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Cet ouvrage publié sous la responsabilité du géographe Darren Keith, s’inscrit dans la mouvance actuelle des publications sur l’Inuit Qaujimajatuqangit (cf. l’ouvrage du même genre, Thunder on the Tundra, publié en 2001 par N. Thorpe, N. Hakongak, S. Eyegetok and the Kitikmeot Elders sur le caribou de la région de Bathurst). Il faut ici saluer l’auteur et les aînés inuit pour le contenu de ce volume qui présente de nombreux détails sur l’ours, son comportement et la manière dont il est chassé dans cette partie occidentale de la région du Kitikmeot, au Nunavut. Co-publié par la Gjoa Haven Hunters’ and Trappers’ Organization et le CCI Press, l’ouvrage est le fruit d’un travail collectif et divisé en huit sections auxquelles il faut ajouter une préface, une page de remerciements et une introduction, un résumé en inuktitut, une conclusion, une liste de références ainsi que cinq annexes.
La préface et l’introduction indiquent les principaux paramètres de l’étude qui a été financée par plusieurs organismes du Nunavut: Nunavut Department of Sustainable Development, Nunavut Wildlife Management Board, Bathurst Road and Port Project et Nunavut Tungavik Inc. Le point de départ du projet se situe dans le moratoire imposé aux chasseurs d’ours polaires en 2002, pour l’ensemble de la région autour du détroit de McClintock. Craignant un arrêt définitif de la chasse à l’ours, les Uqsurtuurmiut auraient décidé de réagir à ce nouveau règlement en souhaitant mieux faire connaître leurs savoirs cynégétiques et en prenant toutes les dispositions nécessaires pour assurer sa transmission aux plus jeunes générations.
D’entrée, l’auteur insiste sur la fragilisation des savoirs relatifs à l’ours polaire. Un certain déclin serait même clairement perceptible sur le plan linguistique, avec la disparition de toute une terminologie spécifique. Le contenu du volume résulte de trois séries d’entrevues menées avec 16 personnes de la communauté de Gjoa Haven (Uqsuqtuuq), entre les mois de janvier et de juin 2002. L’auteur indique que certaines données proviennent également de notes de terrain et d’observations personnelles recueillies lors d’un voyage effectué avec plusieurs Inuit dans la région voisine de King William Island en avril 2002.
La première partie du livre retrace une brève histoire de la chasse à l’ours dans ces régions du Nunavut. Les territoires de chasse fréquentés par divers groupes inuit, en particulier les Kiillinirmiut, les Ahiarmiut. les Illuilirmiut et les Nattilingmiut sont présentés. Les témoignages montrent que ces territoires n’ont pas tellement changé au cours de l’histoire récente si ce n’est après les années 1950, avec la sédentarisation et l’installation de plusieurs radars dans le cadre de la DEW line. La seconde partie de l’ouvrage traite des différentes techniques de chasse à l’ours, en particulier de sa poursuite avec l’aide de chiens. Les témoignages sont assez détaillés et agrémentés de magnifiques dessins signés par Danny Aluk.
La troisième partie aborde les traditions, les croyances et la position de l’ours dans la culture des Inuit de la région du Kitikmeot. Cette section est la plus intéressante du livre mais on regrette que l’auteur n’aille pas plus loin dans ses questions. L’institution du ningiqtuq est bien décrite. On regrette, toutefois, que l’auteur n’aborde pas du tout certains aspects, comme le traitement que les Inuit réservaient jadis aux oursons lorsqu’ils étaient capturés, par exemple. Les Nattilingmiut possèdent de riches traditions à ce sujet et les Inuit de Gjoa Haven pourraient certainement apporter des témoignages du même genre. La thématique des nanurluit mériterait également de plus amples développements sans parler du rôle de l’ours dans les traditions chamaniques et son omniprésence dans les récits oraux.
Les quatrième, cinquième et sixième parties sont très inégales et ces sections auraient pu être regroupées ensemble. Le lecteur y découvre les savoirs inuit reliés à l’identification des ours mais aussi les nombreux termes employés par les chasseurs pour désigner l’animal selon son âge et son sexe. L’habitat de l’ours, ses repaires et ses préférences alimentaires font l’objet de plusieurs pages. Des cartes et des tableaux apportent ici des détails supplémentaires qui permettent de mieux situer les données tirées des entrevues.
Les septième et huitième parties du livre auraient pu, elles aussi, n’en former qu’une seule. L’importance des changements environnementaux et la manière dont ceux-ci affectent durablement la vie et la taille des populations d’ours polaires sont abordées. La diminution du nombre d’ours est bien attestée. Les explications que donnent les aînés sur cette diminution des populations varient mais tous les participants font état de la très grande sensibilité de cet animal au bruit causé par les moto-neige et autres moyens de transport comme les avions ou les hélicoptères.
La conclusion de l’ouvrage, une courte page, demeure trop rapide. L’auteur revient sur le problème de la fragilisation de la langue et des savoirs inuit dans cette région de l’Arctique mais il ne fait pas ressortir grand-chose de son étude et ne situe pas l’ours par rapport aux autres animaux que chassent les Inuit. Il est cependant clair que si les ours viennent à disparaître, il emporteront avec eux une grande partie des savoirs que les humains se transmettent depuis fort longtemps à leur égard.
Les cinq documents placés dans les annexes sont utiles mais un peu répétitifs. Les transcriptions complètes des entrevues (annexes 1 et 3) permettent évidemment de mieux situer les passages sélectionnés par l’auteur de même qu’elles restituent un peu la dynamique des échanges. L’annexe 2 fournit quelques renseignements supplémentaires sur le voyage à King William Island. L’annexe 4 offre la liste détaillée des questions posées mais celles-ci figurent déjà dans les annexes 1 et 3. Quant à la liste des toponymes, elle recoupe les informations données dans les cartes.
En somme, ce petit ouvrage comporte des détails très riches sur divers aspects de la chasse et des savoirs inuit relatifs à l’ours polaire mais on est un peu déçu de ne pas en apprendre davantage, en particulier sur le plan de la symbolique. À cet égard, il me semble très dommage que l’auteur n’ait pas utilisé les travaux réalisés ailleurs par d’autres chercheurs qui se sont pourtant intéressés de très près à l’ours polaire. Pour en rester à l’Arctique central, ni les recherches de Vladimir Randa ni celles de Bernard Saladin d’Anglure, par exemple, ne sont mentionnées. Ces recherches auraient pourtant pu aider l’auteur à suivre quelques pistes supplémentaires et servir aussi ses futurs lecteurs soucieux d’en savoir plus. Mais ces références n’apparaissant même pas dans la section “Further Readings”. Sur la forme, on regrettera la mauvaise qualité des cartes dont les toponymes demeurent souvent difficiles à déchiffrer. Bien qu’on puisse comprendre la difficulté d’une telle opération, l’absence d’une traduction complète du livre en inuktitut m’apparaît tout aussi regrettable. Une option alternative aurait été de vendre l’ouvrage avec un cd comportant les témoignages oraux en langue inuit, une manière de souligner au moins la place essentielle qu’occupe toujours la langue dans la culture.