
Volume 24, numéro 3, hiver 1992 La rhétorique Sous la direction de Jean-Claude Moisan, Philippe Heuzé et André Daviault
Sommaire (10 articles)
Études
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Tous les hommes sont mortels, ou, du Locus à l'Elocutio. A propos d'une ode d'Horace
Philippe Heuzé
p. 15–23
RésuméFR :
Si l'on considère l'Ode II, 14 comme le développement d'un lieu commun, l'élaboration du poème apparaît comme la mise en mots du locus . Le travail de l' elocutio y est patent et fructueux. Non seulement les figures abondent, mais, en les repérant et en les définissant, le lecteur est conduit à une plus juste définition du sens et à une appréciation plus précise de l'art d'Horace.
EN :
If Ode II.14 is considered as the development of some common place, the poem's elaboration seems like the putting into words of locus. The role of the elocutio is manifest and fruitful. Not only do rhetorical figures abound, but by locating and defining them, the reader arrives at a more just definition of their meaning and at a more precise understanding of Horace's art.
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Dire la beauté de Dieu : rhétorique et poétique dans le latin médiéval
Alain Michel
p. 25–36
RésuméFR :
La rhétorique peut-elle aider à exprimer l'ineffable? L'antiquité païenne apporte deux leçons opposées. Pour Platon (Phèdre) , la vérité ne peut être atteinte que par la dialectique et le mythe. Pour les poètes, comme Homère, le sublime s'atteint par la simplicité. Quant à la Bible, elle unit toutes les nuances du sublime et de l'humilité. Leçons qui ne seront pas oubliées au Moyen Âge où l'on accordera les traditions antiques et bibliques. Saint Augustin et le Pseudo-Denys, l'un latin, l'autre grec, sont à la source de cette tradition littéraire de la conciliation qui vivra durablement en Europe, et se réalisera d'abord dans la poésie liturgique et religieuse.
EN :
Can rhetoric help at expressing the ineffable? For Plato (Phedra), truth cannot be attained except by dialectic and myth. For poets, like Homer, the sublime is reached through simplicity. As for the Bible, it unites all the distinguishing characteristics of the sublime and of the humble. Lessons that will not be forgotten in the Middle Ages when the classical and biblical traditions will be enjoined. Saint Augustin and the Pseudo-Dionysius, one Latin and the other Greek, are at the root of this literary conciliatory tradition that will last hardily in Europe, and that will first find expression in liturgical and religious verse.
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Au service de l'argumentation : le classement des figures chez Guillaume Tardif
Alex L Gordon
p. 37–47
RésuméFR :
Le Rhetoricae artis ac oratoriae facultatis compendium de Guillaume Tardif est la seconde rhétorique intégrale en langue latine à être publiée par un auteur français. Remaniée dans trois éditions postérieures, elle témoigne d'un intérêt profond pour la tradition oratoire et d'un désir pressant de l'adapter aux besoins contemporains. Tardif montre sa plus grande originalité dans le classement des figures : les divisant selon leur convenance aux différentes parties du discours, il essaie d'envisager le style en fonction du contenu, restaurant ainsi à la rhétorique son unité perdue. Cette ingénieuse tentative a été reprise par Pierre Fabri dans son Grand et Vray Art de pleine rhétorique (1521). L'influence de Tardif a cessé quand le travail de Fabri fut éclipsé dans la deuxième moitié du XVIe siècle par la nouvelle rhétorique ramiste.
EN :
Guillaume Tardif's Rhetoricae artis ac oratoriae facultatis compendium is the second complete rhetoric to be published in Latin by a French author. Reworked in three subsequent editions, the treatise shows a keen awareness of the rhetorical tradition and a strong desire to adapt it to contemporary needs. Tardif's most original innovation lies in his classification of rhetorical figures. By dividing the figures according to their suitability to the different parts of the speech, Tardif attempts to see rhetoric as a whole, with style as a function of content. Ingenious but not always convincing, the attempt was made again by Pierre Fabri in his Grand et Vray Art depleine rhétorique (1521). Tardif's influence wanned when Fabri's work was superseded by Ramist rhetoric in the second half of the sixteenth century.
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Figures et adéquation : dans la doctrine oratoire de Philippe Melanchthon
Christian Mouchel
p. 49–62
RésuméFR :
Soucieux de transmettre une doctrine, théologique et morale, une et sans confusion, Melanchthon s'applique à définir les critères d'une méthode capable de produire et préserver la clarté de la pensée. Il trouve chez les Scolastiques l'outil recherché, la dialectique aristotélicienne, qu'il faut restaurer dans sa forme idéale. Cela reste cependant insuffisant pour la foule des imperiti , uniquement sensible à l'amplification. Pour concilier figures et adéquation, il faut poser une équivalence entre procédures logiques et procédés rhétoriques, rapport que Cicéron réalise le plus parfaitement. Melanchthon conserve cependant à la rhétorique aristotélicienne des symboles le privilège d'une plus grande « proximité » avec les choses. Il lèguera cette oscillation à la rhétorique allemande du XVIe et du début du XVIIe siècle.
EN :
Anxious to transmit a theological and moral doctrine free of confusion, Melanchthon strives to define the criteria of a method able to produce and sustain clarity of thought. In the scholastics he finds the sought-after tool, Aristotelian dialectics, which must be restored to their ideal form. However, this is not enough for the mass of the imperitiwho are sensible only to the amplification of speech. To conciliate the figures of speech on the one hand and appropriateness on the other, some sort of equivalence must be arrived at between logical procedures and rhetorical processes, a relation at which Cicero above all excelled. Melanchthon retains nevertheless for the Aristotelian rhetoric of symbols the privilege of a far greater "closeness" to things. He bequeathed this oscillation between the equivalence of logic and rhetoric and the Aristotelian rhetoric of symbols to the German rhetoric of the sixteenth and of the beginning of the seventeenth centuries.
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Rhétorique néo-latine et culture vernaculaire : les analyses textuelles de Barthélemy Aneau
Kees Meerhoff
p. 63–85
RésuméFR :
La pratique de l'écriture chez Barthélemy Aneau semble dominée par le principe de l'appropriation du discours et du métadiscours d'autrui. Cet article étudie son adoption de la méthode d'analyse littéraire conçue en particulier par le théologien et philologue allemand Philippe Melanchthon. Il montre l'application des principes melanchthoniens d'abord dans les remarques critiques d'Aneau à propos de la Deffence et illustration de Joachim Du Bellay (1550), ensuite et surtout dans le commentaire ajouté à sa traduction en vers (1552) d'une Epistola paraenetica de l'évêque lyonnais saint Eucher. En annexe, reproduction de l'exorde du texte de saint Eucher accompagné d'un « artifice rhétorique » où Aneau suit de très près la terminologie de son maître à penser. L'exemple d'Aneau illustre ainsi une fois de plus le caractère international du renouveau pédagogique et créateur qui eut lieu en France à la Renaissance.
EN :
The practice of writing in the work of Barthélemy Aneau appears to be ruled by the principle of the appropriation of speech and of the signification that others give it to suit their ideas. This article studies how Aneau's practice of writing adopted the technique of literary analysis conceived particularly by the German theologian and philologist Philip Melanchthon. It shows first that Aneau applied Melanchthonian principles in his critical remarks on Joachim Du Bellay's Deffence et illustration (1550), and then, above all, in the commentary that he added to his verse translation (1552) of the Lyonnais bishop Saint Eucher's Epistolaparaenetica. In annex, a reproduction of the exordium of Saint Eucher's text accompanied by a "rhetorical artifice" in which Aneau follows very closely his thought-master's terminology. The example of Aneau thus once more illustrates the international character of the creative pedagogical renewal that occured in France during the Renaissance.
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Le système ramiste et la Scholae Rhemensis Rhetorica de Joannes Morellus
Jean-Claude Moisan
p. 87–104
RésuméFR :
La rhétorique scolaire de la deuxième moitié du XVIe siècle ne peut ignorer l'école ramiste pour sa volonté de mettre de l'ordre dans la confusion des figures et des tropes. Souci pédagogique qui incite des professeurs comme Morellus à emprunter des éléments de l' elocutio à Ramus et à ses disciples, même s'ils sont toujours fidèles à la division traditionnelle de la rhétorique en cinq parties. Une comparaison systématique entre le texte de Morellus et la Rhetorica de Talon (1558) est donc nécessaire pour comprendre l'importance de cette influence, ainsi que le jeu subtil des adaptations d'une théorie à des fins didactiques.
EN :
Rhetoric in the schools of the second half of the sixteenth century cannot ignore the Ramist movement because of its desire to put order into the disarray of figures and tropes. A pedagogical concern that incites professors like Morellus to borrow elements of the elocutio from Ramus and his disciples, even if they are still faithful to the traditional division of rhetoric into five parts. A systematic comparison between Morellus' text and Talon's Rhetorica is thus necessary to understand the importance of this influence and also the subtle play of the adaptations of a theory to didactic ends.
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Le pseudo-sublime de Longin
Francis Goyet
p. 105–120
RésuméFR :
Le Traité du Sublime de Longin est décrypté en fonction des catégories de la rhétorique cicéronienne. Longin est du côté de Cicéron contre les atticistes (Lysias) : son grec pathos ou extase traduit le latin mouere . Mais à l'intérieur de ce cadre commun, Longin cherche à se différencier de Cicéron en privilégiant un sublime de la brièveté et non de la copia. Aux yeux de Quintilien ou de la Renaissance, c'est une illusion : la deinôsis démosthénienne est l' indignatio cicéronienne. En isolant le moment le plus spectaculaire de la copia , Longin déplaît à tous ceux qui veulent enseigner l'architecture des discours.
EN :
Longinus' On the Sublime is decoded according to the categories of Ciceronian rhetoric. Longinus sides with Cicero against the atticists (Lysias): his Greek word, pathos or extasy, translates the latin mouere. But within the limits of this common ground, Longinus attempts to differentiate himself from Cicero by favouring a sublime marked by brevity, rather than by copia. In the eyes of Quintilian or of the Renaissance, such an atttempt is pure illusion. Demonstenes' deinôsis is but Cicero's indignatio. By boxing in the most spectacular aspect of the copia, Longinus displeases all those who wish to further support the role of the structures of speech.
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Pour une véritable histoire de l'éloquence
Brian Vickers
p. 121–152
RésuméFR :
Certains historiens modernes de la rhétorique mésestiment le rôle de l'éloquence : ils oublient que l' elocutio , exercice verbal de la persuasion, était considérée comme la fonction la plus importante. Au Moyen Âge et à la Renaissance, la rhétorique n'avait rien d'une théorie abstraite : il s'agissait d'un outil. Son ignorance du rôle vital de la rhétorique au XVIe siècle fait de l'ouvrage de Wilbur Samuel Howell, Logic and Rhetoric in England . 1500-1700 , un exemple typique de cette approche historique inadéquate. Thomas Whitfield Baldwin rétablit la perspective : tous les écrivains de l'époque avaient étudié l' elocutio et appris systématiquement par cur les tropes et les figures, en Angleterre aussi bien qu'en Europe. La Renaissance, qui redécouvrait les classiques, prenait la rhétorique au sérieux; à la suite d'Isocrate et de Cicéron, elle considérait la parole comme le fondement essentiel de la vita activa , et soulignait sa contribution à la bonne marche de la société.
EN :
Some contemporary historians of rhetoric misrepresent eloquence: they fail to understand that elocutio, persuasive verbal expression, was considered the highest faculty. In the Middle Ages and Renaissance, rhetoric was no abstract theory, but a tool. A typical case of inadequate historical approach is Wilbur Samuel Howell's Logic and Rhetoric in England. 1500-1700, which ignores the vital role of rhetoric in the sixteenth century. A corrective view is given by Thomas Whitfield Baldwin. All writers of that period had attended lessons in elocutio and memorized their daily share of figures and tropes, in England as well as in Europe. The Renaissance, with its re-discovery of the classics, took the rhetoric texts seriously, and in the same spirit as Isocrates and Cicero, speech was valued as the essential attribute for the vita activa, contributing to the proper functioning of society.