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La viande de renne a toujours été, et est encore souvent, l’un des principaux produits du régime alimentaire des Autochtones tchouktches, ainsi que leur aliment préféré. Comme l’écrit V. G. Bogoraz (1991, 126), « la nourriture habituelle des Tchouktches est la viande de renne ». Les éleveurs de rennes d’aujourd’hui, et les personnes issues de familles d’éleveurs de rennes ne peuvent pas imaginer leur vie sans viande de renne, et en consomment généralement tous les jours. Toutefois, les pratiques alimentaires sont considérablement modifiées et redéfinies par les habitants sous l’influence de processus régis par des structures plus larges, telles que l’État ou l’économie de marché. Comme l’a noté J. Goody (1982, 38), les caractéristiques des « manières de s’alimenter (food-ways) ou des systèmes alimentaires sont liées aux situations socio-économiques plus larges » de telle ou telle région. Ainsi, en Tchoukotka, dans le contexte de la marchandisation de l’élevage de rennes et du développement de divers projets d’infrastructures, les propriétés gustatives de la viande de renne et la relation des hommes à la viande et aux animaux sont en train de changer. Dans cet article, nous nous concentrerons sur l’analyse du processus d’abattage de rennes et comparerons les pratiques mises en oeuvre dans la toundra avec celles utilisées dans l’abattoir. Cette comparaison révélera les liens réciproques qui existent entre la relation aux rennes domestiques immédiatement avant, pendant et après l’abattage et la saveur de la viande produite à partir de ces animaux dans le nord-est de la Tchoukotka.

Les matériaux ethnographiques concernant l’abattage de rennes en Tchoukotka ont été recueillis par nos soins de 2017 à 2019 lors de trois expéditions d’une durée totale de six mois. Outre un séjour dans la capitale de la Tchoukotka, Anadyrʹ, nous avons travaillé dans le district d’Ioultine (Iul’tin) de la Région autonome de Tchoukotka : dans le village d’éleveurs de rennes d’Amgouèma et dans les campements d’hiver et d’été des brigades de la toundra d’Amgouèma (Amguèma), ainsi que dans le village côtier de Noutèpèlmène (Nutèpèl’men), et dans le centre du district : dans la commune urbaine d’Ègvekinote (Ègvekinot).

Le district d’Ioultine en général, et plus particulièrement Amgouèma, est le plus grand centre d’élevage de rennes en Tchoukotka. Le village abrite l’entreprise agricole municipale unitaire Amgouèma (Municipalnoe unitarnoe Sel’skohozjajstvennoe predprijatie MUP SXP ‘Amguèma’), qui a succédé à l’ancien sovkhoze « Poljarnik ». Dans le discours officiel, cette entreprise d’élevage de rennes est considérée comme exemplaire et l’une des plus performantes de la région. À Anadyrʹ, notamment, les employés du Complexe alimentaire Poljarnyj et du Complexe de production et de commercialisation de Novomariinskij (Novomariinskogo torgovo-proizvodstvennogo kompleksa) —ces entreprises produisent et commercialisent de la viande de renne ‒ ont souligné qu’Amgouèma était l’un des principaux fournisseurs de viande brute de haute qualité. Les habitants ordinaires d’Anadyrʹ, eux aussi, préfèrent souvent la viande de renne d’Amgouèma à celle des autres villages[1]. En 2015, l’entreprise agricole municipale Amgouèma a été élue « Entreprise de l’année en Russie ». Mais l’attitude des habitants des villages voisins envers Amgouèma est également révélatrice. Le village côtier de Noutèpèlmène, comme Amgouèma, faisait autrefois partie du sovkhoze Poljarnik. Sa population se plaint que le village d’éleveurs de rennes d’Amgouèma « se soit approprié toutes les ressources de l’ancien sovkhoze », s’enrichissant ainsi aux dépens des villages voisins qui y étaient également rattachés. Les habitants du district d’Ioultine insistent sur le fait que les éleveurs de rennes d’Amgouèma reçoivent des salaires parmi les plus élevés du district, sont bien approvisionnés et disposent des équipements nécessaires. Il faut noter que la plupart des éleveurs de rennes de l’entreprise ont un logement à Amgouèma, conservent leurs biens au village et font constamment des allers-retours entre le village et la toundra. En 2017-2018, trois brigades d’élevage de rennes sur six étaient situées assez près du village ‒ le trajet prenait deux à quatre heures en véhicule tout-terrain, voiture, quad ou motoneige. Le village lui-même est situé sur la route d’Ioultine, qui relie le port maritime d’Ègvekinote à la partie continentale du district. Grâce à cette route, les habitants d’Amgouèma, ainsi que les éleveurs de rennes, peuvent rejoindre le centre du district en bus ou en voiture en deux heures, si le temps le permet. La route est régulièrement déneigée et entretenue, mais il arrive que le trafic soit fortement ralenti ou complètement interrompu en raison de blizzards ou de glissements de terrain.

Le village de Noutèpèlmène est situé sur la côte de la mer des Tchouktches ; son activité est tournée vers la chasse aux mammifères marins. Aujourd’hui, y est enregistrée et participe à la chasse aux animaux marins l’entreprise communautaire territoriale et riveraine (territorial’no-sosedskaja obščina) appelée « Ankalyt ». Néanmoins, les éleveurs de rennes de la 7e brigade (le numéro de cette unité remonte à l’époque soviétique) se rendent également à Noutèpèlmène, car ils y ont des parents, et ils campent parfois assez près du village. Dans l’ensemble, ce village côtier est largement isolé du centre du district et de la capitale. Nutèpèlʹmen n’est accessible par voie terrestre qu’en véhicule tout-terrain, TRECOL[2] ou motoneige à travers la toundra, mais la voie est bloquée au printemps par les rivières en crue. Le trajet jusqu’au centre du district, selon les conditions météorologiques, peut prendre d’une demi-journée à plusieurs jours. Noutèpelmène est également relié à Ègvekinot par voie aérienne : une fois par mois en automne, en hiver et au printemps, et deux fois par mois en été, un hélicoptère transporte au village des personnes, des marchandises, des médicaments, le courrier, mais aussi des colis de parents.

De façon générale, tous les lieux mentionnés – Amgouèma, Noutèpèlmène, Ègvekinote, les campements dans la toundra ‒ sont étroitement liés les uns aux autres sur le plan historique. Les carnets de l’ethnographe soviétique V. G. Kuznecova, qui voyagea avec les éleveurs de rennes d’Amgouèma de 1948 à 1951, contiennent des informations sur les liens et les relations d’échange entre les Tchouktches côtiers et les Tchouktches à rennes de la région (Kuznecova, 1948-1951 ; Vaté, 2005). Aujourd’hui, il existe des relations de parenté, d’amitié et professionnelles entre les habitants des localités indiquées. Les gens, et avec eux la nourriture et d’autres objets matériels, se déplacent constamment entre ces lieux (Davydova et Davydov 2020, 67-73). Cette mobilité des produits et des personnes répond aux besoins nutritionnels, car le fait de se trouver dans un endroit particulier détermine l’accès à certaines ressources alimentaires. On peut citer, par exemple, la rareté des produits de la mer pour les éleveurs de rennes, mais aussi l’accès limité à la viande de renne pour les habitants de la côte (en effet, celle-ci n’est pas vendue dans les magasins des villages). En réalité, cette réciprocité alimentaire contemporaine comporte plusieurs niveaux, et les acteurs de l’échange sont à la fois les habitants de différents villages, la population du centre du district, les habitants de la toundra, mais aussi les personnes « du continent[3] » (Davydova 2019, 1408-1424). Vous trouverez ci-dessous quelques exemples, tirés de notre expérience de terrain, illustrant les restrictions d’accès à la nourriture dans les différents lieux de la région. Cette description nous permettra également d’analyser les représentations locales des différentes nuances de saveur de la viande de renne.

La viande de renne « de la toundra » et « de l’État »

Chaque fois que nous sommes allés à Amgouèma, ainsi que dans d’autres endroits de la Tchoukotka, un problème nous a préoccupé de manière plus ou moins lancinante. La plupart de nos pensées, sentiments et actions étaient liés à la nourriture et aux provisions. Cela est dû en grande partie au fait que nous avons passé les trois expéditions avec notre fils. Même si l’une de nos tâches consistait à collecter des matériaux sur l’évolution du régime alimentaire des Tchouktches dans le cadre d’un projet de la Fondation scientifique russe (Rossijskij Naučnyj Fond), nous devons admettre que nous pensions à la nourriture non pas tant comme des anthropologues étudiant les pratiques alimentaires locales et leur dynamique, mais comme des parents dont l’enfant perdait systématiquement du poids.

Il avait un an et dix mois lors de la première expédition, 2 ans et demi lors de la deuxième, et 3 ans lors de la troisième. Ayant décidé d’emmener avec nous notre fils dans un voyage aussi long et lointain, nous jugions essentiel qu’il soit bien nourri et de manière équilibrée. Cet objectif a été cependant difficile à réaliser. Nous avons été confrontés à de nombreux problèmes : la gamme de produits disponibles dans les magasins des villages était plutôt limitée (par rapport au nord-ouest de la Russie), les produits étaient souvent de mauvaise qualité, et les marchandises en vente étaient souvent périmées. En général, la nourriture à laquelle notre fils était habitué et qu’il aimait manger à la maison n’était pas disponible en Tchoukotka. Il était notamment très difficile d’acheter de la bonne viande (telle que nous l’entendions). Parfois, il n’y avait pas du tout de viande en vente dans les magasins du village. Lorsqu’il y avait du poulet, du porc ou du boeuf congelé dans les rayons, leur qualité laissait à désirer. Par exemple, le produit pouvait ne pas comporter d’information sur la date de fabrication, quand il n’était pas clairement indiqué qu’il était périmé. Nous avions donc prévu de nourrir notre enfant avec de la viande de renne locale, le produit le plus frais.

Toutefois, la viande de renne, comme nous l’avons mentionné plus haut, n’est pas vendue dans les magasins d’Amgouèma ou de Nutèpèlmène. Même dans le centre du district, c’est un produit rare. Assez rapidement, nous avons trouvé d’autres moyens de l’acheter : à Amgouèma, il est possible de s’en procurer au « bureau » [kontora], comme les habitants appellent le bâtiment où se trouvent les bureaux de la direction, le personnel de gestion, le service comptable, l’atelier de réparation des équipements et le garage de l’entreprise d’élevage de rennes[4]. N’importe qui peut se rendre chez le magasinier du département de la comptabilité pendant les heures de travail et acheter des produits carnés dans l’entrepôt. Diverses parties de carcasses, sous-produits et viandes hachées y sont vendus sous forme congelée. En général, on peut y acheter de la viande provenant de l’abattage du troupeau destiné à la vente[5], qui a lieu à l’automne.

Nous avons essayé à plusieurs reprises et avec une certaine insistance d’acheter cette viande de renne pour la consommation personnelle de notre famille, mais nous n’y sommes jamais parvenus. Lorsque nous sommes allés au service de la comptabilité pour acheter de la viande, une des employées nous a dit qu’il valait mieux que nous n’en achetions pas, car elle était « mauvaise ». Elle nous a assuré qu’elle nous donnerait de la viande hachée, savoureuse et fraîche, qu’elle préparait elle-même. Et de fait, le lendemain, elle nous a offert du hachis de renne. Par la suite, chaque fois que nous avions l’intention ou tentions une énième fois d’acheter de la viande, une personne apparaissait au bureau et nous offrait elle-même la portion de viande de renne dont nous avions besoin. Par exemple, le matin, nous pouvions trouver un sac en polyéthylène contenant de la viande sur la poignée de la porte de la maison où nous logions. Ces épisodes et les actions des gens nous ont fait prendre conscience que la viande d’abattage commercial stockée dans l’entrepôt n’était pas perçue par les habitants comme tout à fait correcte ou normale, et qu’elle était achetée à titre exceptionnel, lorsqu’il n’était pas possible d’obtenir de la viande par d’autres moyens.

La situation décrite ci-dessus démontre que la population locale perçoit différemment la viande de la toundra et la viande de renne produite à l’abattoir, qu’elle appelle viande « de l’État ». Cette dernière s’avère à tout le moins peu savoureuse, et parfois même pas tout à fait comestible. Les habitants d’Amgouèma affirment que la viande de la toundra est « plus savoureuse », « plus nutritive » et « plus aromatique ». La viande, le sang et les entrailles des rennes d’un troupeau commercial ont, selon leur propre dire, « une odeur déplaisante ». Une femme qui vit aujourd’hui à Ègvekinote, mais qui est née dans une famille d’éleveurs de rennes, a avoué qu’elle ne pouvait pas croire les gens venant d’ailleurs qui prétendaient que la viande de renne sentait mauvais, jusqu’à ce qu’elle goûte elle-même la viande « de l’État », c’est-à-dire le produit obtenu lors de l’abattage massif d’un troupeau commercial.

La conversation que nous avons eue avec le chef de l’entreprise d’élevage de rennes d’Amgouèma est également révélatrice. Il n’a jamais été lui-même éleveur de rennes, mais il est issu d’une famille d’éleveurs de rennes. Il nous a raconté en détail les avantages et les vastes possibilités offertes par l’abattoir. Nous lui avons alors fait remarquer que les habitants n’aimaient pas s’y procurer de la viande et lui attribuaient de mauvaises propriétés gustatives. Notre informateur se rangea expressément à l’opinion des habitants de son village en affirmant que la viande de l’abattoir était « naturellement » de qualité plutôt douteuse et d’un goût inférieur à celui de la viande de la toundra. En revanche, il prétendit que l’abattoir, « conçu selon une technologie européenne moderne », fournissait de la viande de renne en privilégiant l’apparence de la marchandise plutôt que son goût, ce qui est très important pour l’écoulement des produits sur le marché.

Les différentes parties de la carcasse de renne, telles que les tripes, la tête, la queue, l’estomac, les poumons, les reins et le sang, sont généralement distribuées gratuitement à la population locale lors de l’abattage d’automne du troupeau commercial, qui a lieu à l’abattoir d’Amgouèma. Les habitants ne considèrent pas seulement ces types d’aliments comme comestibles, mais apprécient leur goût et les utilisent pour divers plats traditionnels (Afanas’eva, Simčenko 1993). Cependant, selon les habitants d’Amgouèma, tous les morceaux de carcasses de rennes provenant de l’abattoir « sentent mauvais » et ils ne sont donc pas très enthousiastes à l’idée de profiter de cette ressource alimentaire gratuite. Ils peuvent en prendre pour leurs chiens, et parfois même pour leur propre consommation, mais une grande partie des produits provenant de l’abattage est jetée. Quoi qu’il en soit, il existe une règle que tous les habitants d’Amgouèma s’efforcent de respecter : la collecte des parties de carcasses de rennes gratuites doit se faire au tout début de l’abattage du troupeau commercial. Les gens expliquent que les rennes sont stressés à l’abattoir, et que plus l’abattage dure, plus la qualité de la viande de renne est mauvaise.

En parallèle, nous avons pu faire un certain nombre d’observations qui démontrent également que la population locale attribue des qualités particulières à la viande de la toundra et la préfère à la viande de l’État. Par exemple, les éleveurs de rennes ramènent régulièrement des carcasses de rennes de la toundra pour les habitants du village. Cela est particulièrement fréquent pendant la saison des neiges, favorisant les allers-retours entre le village et les brigades en raison de l’utilisation généralisée des motoneiges, dont sont propriétaires les éleveurs de rennes des six brigades de l’entreprise agricole municipale Amgouèma. Il convient de souligner que pendant la saison estivale, lorsque la mobilité des éleveurs de rennes est moins intense, certains villageois connaissent une pénurie de viande de renne. Cela touche principalement les familles et les personnes qui n’ont pas de parents proches dans la toundra et n’ont pas noué de liens amicaux avec les éleveurs de rennes.

Les habitants de la toundra apportent parfois discrètement des carcasses de rennes au village, car ce transport de viande ne se fait pas toujours en accord avec la direction de l’entreprise. La viande peut être livrée en motoneige la nuit, ce qui en fait une source de conversations et de commérages pour les habitants. Nous n’avons observé que deux fois une livraison de viande de renne au village. En revanche, nous avons vu beaucoup plus souvent des traces indiquant que des carcasses avaient été transportées à Amgouèma. Par exemple, nous remarquions de temps en temps des gouttes de sang sur les escaliers de l’immeuble dans lequel nous vivions. Parfois, nous pouvions entendre, provenant d’un appartenant voisin, le bruit d’une hache frappant une carcasse de renne gelée. À plusieurs reprises, des habitants d’Amgouèma souhaitant faire preuve d’hospitalité nous ont invités à manger de la viande de renne fraîche provenant de la toundra.

Réciproquement, des produits, dits « russes », sont vendus dans les magasins du village et sont acheminés d’Amgouèma vers la toundra : ils ne sont donc pas extraits de la toundra ou de la mer. L’échange de nourriture entre les éleveurs de rennes des brigades et les habitants du village permet à la population locale de satisfaire ses besoins nutritionnels. Comme l’a remarqué une vieille femme éleveuse de rennes, « dans la toundra, la nourriture russe nous manque, mais au village, c’est la nourriture tchouktche qui nous manque ».

Les principaux acheteurs de viande stockée dans un entrepôt sont ceux qui sont arrivés récemment en Tchoukotka : ceux qui n’ont pas encore noué d’amitiés avec les éleveurs de rennes. En utilisant la terminologie de Pierre Bourdieu (2001, 220-266 ; 2005, 70), on peut dire que ces consommateurs, en règle générale, ne possèdent pas le « capital social et symbolique » nécessaire pour entrer dans des relations réciproques stables avec les habitants de la toundra. Ils sont donc obligés d’acheter de la viande à l’entreprise municipale. Cependant, contrairement à la population autochtone, ils ne sont pas, pour la plupart, incommodés par cette question. La viande « de l’entreprise municipale » répond à leurs besoins nutritionnels. De même, de nombreux habitants d’Anadyrʹ apprécient la viande de renne d’Amgouèma, et la préfèrent à la viande fournie par d’autres villages. Non seulement les gens ne prêtent pas attention au fait que ces produits achalandés sur les rayons des magasins proviennent de l’abattoir, mais ils précisent même parfois que le nouvel abattoir, construit à l’aide d’une technologie finlandaise moderne à Amgouèma, garantit la haute qualité de cette viande de renne. Nous avons également entendu dire qu’on savait y élever correctement les rennes et préparer la viande. Il convient toutefois de mentionner que certains habitants d’Anadyrʹ, qui viennent de villages ayant un passé lié à la toundra ou qui sont des descendants d’éleveurs de rennes, préfèrent acheter des carcasses de rennes directement auprès des éleveurs de rennes ou de leurs proches via la messagerie WhatsApp. Sur cette application, on trouve de nombreux groupes thématiques, relativement privés, tels que « Poisson, viande, champignons, baies », « Alimentation », etc., où les habitants publient des annonces pour divers aliments qu’ils ont généralement obtenus eux-mêmes. Les membres des groupes peuvent à tout moment contacter les « vendeurs », et acheter notamment de la viande de renne de la toundra.

Les observations et les raisonnements des habitants ont incité les auteurs de l’article à réfléchir aux raisons de cette aversion pour la viande de l’État. Il convient de noter que ces représentations et pratiques sont assez largement répandues dans tout le Nord russe. Les chercheurs attribuent généralement cette idée d’une supériorité de la viande « privée » à des raisons socio-économiques. Le travail de Y. Konstantinov est révélateur à cet égard : il examine l’abattage des animaux en étudiant les pratiques de convergence du public et du privé chez les éleveurs de rennes de la péninsule de Kola. Il note que les éleveurs sélectionnent toujours les rennes de meilleure qualité, du point de vue alimentaire, pour leur consommation personnelle, tandis que pour l’abattage dans les sovkhozes ou post-sovkhozes, ils se débarrassent littéralement des plus mauvais animaux du troupeau. Entre autres raisons, il mentionne le manque de moyens permettant la réfrigération de la viande par air pulsé (Konstantinov 2005). En général, cela vaut aussi pour la Tchoukotka, sauf pour les chambres froides de l’abattoir d’Amgouèma, qui fonctionnent parfaitement. L’objectif de cet article est de montrer qu’il existe d’autres raisons pour lesquelles les habitants locaux ne font pas grand cas de la viande « de l’État ». Nous verrons ensuite que c’est la relation entre l’homme et le renne, notamment dans les moments limites de la vie et de la mort du renne, qui détermine en fin de compte une grande partie du goût de la viande future.

L’abattage dans la toundra

De nombreux anthropologues ont montré à travers divers matériaux ethnographiques comment des personnes de cultures différentes interagissent avec des êtres vivants perçus comme des individus (Cohn 2013 ; Ingold 2002 ; Oehler 2020 ; Stépanoff et al. : 57-81 ; Viveiros de Castro 1998 : 469-488 ; Willerslev 2009). Les éleveurs de rennes tchouktches considèrent eux aussi que les animaux qui peuplent la toundra sont des êtres pensants, dotés d’une volonté propre, ayant leurs propres intentions, capables de faire des choix, de prendre des décisions et d’agir. Les caractéristiques attribuées à certains animaux sont révélatrices. Par exemple, ils qualifient les ours d’insolents, les loups de rusés, les rennes de craintifs, les chiens de courageux, de lâches, d’intelligents ou de stupides, et les spermophiles arctiques [evražki] d’« evraganye »[6], soulignant ainsi la tendance de ces rongeurs à nuire aux humains, à devenir leurs ennemis-concurrents en leur disputant le droit de posséder des réserves de nourriture. En outre, chaque animal possède des traits de personnalité uniques que l’homme doit prendre en compte lorsqu’il interagit avec lui.

La relation des éleveurs aux rennes est également fondée sur la reconnaissance d’une « identité propre » [samost’] des animaux (Kohn 2018), et les habitants de la toundra établissent des relations personnelles avec ces créatures vivantes au gré de leur coexistence. Il convient de souligner que l’expression « relations personnelles » ne s’applique pas seulement à une petite partie du troupeau, les rennes de traîneau. Il va de soi que l’éleveur de rennes prend en compte les caractéristiques individuelles des animaux pour sélectionner ceux qui vont être dressés à tirer des attelages ; il examine non seulement les particularités physiques de l’animal, mais aussi sa curiosité, sa sociabilité et son courage. Bien entendu, l’éleveur sait reconnaître ces rennes et il communique régulièrement avec eux. Mais il entre aussi périodiquement en contact étroit avec les rennes du troupeau, destinés à la reproduction et à fournir aux humains de la viande et des peaux. Cela se produit notamment lors du traitement du troupeau par le service vétérinaire.

À titre d’exemple, on peut citer le cas que nous avons observé lors de la vaccination du troupeau de la cinquième brigade[7] d’éleveurs de rennes lors de l’estivage. Les éleveurs attrapaient les rennes avec un lasso, les faisaient rouler au sol et, après avoir fait administrer les médicaments nécessaires par un vétérinaire, ils traçaient une croix sur le flanc de l’animal avec une bombe de peinture. Un renne s’est débattu avec acharnement, si bien que la marque a été brouillée, ressemblant un peu à l’image symbolique d’un coeur. Les éleveurs ont alors raillé le jeune homme qui avait apposé la marque, prétendant qu’il devait être très épris du renne. En réponse, le jeune homme a fait ressortir encore davantage son coeur avec de la peinture et, en dessous, il a inscrit le mot « love » en anglais. Cet épisode a provoqué le rire et l’amusement des éleveurs de la brigade, ainsi qu’une attention accrue envers ce renne.

Ainsi, nous comprenons les relations personnelles comme un moyen de connaître l’identité propre d’un autre sujet. Ce processus implique une certaine individualisation des animaux, même si son degré peut varier. Les rennes de traîneau, qui ont leur propre surnom, sont aussi personnalisés que possible. Mais en adoptant une vision processuelle de la domestication des rennes (Anderson et al. 2017, 398-418 ; Davydov 2014, 346-371), nous reconnaissons que le degré d’affinité entre les éleveurs et leurs rennes est hétérogène et peut varier au fil du temps, y compris dans les relations avec un animal particulier. Il est important de souligner ici que les rennes de la toundra ne sont pas étrangers à leurs maîtres, ces derniers entrent périodiquement en communication avec eux, reconnaissant l’agentivité, la capacité à être sujet [subʺektnostʹ] de ces animaux.

En d’autres termes, les relations hommes-rennes en Tchoukotka prennent la forme d’une « coopération inter-espèces » ou d’une « survie commune » (Tsing 2017, 34, 45). Les travaux des chercheurs sur l’élevage de rennes des Tchouktches ont déjà abordé l’interdépendance, la co-affection [sonastroennostʹ], la symbiose et l’alliance des rennes et des hommes (Bogoraz 1991, 6-35 ; Klokov et Davydov 2019, 261-274 ; Vaté 2007, 273-286) ; nous ne nous attarderons donc pas sur cette question. Comme le notent K.B. Klokov et V.N. Davydov et dans leur article, « d’une part, les hommes agissent dans une certaine mesure en tant que maîtres et organisateurs d’activités communes avec les animaux ; d’autre part, ils doivent synchroniser leurs rythmes quotidiens et saisonniers avec les besoins des animaux, dont ils sont souvent très dépendants » (Klokov et Davydov 2018, 261). Dans cette partie de l’article, nous voulons montrer que le processus d’abattage de rennes dans la toundra est un épisode des relations entre l’homme et le renne impliquant à la fois lutte, soins, respect et dissimulation. Il entraîne la mort d’un animal, mais en définitive, il soutient la vie des autres rennes du troupeau et des hommes. Ce qui se passe dans la toundra contraste avec les pratiques caractéristiques de l’abattoir, où l’interaction inter-espèces « normale » est rompue.

Les descriptions de l’abattage traditionnel des rennes et de la découpe des carcasses par les Tchouktches sont peu fréquentes, mais on en trouve tout de même dans la littérature ethnographique (Afanas’eva et Simčenko 1993, 82-94 ; Vaté 2003). Nous décrirons ce processus en nous concentrant sur les aspects qui révèlent les spécificités des relations homme-renne et homme-nourriture en Tchoukotka. L’éleveur de rennes qui procède à l’abattage choisit un renne précis du troupeau pour une famille particulière ou même une personne. La décision peut être prise aussi bien par le chef de la brigade que par l’éleveur de rennes, en fonction de la situation. En général, le choix se fait en fonction des besoins de la famille ou du troupeau. Par exemple, il n’est pas rare que les gens recherchent un vieux renne édenté, inutile pour la prospérité du troupeau. D’autres fois, au contraire, un éleveur choisira un jeune renne bien nourri pour offrir à un invité d’honneur une viande grasse et tendre. Parfois, on sélectionne des faons parce qu’on a besoin de leurs peaux fines pour fabriquer des vêtements. Il est important de souligner ici qu’au tout début du processus d’abattage, des relations personnelles s’établissent entre les hommes et l’animal qui va être transformé en nourriture.

La mise à mort du renne est effectuée par deux hommes. L’un des éleveurs, après avoir attrapé le renne au lasso, s’en approche progressivement et le conduit vers la iaranga[8], où la carcasse de l’animal sera découpée. Le deuxième homme, généralement le propriétaire de la iaranga, prend le renne par les bois et, de sa main libre, le poignarde au niveau du coeur. Si le renne ne meurt pas immédiatement, le couteau est de nouveau enfoncé dans la plaie pour achever l’agonie le plus rapidement possible.

Qu’il nous soit permis de faire part de nos impressions lorsque nous avons vu pour la première fois un renne être mis à mort dans la toundra de la Tchoukotka. Tout d’abord, il faut souligner que nous avons manqué le moment où le renne a été poignardé en plein coeur. La tension entre l’éleveur et le renne pouvait s’observer sur la traction subie par le čaat (« lasso » en tchouktche). Le deuxième éleveur de rennes se tenait à gauche de l’animal et essayait de le tenir fermement par les bois, malgré ses ruades. Puis, soudainement (pour nous), il a lui aussi saisi l’extrémité du lasso et, avec le premier homme, s’est mis à le tirer vers lui. Après quelques secondes, les jambes du renne ont tremblé et il a flanché. Les hommes ont aidé le renne à se coucher sur son côté droit, c’est-à-dire avec la blessure tournée vers le haut. Pour nous, la chute du renne a été une surprise : tout s’est passé si vite. Du point de vue des Tchouktches qui ont procédé à l’abattage, le coup porté au coeur du renne ne représente qu’un mouvement dans une série d’actions qui, dans leur totalité, constituent l’ensemble du processus de transformation du renne en viande. Pour l’éleveur de rennes, la vie de l’animal ne s’arrête pas immédiatement après le coup. Au contraire, ce moment fait partie de la transformation progressive de la créature vivante en nourriture, laquelle conserve néanmoins un lien avec le renne vivant.

Pour clarifier cette affirmation, nous allons également considérer la réaction de notre fils de 3 ans, qui nous accompagnait lors de cette expédition et qui a été témoin de l’évènement décrit. Au début, nous n’étions pas très contents de le voir observer la mort d’un animal, car nous pensions que nous allions devoir lui expliquer ce qui était arrivé au renne, puisqu’il n’avait jamais été confronté à l’abattage d’un animal auparavant. Mais sa réaction a été totalement inattendue. Lorsque le renne était couché sur le sol, et que s’accomplissaient les rituels d’abreuvement de l’animal, de confection d’une litière de branchages, et de sacrifice, notre fils a dit : « on a couché le renne pour qu’il se repose ». Après ces mots, il est parti se promener autour des iaranga, sans s’intéresser à la suite des évènements. En d’autres termes, l’enfant n’a absolument pas vu de meurtre ni, par conséquent, de cruauté. Selon lui, le renne s’était simplement « couché pour dormir ».

L’enfant a vu dans le processus d’abattage une certaine attitude des hommes envers les rennes. Dans la lutte, l’affrontement, la résistance, qui accompagnent nécessairement l’abattage, il a aussi remarqué le respect et l’attention pour le renne. V.G. Bogoraz, dans son ouvrage consacré aux croyances tchouktches, écrit que « strictement parlant, la mise à mort d’un renne est toujours un sacrifice accompagné de certains rituels » (Bogoras 1904, 368). Il était important pour l’ethnographe de souligner la composante rituelle de l’abattage proprement dit. Mais l’observation qu’il a formulée montre également que le renne ne peut pas simplement être tué, il doit être traité correctement.

En effet, après qu’un renne soit tombé au sol, une litière est confectionnée pour l’animal mourant : ceux qui participent à l’abattage apportent et disposent des branches de saule sous la tête et la croupe du renne. Le renne est également « abreuvé » avec de l’eau propre versée sur sa tête, sa blessure et ses pattes. C’est ainsi que les éleveurs de rennes se préoccupent de l’animal mourant. Autrefois, lors de l’une des principales fêtes des éleveurs de rennes tchouktches (N’ènrirʺun en tchouktche), un mâle et une femelle renne étaient abattus ensemble. Ils étaient couchés l’un à côté de l’autre et appelés « mari et femme » (Bogoraz 1939, 75).

Ces pratiques rappellent les représentations tchouktches liées à la vie de diverses entités après la mort physique. Les rennes tués rejoignent le monde des morts, où ils appartiendront à leurs propriétaires lorsque ces derniers seront morts eux aussi (Ibid., 45). Selon les représentations tchouktches, les âmes humaines et animales circulent constamment entre deux mondes, qu’il ne serait pas tout à fait correct, comme le note R. Willerslev (2009 : 696), d’appeler « le monde des morts » et « le monde des vivants », car les êtres de chaque catégorie se tiennent pour vivants et considèrent les autres comme morts. Une abondance d’animaux dans un monde signifie une pénurie dans l’autre. En d’autres termes, un renne ne meurt jamais, mais ne fait que quitter temporairement ses maîtres, leur fournissant de la nourriture à ce moment précis de leur vie dans l’un des mondes. Les hommes sont alors reconnaissants envers l’animal.

En appliquant l’approche de Goffman à l’analyse de l’abattage dans la toundra, nous pouvons dire que les éleveurs de rennes jouent un rôle (performance) dans un spectacle où les rennes, à leur tour, jouent le rôle d’une bête endormie (Goffman 1978). Par la suite, les hommes ont accès au corps de l’animal, mais c’est comme s’ils ne participaient pas à l’abattage, dissimulant le moment même de la mise à mort. Les éleveurs de rennes, par exemple, ont expliqué que dans un abattage idéal, l’homme perce le coeur du renne à la vitesse de l’éclair, de manière presque imperceptible.

N. Bird-David, qui a étudié les chasseurs et les cueilleurs du sud de l’Inde, a montré que leur vie et nombre de leurs actions sont fondées sur la notion d’« environnement donateur » (giving environment), lequel, tel un parent, prend soin des personnes qui y vivent et leur fournit généreusement la nourriture et les autres ressources nécessaires à la vie (Bird-David 1990, 189-196). Ingold, développant les idées de Bird-David, écrit que chez les chasseurs-cueilleurs, les relations entre les humains et les animaux, y compris celles entre le chasseur et sa proie, sont fondées sur la confiance mutuelle, contrairement aux éleveurs, qui dominent leurs animaux (Ingold 2002, 69-75). Selon cet anthropologue, tuer un animal pendant la chasse n’est pas une forme de domination de l’humain sur sa proie ni une violence, mais constitue plutôt la « preuve de relations amicales entre le chasseur et l’animal qui s’est volontairement laissé prendre » (Ibid., 69).

Bird-David et T. Ingold décrivent un grand nombre de représentations, sentiments et relations répandus parmi les chasseurs-cueilleurs qui sont également propres aux Tchouktches s’adonnant à la chasse aux mammifères marins et terrestres : représentations sur la générosité, la propriété, la valeur des objets matériels, la perception de l’environnement, les interactions avec les animaux. Qui plus est, ces conceptions sont également caractéristiques des éleveurs de rennes. La communication entre les hommes et les rennes domestiques, notamment, est souvent fondée, elle aussi, sur la confiance mutuelle.

Notre étude soutient l’argument selon lequel il existe de nombreux chevauchements dans les conceptions des chasseurs et des éleveurs de rennes, comme en témoignent les données ethnographiques sur l’abattage de rennes en Tchoukotka et la capture d’animaux marins. Il est intéressant de noter que les actions des Tchouktches envers les animaux sauvages tués et les rennes domestiques abattus ont de nombreux points communs. Par exemple, les mammifères marins capturés sont eux aussi abreuvés et parfois couchés sur une litière en signe d’hospitalité envers ces hôtes qui leur sont chers (Bogoraz 1939, 79). En général, on s’efforce d’abreuver tous les animaux qui ont été chassés (Ibid., 81). Une pratique similaire pour les phoques nous a été décrite par les chasseurs d’animaux marins du village de Noutèpèlmène. Mais alors que les animaux de proie sont accueillis comme des hôtes chers et honorés, les rennes domestiques reçoivent honneurs et soins en tant que créatures appartenant déjà à l’espace domestique (sur le maintien de liens étroits entre la iaranga, le foyer, les hommes et le troupeau, voir Bogoraz 1939, 54-55, 78 ; Vaté 2013).

Le cadre du spectacle suppose la présence d’interprètes et de spectateurs (Goffman 2003, 186). Pour qui les éleveurs et les rennes jouaient-ils leur représentation sur scène ? En d’autres termes, qui était le public ? Les commentaires que nous ont faits les habitants de la toundra suggèrent que le « spectacle » était réalisé notamment pour les autres rennes. Par exemple, en réponse aux critiques sur ce qui se passait dans l’abattoir, nous avons demandé à des éleveurs de rennes quelle était la bonne manière de mettre à mort l’animal ? Ils ont répondu qu’un bon éleveur de rennes abat un animal bien nourri et calme ; ainsi, lors de l’abattage de plusieurs rennes (ce qui arrive souvent dans les brigades d’éleveurs de rennes), il ne faut pas effrayer les autres animaux. Le dessin tchouktche recueilli et publié par V. G. Bogoraz (1939, 80) illustre bien ce point. Il représente un rituel à l’occasion d’une chasse aux rennes sauvages. À côté de la iaranga se trouvent les carcasses de rennes sauvages et domestiques, autour desquelles les propriétaires et les invités sont assis. Derrière eux, tous les animaux du troupeau sont couchés, ce qui signifie que, bien nourris et calmes, ils se reposent à côté des hommes. Les actions des éleveurs de rennes pendant le processus d’abattage montrent donc qu’ils se soucient des sentiments, des sensations, de l’état physique et émotionnel des rennes, aussi bien ceux qui seront transformés en nourriture que ceux témoins de l’abattage. Ces pratiques contribuent à établir les relations personnelles entre l’homme et l’animal mentionnées plus haut.

En outre, ces relations étroites ne cessent pas après la mort de l’animal, mais se transposent dans la relation de l’homme à la nourriture. Avant de découper le renne, les hommes non seulement lui rendent hommage, mais ils le disposent aussi selon une certaine orientation dans l’espace (Vaté 2005-2006). Sa tête est généralement tournée vers l’est. Si le renne est orienté vers le nord, il est destiné aux défunts, et une partie de la nourriture préparée par la suite à partir de la carcasse du renne sera utilisée lors de rituels de commémoration des morts. Ainsi, l’orientation dans l’espace du corps d’un renne abattu indique comment la viande de l’animal sera utilisée, et quelle sera sa valeur symbolique pour les hommes.

La découpe de la carcasse de renne est effectuée au niveau des articulations par deux ou trois femmes (en leur absence, par des hommes). Il est intéressant de noter que les habitants sont souvent dédaigneux de la viande sciée présentée dans les rayons des magasins. D’anciens éleveurs de rennes vivant à Anadyr ont indiqué qu’ils achetaient des carcasses de rennes aux gens de la toundra pour manger un renne particulier et certaines parties précises de sa carcasse, plutôt que des morceaux de viande sciés et impersonnels qui ont perdu une part de leurs caractéristiques gustatives.

La viande de la toundra et les autres produits alimentaires préparés à partir de carcasses de rennes sont souvent associés à un animal particulier, ou du moins à un abattage particulier, à un troupeau particulier, et enfin, aux personnes particulières qui les ont abattus et découpés. Par exemple, pendant le repas, les éleveurs peuvent se souvenir du renne qu’ils mangent. Parfois, ils expliquent les propriétés de la viande par certaines caractéristiques du renne. Au cours d’un repas, on peut entendre le commentaire suivant : « La viande est dure, le renne était très vieux ». Ce genre de déclaration n’est pas possible pour la viande provenant de l’abattoir. Dans la toundra, les gens abattent chaque renne pour des besoins spécifiques. Par conséquent, toute carcasse de renne ou partie de celle-ci a une signification spécifique pour les gens. Le renne que l’on abat est : soit une ressource alimentaire pour la famille pendant une certaine période, soit un aliment pour la préparation de plats spéciaux nécessaires aux futurs rituels, soit un cadeau à offrir à une personne. Les éleveurs de rennes connaissent chaque détail de leurs réserves de viande. Dans la toundra, ils ont toujours répondu à nos questions sur la viande à consommer avec aisance et un peu comme s’il s’agissait d’une évidence : quel type de renne a été abattu et quelle partie de la carcasse est servie à table. En d’autres termes, les habitants de la toundra mangent la viande d’un renne spécifique et certaines parties de celui-ci, plutôt que du renne abstrait scié.

Les éleveurs de rennes tchouktches ne cherchent pas à désubjectiviser l’animal ni à le transformer en objet, comme le font par exemple les habitants d’Amazonie (Kohn 2018), ou comme cela se produit lors de la transformation du corps de l’animal à l’abattoir. Les habitants de la toundra préfèrent la viande de renne tendre, saignante et légèrement bouillie à la viande dure, trop bouillie et à leurs yeux peu appétissante (préparée par les nouveaux arrivants). En outre, de nombreuses parties des carcasses de rennes, considérées comme délicieuses, sont consommées crues immédiatement après l’abattage. Il s’agit notamment des yeux, des tendons des pattes, du cartilage, de la moelle osseuse, du foie et du cerveau du renne.

Cette étude sur les hommes, les rennes et la viande de renne de la Tchoukotka cherche à dévoiler les liens qui existent entre les animaux et la nourriture préparée à partir d’eux, sans nier l’intentionnalité ni l’identité propre des êtres vivants, pas plus que le statut ambivalent de la nourriture découlant de l’anéantissement de la vie. En d’autres termes, cette section de l’article a montré comment une viande inanimée produite à partir d’êtres pensants conserve un lien avec son passé : les rennes vivants.

Rupture avec la tradition ou qu’est ce qui ne va pas avec le troupeau commercial ?

Afin de clarifier et d’approfondir ces points, nous proposons de comparer ce qui se passe lors de l’abattage dans la toundra avec ce qui s’accomplit dans l’abattoir. Il importe de préciser qu’au cours des dix dernières années, pas moins de deux abattoirs modernes ont été construits à Amgouèma pour « se conformer aux normes européennes ». Le premier a été créé dans le cadre de la mise en oeuvre du projet national prioritaire de « Développement du complexe agro-industriel de la Russie » (Razvitie agropomyšlennogo kompleksa Rossii). Construit selon une technologie finlandaise, il a été mis en service en 2008, mais il est rapidement apparu que le complexe achevé ne répondait pas à un certain nombre d’exigences. Et la principale erreur n’a pas pu être corrigée car, selon nos informateurs, dont le directeur de l’entreprise municipale Amgouèma, le problème résidait dans l’emplacement du bâtiment. Le premier abattoir moderne a été construit directement dans le village. En conséquence, il s’est mis à attirer divers prédateurs, notamment des ours, des loups et des renards, menaçant la sécurité des résidents. En outre, selon nos informateurs, le sol de la zone d’installation ne se prêtait pas à l’abattage de rennes au début de l’automne, en septembre, de sorte qu’il fallait attendre les gelées d’octobre-novembre pour commencer la campagne d’abattage. Ce délai a parfois empêché le transport de la viande par bateau vers Anadyr. Il est arrivé que la navigation soit arrêtée à la fin de la campagne d’abattage et que la viande ait dû rester dans le district d’Ioultine sans être vendue.

La direction de l’entreprise d’élevage de rennes a réussi une fois encore à obtenir le financement d’un nouvel abattoir, également conçu selon une technologie finlandaise conforme aux normes européennes, mais à trois kilomètres du village, au kilomètre 94 de la route d’Ioultine, où des troupeaux commerciaux étaient également abattus à l’époque soviétique. La somme nécessaire a été allouée sur le budget de la Région de Tchoukotka pour rénover l’abattoir soviétique de rennes, qui n’était plus en activité depuis plus de 20 ans. Les campagnes d’abattage dans cette entreprise ont commencé en 2016.

Dans les médias, on trouve beaucoup d’articles et de commentaires élogieux sur le nouvel abattoir. Toutefois, en discutant avec les habitants, nous avons pu constater que de nombreux problèmes empêchent le complexe de fonctionner pleinement : manque d’approvisionnement en eau, de chambres froides, de canalisations, etc. De manière générale, l’abattoir n’est pas en mesure de traiter le nombre de carcasses de rennes requis et prévu par le projet. Les difficultés n’ont pas été résolues et des travaux sont toujours en cours pour améliorer l’équipement du local.

La façon dont est traité le troupeau commercial constitue une violation répétée du « bon » ordre des choses. Conduire le troupeau à l’abattoir prend du temps, et l’on ne se soucie pas toujours de ce que ressentent les animaux. Les rennes arrivent à Amgouèma plutôt fatigués et décharnés : les animaux ont faim et soif. Ils sont effrayés par le simple fait de se trouver dans l’enclos de l’abattoir, où ils sont laissés sans nourriture et sans eau pendant longtemps. En outre, les habitants disent que « les animaux comprennent qu’ils vont être tués ». Les gens insistent sur le fait que les rennes souffrent, émotionnellement et physiquement, et que cet état de souffrance gâche le goût de la future viande. Les habitants d’Amgouèma se souviennent qu’avant même l’apparition du nouvel abattoir, les vieux éleveurs de rennes pleuraient littéralement en assistant à l’abattage d’un troupeau commercial. Ils ne pouvaient pas supporter une telle attitude à l’égard des rennes : ils avaient de la peine pour ces animaux. Aujourd’hui, les gens admettent qu’ils sont habitués à cet état des choses, mais autrefois, les éleveurs de rennes âgés étaient très préoccupés par ce qu’ils observaient lors de l’abattage du troupeau commercial. Leur inquiétude ne portait pas tant sur le nombre de rennes abattus que sur l’attitude à l’égard des animaux. En effet, à l’époque pré-soviétique, les riches éleveurs abattaient eux aussi de nombreux rennes lors des festivités, parfois plus d’une centaine, mais les gens ne critiquaient pas ces campagnes de masse, au contraire, ils en étaient fiers. Nous pensons que cela s’explique par le processus lui-même, qui se déroulait différemment lors de l’abattage d’un troupeau commercial, et que cela s’exprimait en particulier dans la relation aux animaux.

Les rennes dans l’enclos de l’abattoir cessent progressivement d’être des êtres vivants dotés d’une agentivité. Les animaux d’un troupeau commercial deviennent une marchandise, avec laquelle l’homme n’a aucune relation personnelle. On peut alors ne pas penser à leurs sensations, sentiments et émotions, ne pas les nourrir ni les abreuver, parce qu’ils sont devenus des unités de comptage mesurées en kilogrammes de viande. A. Tsing écrit que « dans la logique capitaliste de la marchandisation, pour faire de quelque chose un objet d’échange, il faut le retirer de ses espaces d’existence » (Tsing 2017, 161). C’est exactement ce qui se passe avec les rennes : ils sont retirés de la toundra, éloignés de leurs iaranga, de leurs propriétaires-éleveurs et des autres rennes du troupeau. Dans la toundra, où domine « l’économie du don » (Mauss 1922 ; Tsing 2017, 163), le renne est généralement bouilli sur le foyer de la iaranga à laquelle il appartenait de son vivant, et mangé par ses propres maîtres afin qu’ils puissent ensuite se retrouver et se réunir dans l’un des mondes. Même si la carcasse du renne est transmise à d’autres personnes, le renne n’est pas privé de soins et on ne lui manque pas de respect pendant le processus d’abattage abordé dans la section précédente. En outre, en étant donnée ou vendue, la viande de renne crée et renforce des relations entre les personnes, qu’il s’agisse des éleveurs de rennes et de leurs parents, de leurs amis ou, par exemple, des connaissances d’Ègvekinote qui vendent des rennes dans le centre du district. Bien sûr, aujourd’hui, le commerce de la viande a également lieu dans la toundra, mais il s’agit de la vente d’une viande de renne particulière à des personnes spécifiques, avec lesquelles se nouent des relations stables et chargées d’obligations mutuelles. Par exemple, des connaissances du centre du district assistent aux fêtes des éleveurs de rennes, leur apportent de l’argent, de la vodka et de l’essence, et emportent avec eux des carcasses de rennes des brigades.

Comme dans la toundra, l’abattage des rennes du troupeau commercial s’effectue en plusieurs étapes. Pourtant, de manière générale, le processus de mise à mort des rennes à l’abattoir a peu de points communs avec l’abattage des rennes dans les brigades. L’animal est d’abord étourdi par un tir pneumatique à l’arrière de la tête. Le renne reste vivant, mais il est privé de sa capacité de mouvement et de ses sens ; autrement dit, son système nerveux est paralysé. Il est privé physiquement de sa capacité à agir, à résister, à manifester son identité propre. La créature immobile et insensible, mais toujours vivante, est suspendue par les jambes à une chaîne. Cette méthode contraste avec le coup de couteau au coeur, au cours duquel le renne, faisant face à l’homme tenant le lasso et cherchant à retirer ses bois des mains d’un autre, résiste activement et affronte ses maîtres, pour ensuite s’abandonner à eux et recevoir les derniers soins et honneurs. La manière dont sont perçus les rennes dans l’abattoir, enchaînés et incapables de bouger, est évidemment différente de celle des animaux agonisants couchés sur une litière de branches et recevant de l’eau fraîche à « boire ». La procédure de pendaison est une continuation et une étape supplémentaire dans le processus à la chaîne qui transforme un animal en marchandise, laquelle doit désormais être traitée et triée.

Au renne pendu à une chaîne, on coupe les artères et les veines du cou. Comme son coeur continue de battre, il perd rapidement son sang et, par conséquent, meurt. Le processus de saignée doit être abordé séparément, car pour la population locale, le sang de renne est non seulement un aliment savoureux et nutritif, ainsi qu’un conservateur naturel, mais il revêt également une signification symbolique. Dans la toundra, on recueille soigneusement le sang dans l’estomac du renne lors de la découpe de la carcasse. L’idéal, certes inatteignable, est de découper sans qu’une seule goutte ne tombe au sol. Lors des rituels, qui ne sont pas effectués à chaque abattage et que certaines familles ont cessé de pratiquer aujourd’hui, les habitants utilisent le sang pour des rites d’onction : l’inscription de signes familiaux sur les visages. V. Vaté a montré dans ses recherches que ces signes sont un moyen de renforcer et de maintenir les liens qui existent entre les gens, leurs iaranga et les rennes (Vaté 2011, 135-160). Il est important pour notre recherche de souligner que le sang de renne revêt pour les habitants une signification symbolique et qu’il peut, en outre, affecter le goût de la viande.

Dans l’abattoir, le sang des rennes est évacué dans le conduit d’égout. La majorité des habitants réprouve cette pratique. Ils affirment que « laisser s’écouler du sang est un péché [en russe, greh] ». Certains d’entre eux se souviennent qu’enfants, ils ont entendu de sombres prédictions de vieillards au début de la collectivisation. « Tu marcheras dans du sang de renne », ont-ils dit. Ces mots résonnaient comme une malédiction. Les habitants affirment qu’à l’époque, ils ne pouvaient pas croire ou même imaginer qu’une telle chose fût possible. Pourtant, ils constatent et reconnaissent aujourd’hui que la prémonition des anciens s’est réalisée. Par ailleurs, les habitants d’Amgouèma affirment que laisser le sang s’écouler lors de l’abattage modifie le goût de la viande, qui devient fade et moins nutritive.

Après la saignée, la tête est découpée de la carcasse. Les têtes sont transportées dans une pièce spéciale, les langues sont retirées, puis les têtes jetées. La carcasse du renne passe ensuite par une série de « points » où elle subit une suite de procédures : pesage, dépeçage, retrait des viscères, inspection vétérinaire, lavage, échaudage des résidus de poils et congélation de choc. Il est à noter que de nombreuses parties de la carcasse que la population locale considère comme comestibles sont jetées (abats, organes internes, tendons, intestins, estomacs, sang, tête, etc.), étant donné qu’elles ne sont pas des marchandises. Si les gens sont souvent réticents à les prendre pour leur consommation personnelle, ils condamnent quelque peu ce gaspillage et critiquent la direction des abattoirs pour son incapacité à organiser la commercialisation de ces produits. La méthode d’abattage décrite est officiellement reconnue comme une « technique d’étourdissement sans cruauté selon le modèle anglais ». Toutefois, la population locale ne partage pas ce point de vue. Les habitants d’Amgouèma, par exemple, en plaisantant à moitié, appellent « tueurs » ceux qui étourdissent les rennes avec des fusils à air comprimé.

Deux points de vue sur l’abattage des animaux coexistent en Tchoukotka. Ils supposent deux manières différentes de constituer une ressource alimentaire et impliquent des temporalités distinctes. Les éleveurs de rennes de la toundra se concentrent sur ce qui se passe avant et après la mort de l’animal et de l’homme. Dans le cadre de l’abattoir, la mise à mort d’un animal est présentée comme un fait accompli qui marque une phase de la transformation pragmatique d’un être vivant en produit alimentaire. Dans le contexte de l’abattoir, des animaux particuliers sont délibérément dépersonnalisés en vue de produire une viande uniforme, dépourvue de caractéristiques individuelles, de goût, de « biographie », et la carcasse d’un renne particulier devient physiquement inaccessible aux éleveurs de rennes qui connaissaient l’animal (Reinert 2009, 88). De fait, l’abattoir a pour fonction d’effacer ces connaissances fondées sur les relations étroites entre l’homme et l’animal.

Ainsi, les actions des hommes pendant l’abattage, et plus particulièrement leur relation aux animaux, déterminent la saveur de la future viande et des autres produits issus de ces rennes. En outre, dans la toundra, contrairement à l’abattoir, même après que les rennes vivants ont été transformés en viande morte, la relation personnelle entre les humains et les non-humains (la viande) continue d’exister. Cette nourriture, associée à la biographie de certains éleveurs de rennes et de leurs animaux, est dotée par les habitants locaux de nuances gustatives particulières qui permettent d’en retirer du plaisir et un sentiment de satiété. Cette relation des hommes aux rennes et à la viande de renne rejoint la perception des chevaux et de la viande de cheval par les Touvas[9] telle qu’elle est présentée dans l’ouvrage de V. Peemot. L’auteur a montré que, contrairement à l’éthique des sociétés industrielles, selon laquelle l’identité de l’animal est séparée de la viande qui en est issue, pour les éleveurs touvas, l’identité de l’animal persiste même après qu’il a été transformé en viande et consommé comme aliment (Peemot 2017, 152). Nous tenons toutefois à noter que les rennes et la viande de renne provenant de l’abattoir ne sont pas personnalisés, ils ont leur biographie et identité : ce sont des histoires de vie et de mort d’animaux abattus de manière inadéquate. Mais cette biographie est collective. Il en résulte non pas de la viande d’un renne, mais de la « viande de renne d’Amgouèma », tant appréciée par les habitants de la capitale de la Tchoukotka. En revanche, à Amgouèma, la viande de la toundra est opposée à la viande de renne issue de l’abattoir, sans visage et sans lien avec des personnes spécifiques.

Conclusion

Les éleveurs de rennes de la toundra, et souvent aussi les habitants de leurs villages, ne consomment pas de la viande de renne abstraite (comme le font les habitants d’Anadyr, par exemple, qui achètent de la viande sciée dans un magasin), mais consomment de la nourriture produite à partir de la viande de rennes particuliers. Le goût de cette viande est le résultat direct de l’interaction entre l’homme et l’animal. C’est l’éleveur de rennes qui surveille l’engraissement de l’animal, qui recherche des pâturages adaptés. L’engraissement du renne est le résultat de son travail et des déplacements conjoints de l’homme et de l’animal. Le goût de cette viande de renne est donc indissociable des activités, des déplacements et des stratégies de pâturage spécifiques choisis par l’éleveur de rennes. De nombreux informateurs ont déclaré que le goût de la viande de renne dépendait fortement de l’endroit où les animaux paissaient. Cette viande de renne entremêle non seulement les biographies de l’homme et de l’animal, mais aussi le site qui fournit la nourriture aux animaux. La préparation de la viande dans la toundra est indissociable des déplacements et de l’environnement où se déroule ce processus. La fumée du foyer, les conditions météorologiques, les méthodes de stockage et de transport constituent toutes des facteurs qui contribuent à la production de la saveur. L’avènement de nouvelles technologies a eu un impact majeur sur la qualité des produits. Qui plus est, les aliments ont également des qualités immatérielles qui influencent leur goût et leur valeur nutritionnelle, et les éleveurs de rennes dans la toundra, contrairement aux employés des abattoirs, veillent à ce que le processus de production de la viande de renne se déroule comme il se doit, en observant les activités rituelles nécessaires (Vatè et Davydova 2018, 122).

Quel est le point commun entre l’animal et la viande qui en est issue ? Tous deux, le renne et la viande de renne, contribuent à façonner les relations personnelles entre les hommes, ainsi qu’entre l’homme et les animaux. Par conséquent, la viande de la toundra n’est pas une marchandise capitaliste, même si elle est vendue contre de l’argent ou de l’essence à d’autres personnes. En revanche, la viande produite à l’abattoir, et les rennes vivants qui s’y trouvent dans l’attente de leur mort, sont déjà des objets de commerce. Les morceaux de carcasse, même lorsqu’ils sont donnés, n’ont aucun lien personnel avec les hommes. Ce sont les changements se produisant dans les relations entre l’homme, l’animal et l’environnement (landšaft) qui ont finalement conduit à une modification de la perception du goût des aliments dérivés de la viande de renne.