppède, this almost unknown novel by Consuelo de Saint-Exupéry published in 1945 by Brentano's and by Gallimard in 1947 ? Firstly because under the guise of fiction, Consuelo enables the reader to relive the experience of the " Groupe d'Oppède ", young architects and artists who took refuge in the Lubéron after 1940. Secondly because this story, both light-hearted and serious, is peppered with self-derision and humour, which captivates the reader. Last but not least because there are echoes of Saint-Exupéry from the very first pages of this work.
Analyses
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Du temps à l’espace – l’aventure du XXe siècle
Jean-Marc Houpert
p. 147–167
RésuméFR :
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, au moment précis où le temps exerçait l'emprise la plus pressante et la plus oppressante qui soit (voir notamment Darwin, Clausius et Schopenhauer), l'espace me paraît s'être substitué au temps comme expérience première de l'être au monde. Si Rimbaud échoue, certes, dans sa tentative de tuer le temps par une sorte d'accélération éperdue, il est en revanche le premier à le prendre au piège de l'espace, d'un espace poétique fait de simultanéité et de réversibilité.Mallarmé puis Valéry et Apollinaire feront de ce nouvel espace, proprement phénoménologique, le lieu où le Moi (celui de l'auteur comme celui du lecteur) pourra se frayer sa propre voie, à la rencontre ou à l'encontre de lui-même - inaugurant ainsi le XXe siècle au cours duquel l'écriture ne prendra sens, dans une large mesure, qu'à former cet espace où, littéralement, un Moi peut s'inventer.
EN :
My hypothesis is that, during the second half of the nineteenth century, precisely when time was asserting itself so insistently and oppressively, as is emphasised by Darwin's, Clausius's and Schopenhauer's work, space replaced time as Man's primary experience of Being-in-the-world. If Rimbaud fails in his attempt to kill time, through a kind of frantic acceleration, he will, on the other hand, be the first to capture time in space, in a poetic space made up of simultaneity and reversibility.Mallarmé, then Valéry and Apollinaire will make this new space, truly phenomenological, the locus where the self (the author's as well the reader's) be able to effectuate itself, on the way to self-discovery - thus announcing the twentieth century, during which writing will largely derive its meaning from being the space where the self can literally invent itself.
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La rhétorique de l’idiot
Julie Ouellet
p. 169–185
RésuméFR :
Souvent aphasique ou possédant très peu de vocabulaire, le personnage de l'idiot n'est dans la plupart des romans que décrit. Toutefois, certains écrivains ont su lui donner la parole, et ce, dans une prose fortement poétique. Parmi eux se démarquent William Faulkner (The Sound and the Fury), Anne Hébert (Les fous de Bassan) et Suzanne Jacob (Laura Laur) qui, à divers degrés dans leurs récits, ont donné à des personnages d'idiots les rênes de la narration. Tâche ardue puisqu'elle relève du paradoxe ; ces auteurs ont ainsi consacré une section entière de leur roman au " discours " d'un personnage caractérisé par son hermétisme. En s'intéressant au " projet commun " de ces trois auteurs, notre analyse vise à explorer les divers enjeux de l'éloquence du dépossédé.
EN :
The literary character of the idiot, often aphasic or having a poor vocabulary, is in most novels exclusively introduced through descriptions. However, despite the inherent limitations with respect to language, some authors discovered a voice for this figure, a strongly poetical voice. Among those writers, William Faulkner (The Sound and the Fury), Anne Hébert (Les fous de Bassan) and Suzanne Jacob (Laura Laur) each chose an " idiot " to be the first person narrator of a whole section of their novels. Through an analysis of what could be called a project common to the three authors, this article investigates the fashioning of a langage that elevates the idiot's speech to eloquence.