Résumés
Résumé
Jusqu’à la vente de bois commerciaux venus du sud, les populations installées le long des côtes des régions septentrionales d’Amérique du Nord et de Sibérie allaient régulièrement sur les plages s’approvisionner en bois flottés, principale source de ligneux dans ces régions dénuées d’arbres. Dans les sites archéologiques arctiques et particulièrement dans les dépôts des 2 000 dernières années, la conservation des vestiges en bois est souvent remarquable et fournit aux archéologues des assemblages numériquement représentatifs. Pourtant, ces vestiges ont rarement fait l’objet d’études approfondies malgré l’intérêt d’étudier l’exploitation d’une telle ressource dans des régions qui ne la produisent pas. Cet article discute de la nécessité de connaître la nature des accumulations de bois flotté (modalités de formation des dépôts naturels, propriétés des matériaux disponibles, etc.) afin de mieux comprendre: 1) la formation des assemblages archéologiques en bois, 2) la disponibilité des bois d’oeuvre à l’époque d’occupation du site, et 3) les variables de la sélection des bois par les occupants des sites. L'article présente aussi les résultats d’un premier inventaire de la disponibilité et de la composition actuelle des amas naturels de bois flotté dans le détroit de Béring et dans le sud de la péninsule des Tchouktches. Il s’appuie sur l’étude de collections archéologiques de sites alaskiens datés du 6e et du 11e-15e siècles ap. J.-C. pour montrer comment l’établissement de tels référentiels sur les bois flottés devrait à long terme améliorer l’interprétation chronologique, technique, voire sociale, des vestiges en bois des sites de l’Arctique.
Abstract
Until the introduction of commercial wood, driftwood was the main wood resource for people along the coasts of northern North America and Siberia. In Arctic archaeological sites and particularly in the last 2,000 years deposits, wood remains are often well preserved and provide archaeologists with large and representative samples of what was used at a site. However these remains have not been analyzed in great detail despite the interest of studying the use of wood in regions lacking trees. This paper discusses the importance of recording systematic and precise data on driftwood accumulations and wood use in order to better understand: 1) the formation of wooden assemblages, 2) driftwood availability at the time the site was occupied, and 3) users’ selection choices. A survey of modern driftwood accumulations, distribution, Availability and composition in Bering Strait and southern Chukchi Peninsula is also presented. It draws on the study of archaeological collections of Alaskan sites dated to the 6th century and the 11th-15th centuries A.D. to show how establishing such data bases should, in the long run, improve the chronological, technical or even social interpretation of wood remains from arctic sites.
Corps de l’article
Introduction
Dans le village de Barrow sur la côte nord de l’Alaska (Figure 1), plusieurs Iñupiat affirment que pour trouver du bois flotté de bonne qualité, il faut aller à l’est, au-delà de Nuvuk, là où le bois est le plus abondant, là où les troncs ont les plus gros diamètres, parce que là-bas, le bois vient du Canada, du Mackenzie. À Barrow, ils assurent aussi que le très rare «bois rouge» arrive de Sibérie et que les épaisses plaques d’écorce sont celles du peuplier baumier (Populus balsamifera L.)[1]. De même, dans le sud de la péninsule des Tchouktches, à Provideniya, certains Yupit sibériens[2] disent que le bois flotté vient d’Alaska mais aussi du Kamchatka (Lyudmila I. Ainana, comm. pers. 2001).
Quelle est l’origine de ce savoir local? Comment ces populations ont-elles établi que le bois provient d’un endroit donné? Est-ce par empirisme, oralité ou plus récemment par la biais de l’école et des médias[3] ? En effet, combien de Tchouktches ou de Yupit sibériens ont physiquement été au Kamchatka? Quoi qu’il en soit, au travers de leur discours sur cette ressource, nous accédons à leur représentation de l’espace et à l’étendue de leurs connaissances géographiques. Ce matériau apporté par les fleuves et la mer est bien le témoin d’un ailleurs indirectement accessible. Il est évident que le Kamchatka est loin de l’environnement local des Yupit sibériens de même que la Sibérie s’étend au-delà du territoire exploité directement par les Iñupiat de Barrow. Rappelons néanmoins que le nord de l’Alaska était relié à la Sibérie et au Kamchatka par un réseau d’échange encore actif au 19e siècle (Bockstoce 1988; Mason 1998; Oswalt 1967; Sheehan 1995), et que certains font remonter au 12e siècle ap. J.-C. (Sheehan 1995). Même indirectement, il a pu exister par le passé une certaine connaissance des régions d’où les bois provenaient.
La présence du bois flotté, et l’idée même que les gens s’en font, élargissent leur façon de percevoir l’environnement. L’image du matériau est enrichie: ce n’est plus un arbre, mais un produit issu des forêts, transporté par les fleuves, livré par la mer; ce n’est plus un matériau vivant mais déjà le résultat d’une série d’évènements et de transformations: abattage, écorçage, ébranchage, lessivage, séchage. On pourrait ainsi poursuivre la réflexion et s’interroger sur la notion de l’arbre chez les Inuit du Haut Arctique où plusieurs dizaines de générations ont vécu dans un milieu qui en était totalement dépourvu. En Alaska, et dans l’Arctique occidental canadien la question se pose moins car les populations établies au nord de la ligne des arbres restent proches de la forêt. Les expéditions vers les milieux boisés étaient possibles et les témoignages en sont nombreux. Des liens d’échange existaient d’ailleurs entre les groupes occupant ces deux environnements (Bockstoce 1988; Murdoch 1892; Jenness 1922; Oswalt 1967: 132-137).
La difficulté d’établir l’origine des bois flottés
Paradoxalement, cette connaissance, ce savoir local bien ancré dans les esprits aujourd’hui, est loin d’être aisément vérifiée par la science. Etablir l’origine d’un bois flotté demande un grand nombre d’analyses et nécessite des référentiels encore trop peu nombreux et parfois à l’état d’ébauche. Malgré certaines tentatives (Budkevic’ 1965; Marguerie et al. 2000), l’identification microscopique des bois ne permet pas d’identifier à l’espèce les épicéas (Picea sp.), mélèzes (Larix sp.) et autres essences qui caractérisent la forêt boréale nord-américaine et sibérienne, et qui forment les amas naturels. L’analyse dendrochronologique qui, elle, parvient à localiser la provenance de certaines de ces grumes, demande d’établir des séquences de référence pour la multitude des lieux d’origine possibles (Giddings 1941, 1952a) et, malgré leur multiplication récente (Eggertsson 1994a; Eggertsson et Laeyendecker; 1995; Johansen 1999, 2001; Johansen et al. 2001), il en existe encore peu. L’étude des flux océaniques et des courants marins amène à constater des inversions et des changements de direction ou d’intensité des flux d’une saison à l’autre, d’une année à l’autre, et au cours du temps (Dyke et al. 1997; Eggertsson 1994b; Tremblay et al. 1997). De plus, les informations obtenues au gré de conversations avec les habitants de villages côtiers d’Alaska révèlent de plus en plus l’influence saisonnière de la direction des vents dominants et des cycles de marées dans la livraison des bois (Alix et Wheeler 2004). Ainsi, les outils scientifiques demeurent imprécis et en dehors des analyses dendrologiques, la connaissance de l’origine des bois flottés dans l’Arctique circumpolaire repose souvent sur celle de la direction générale des flux océaniques et de la composition de la forêt boréale bordant les fleuves producteurs majeurs (Dyke et al. 1997; Eurola 1971; Häggblom 1982). Or, ces flux et cette végétation ont varié au cours du temps.
Dans les sites archéologiques des 2 000 dernières années qui contiennent les vestiges des ancêtres des Iñupiat, des Yupit, ou des Inuit, les objets en bois sont souvent remarquablement conservés. Pourtant, ils ont rarement fait l’objet d’une étude approfondie malgré l’intérêt d’étudier l’exploitation d’une ressource aussi essentielle. Les ligneux servaient aux charpentes des habitations semi souterraines, à celles des embarcations (kayaks et umiat) et des traîneaux. Leur usage était indispensable à de nombreuses activités quotidiennes et notamment à la chasse: sans la hampe en bois, la flèche ou le harpon ne sont rien. Plus rarement, le bois a servi de combustible lors de campements d’été ou chez quelques groupes bien précis. Enfin, matériau d’échange, il circulait aussi par voie anthropique probablement sous forme d’objets finis ou d’ébauche. Owen K. Mason (1998: 288-290) suggère qu’il était l’une des ressources clefs que les sociétés béringiennes de la fin du premier millénaire ap. J.-C. exploitaient et, éventuellement, se partageaient.
L’abondance des restes ligneux trouvés dans les sites et la richesse actuelle d’un savoir traditionnel du bois et du milieu, bien qu’influencé par plusieurs siècles de contact (Alix et Brewster n.d.), montrent que ce matériau a joué un rôle majeur dans le cycle de subsistance des populations du détroit de Béring. Aussi, il importe de proposer des stratégies d’étude pour l’analyse des assemblages archéologiques. En effet, face à la difficulté d’attribuer scientifiquement l’origine d’un bois flotté, comment établir l’existence d’échanges dans le matériel archéologique? De quels outils faut-il se doter pour comprendre les modalités de l’usage des bois, réfléchir à la disponibilité des bois d’oeuvre[4], aux variables de la sélection, aux modes de façonnage et à la formation des assemblages archéologiques?
Composantes culturelles et fluctuations climatiques dans le détroit de Béring
Le détroit de Béring est une zone écologiquement riche où plusieurs espèces marines forment d’abondantes colonies et où les cétacés viennent se nourrir du plancton que produit activement la rencontre des eaux chaudes du Pacifique et froides de l’océan Arctique (Figure 1). Les eaux sont néanmoins plus riches dans le sud de la péninsule des Tchouktches que le long de la côte alaskienne (Mason et Gerlach 1995). A l’intérieur des terres, les grands troupeaux de caribous constituent la principale ressource nutritive avec les nombreux bancs de saumons des deux principaux fleuves, le Yukon et l’Anadyr (Figure 1) (Bronshtein et Plumet 1995; Gerlach et Mason 1992; Mason et Gerlach 1995); fleuves qui rejettent aussi des bois chaque printemps. Ainsi, localisé à l’extrémité nord orientale du continent asiatique et nord occidentale du continent américain, le détroit de Béring a toujours été une zone de contact et de passage.
Plusieurs sociétés préhistoriques caractérisent le développement culturel de la région au cours du premier millénaire ap. J.-C.: Norton, Old Bering Sea (OBS), Okvik, Ipiutak, Birnirk, Punuk. Peu après l’an mille, ces groupes feront place à la culture de Thulé dont on trouve rapidement les traces dans l’ensemble de l’Alaska (Dumond 1987). La culture matérielle de ces différents complexes béringiens présente des affinités dont la nature est toujours l’objet de discussions. À la place des relations de descendance ou de filiation traditionnellement évoquées (Ford 1959; Larsen 1968; Stanford 1976), certains proposent plutôt des manifestations d’influence ou des phénomènes d’emprunt de traits stylistiques faisant suite à des conquêtes, des échanges ou une colonisation (Gerlach et Mason 1992; Mason et Gerlach 1995; Mason 1998, 2000). La réévaluation des datations au radiocarbone associées à ces cultures montre qu’elles étaient contemporaines durant le premier millénaire ap. J.-C. et particulièrement entre 600 et 900 ap. J.-C.[5] pour les groupes Ipiutak, Birnirk, Norton récent et Punuk (ibid.). Ces manifestations culturelles auraient donc une réalité plus géographique que chronologique et leur étude doit prendre en compte l’existence de pôles d’attraction (hotspots) riches en ressources naturelles (Mason et Gerlach 1995). Nous serions en présence de sociétés individuelles disposées en patchwork et impliquées dans un réseau d’interaction où circulent aussi des matières premières d’origine lointaine tel que le fer en provenance d’Asie (Gerlach et Mason 1992: 66-67). Cette région ferait donc partie d’un vaste réseau d’échanges dont elle ne serait pas le centre mais la périphérie orientale (McCartney 1988; Mason 1998).
La localisation géographique des pôles de ressources a pu varier en fonction des changements climatiques locaux à court ou long terme (Mason et Gerlach 1995; Mason 1998). En effet, la deuxième moitié du premier millénaire et le début du second millénaire ap. J.-C. sont marqués par une instabilité climatique et d’importantes fluctuations en matière de tempêtes ayant des conséquences sur l’abondance des ressources: un climat froid associé à de violentes tempêtes est favorable à la productivité des océans et par extension aux mammifères marins (Mason 1998, 2000, 2003). Ainsi, Mason (ibid.) observe une corrélation entre un refroidissement du climat et une occupation plus intense des côtes.
Dans ce contexte, la disponibilité des matières ligneuses a pu aussi être une préoccupation. Le déversement de troncs d’arbre par les fleuves est conditionné par la régularité des crues et des décrues (Mason 1998), par l’ampleur des précipitations hivernales et par des conditions de dégel plus ou moins violentes, parmi d’autres facteurs (Alix 2003a). En revanche, si la présence des amas de bois sur les côtes de part et d’autre du détroit de Béring varie dans l’espace et a fluctué au cours du temps, il existe des zones de dépôts réguliers, voire de surplus (Mason 1998), où le bois est somme toute relativement abondant. Ce sont ces zones qu’il importe de caractériser.
Les données géomorphologiques indiquent le début d’un épisode froid et orageux aux alentours de 900 ap. J.-C., date qui semble marquer la disparition des campements Ipiutak le long des côtes du nord-ouest de l’Alaska (Mason 2000). De plus, la nouvelle analyse des carottes de bois de la séquence dendrochronologique du fleuve Kobuk (Giddings 1952b) montre que l’intervalle 1150-1206 ap. J.-C. se caractérise par des températures froides alors que le siècle suivant (1207-1294 ap. J.-C.) est globalement plus chaud (Graumlich et King 1997), ce que les données géomorphologiques montrent également pour le 13e siècle, juste avant le début du petit Âge glaciaire (Mason et al. 1995). De leur côté, Livingston et al. (2003: 56) enregistrent une plus grande fréquence des crues de dégel du fleuve Yukon entre ~ 800 et ~ 1400 ap. J.-C. Du point de vue des bois flottés, si l’interdépendance des paramètres en jeu est encore à explorer (Alix 2003a), on suppose pourtant qu’une augmentation des crues du Yukon entraîne un plus grand nombre de troncs d’arbre en aval et que des conditions climatiques plus froides associées à des précipitations hivernales importantes et à des dégels violents causent vraisemblablement une augmentation du nombre de troncs charriés vers la mer (ibid.). Par ailleurs, une recrudescence des tempêtes est globalement favorable à la livraison des grumes sur les côtes ou du moins à leur redistribution (Alix 2003a: Mason 1998).
Un référentiel sur les bois flottés: outil pour l’étude des bois archéologiques
L’absence de données systématiques sur la composition des accumulations de bois flotté avait laissé de nombreuses questions sans réponse au terme de l’étude des bois utilisés par les populations thuléennes dans l’ouest et l’est de l’Arctique (Alix 2001). Quelles espèces s’accumulent dans quels endroits et en provenance de quelles régions, mais surtout dans quelles quantités et de quelle qualité? Quelles sont donc les caractéristiques des bois trouvés le long des côtes?
Il était donc essentiel de poser les fondements d’un référentiel sur lequel pourrait s’appuyer l’interprétation des nouvelles analyses de restes ligneux (Alix 2003b,c,d) conduites parallèlement sur trois sites de la côte nord-ouest de l’Alaska et suivant une méthode établie et décrite précédemment (Alix 2001: chap. 4):
Qitchauvik (Ipiutak, 550-650 ap. J.-C. [Mason 2000: 229, Table 12; Mason et al. 2003]),
Deering (Late Birnirk/Early Thulé, ca. 1000 ap. J.-C. [Bowers et al. 2000]), et
Uivvaq (Birnirk/Punuk, Thulé, à partir de ca. 1000 ap. J.-C. [Mason 2003]).
Le plus ancien des trois sites étudiés, Qitchauvik, localisé sur la côte nord de la baie de Norton, dans la baie de Golovnin (Figure 1), est également le site ipiutak le plus méridional d’Alaska (Mason et al. 2003). Sa géomorphologie montre qu’une période de tempêtes intensives a précédé l’occupation principale (ibid.). Le site de Deering, localisé sur la côte sud de la baie de Kotzebue (Figure 1) est célèbre pour son qargi de culture ipiutak fouillé par Larsen dans les années 1950 (Larsen 2001) et par les sépultures ipiutak et les niveaux d’occupations thuléens mis au jours dans les années 1990 (Bowers et al. 1999; Reanier et al. 1998). De ces fouilles récentes, les deux habitations du Thuléen ancien (Birnirk récent?) ont livré le plus grand nombre d’objets en bois et ont fait l’objet de mes recherches. L’occupation ipiutak de Deering, 600-800 ap. J.-C. (Gerlach et Mason 1992), a elle aussi été précédée par un épisode climatique fortement marqué par de violentes tempêtes (Mason 1999: 24). Le site de Uivvaq au cap Lisburne (Figure 1) a connu trois périodes d’occupation principales entre 900 et 1620 ap. J.-C. (Mason 2003). Le matériel des niveaux inférieurs est attribué à un Birnirk récent tandis qu’une présence Punuk est constatée dans la deuxième moitié du 12e siècle ap. J.-C. (ibid.). L’analyse stratigraphique et entomologique du site montre une correspondance entre les occupations et les épisodes climatiques froids et instables, tandis que les hiatus d’occupation correspondent à des épisodes plus doux, en particulier durant le 13e siècle ap. J.-C. (Mason 2003).
Afin de mettre en perspective le résultat des études techniques et xylologiques menées sur les objets, il était important dans un premier temps de mieux connaître la distribution actuelle des bois flottés le long des côtes du détroit de Béring et leur composition. J’ai donc établi une carte de répartition des bois et enregistré la composition de plusieurs accumulations, quantitativement et qualitativement. Cette démarche, tout en offrant une base comparative, permet de réfléchir à la circulation des matériaux, aux comportements d’acquisition et aux stratégies de sélection.
Les résultats de l’enquête menée pour relever les zones d’abondance actuelles de bois flotté reposent sur des observations personnelles, celles d’informateurs locaux ainsi que de chercheurs (Giddings 1941, 1952a) et d’explorateurs (Bockstoce 1988; VanStone et Kraus David 1977). Les bois de six accumulations d’Alaska et de Tchoukotka ont été répertoriés et échantillonnés (Figure 1): au sud de Barrow (Nunavak), dans les environs de Wainwright (Sinaruruk et Wainwright), au cap Lisburne, à l’est de Nome (Nome) et au sud de la péninsule des Tchouktches sur la côte juste en face de l’île d’Ittygran (Inaghpik). Au total 315 disques et échantillons ont été collectés et identifiés (Tableau 1).
Abondance et pénurie le long des côtes du détroit de Béring
La côte du nord-ouest de l’Alaska comporte deux zones d’abondance majeures, entre lesquelles la distribution varie. Au nord, Kaktovik reçoit une partie des bois que déverse le fleuve Mackenzie (Eggertsson 1994c; Giddings 1952a). C’est dans cette direction que les gens de Barrow vont chercher le «bon bois». A l’ouest, le fleuve Yukon est responsable des quantités impressionnantes de bois échouées dans la baie de Norton (Figure 2). Les côtes de la péninsule de Seward et le nord-est de l’île Saint-Laurent bénéficient aussi de cette décharge ainsi que de celle de fleuves plus méridionaux comme le Kuskokwim (VanStone 1958). La baie de Kotzebue reçoit en plus les bois versés par le Kobuk et les autres rivières boisées qui s’y jettent. Pourtant, en aucun cas leur contribution n’est comparable à celle du Yukon chaque printemps. Au delà de la baie de Kotzebue, l’abondance du bois varie avec l’orientation des côtes, la direction des courants et des vents. La côte en est souvent vierge sur plusieurs kilomètres et le bois s’accumule principalement dans les ravines.
Du côté russe du détroit, la situation est plus critique car peu de fleuves se déversent à proximité. L’Anadyr, seul grand fleuve sibérien à se jeter dans la mer de Béring, traverse sur ses deux tiers un environnement de toundra, ce qui réduit fortement le potentiel de bois flotté. Le cap Est (ou cap Dezhnev) est la seule zone d’abondance substantielle (S. Arutyunov, comm. pers. 2002; Y. Csonka, comm. pers. 2000) et il est probable que ces bois proviennent en grande partie du Yukon (Giddings 1941). Au sud de la péninsule des Tchouktches, les accumulations sont rares et les troncs plus épars encore que le long des côtes les plus pauvres de l’Alaska.
La question des essences et de leur provenance
La composition des accumulations de bois flotté est fortement liée à celle de la forêt boréale, dominée en Alaska par deux espèces d’épicéa: Picea glauca (Moench.) Voss et P. mariana (Mill.) B.S.P. Il est donc courant de supposer que l’épicéa est majoritaire dans les accumulations. L’échantillonnage des bois offre pourtant une image plus contrastée. Les feuillus, principalement saule (Salix spp.) et peuplier (Populus probablement P. balsamifera L.), sont abondants, parfois même plus que les conifères composés surtout d’épicéas (Figure 3). Les feuillus forment 30 à 50% des assemblages échantillonnés, ce qui est loin des 8% à 11% identifiés dans l’équipement de sites archéologiques thuléens (Alix 2001, 2003b) et des 16% comptés à Qitchauvik (Alix 2003c). Il y a donc une forte différence entre les collections archéologiques composées à 84-92% de conifères et les accumulations modernes qui n’en contiennent que plus ou moins la moitié (Tableau 1 et Figure 3). La question reste pourtant de savoir si ce constat reflète:
une modification récente de la composition des ligneux le long des fleuves, attribuable à des activités humaines ou à des changements climatiques;
une préférence des populations de la deuxième moitié du premier millénaire et du début du deuxième millénaire ap. J.-C. pour les bois de conifères et plus particulièrement l’épicéa; préférence qui pourraient tenir à des questions de mécanique, d’esthétisme ou de croyances[6];
des accumulations modernes biaisées par une ponction récente des conifères par les locaux pour leur utilisation comme bois d’oeuvre; hypothèse allant dans le sens d’une préférence traditionnelle et «ancestrale» pour l’épicéa.
L’hypothèse d’une préférence pour l’épicéa en tant que bois d’oeuvre est parfaitement concevable si l’on compare les propriétés physiques et les qualités mécaniques des différentes essences identifiées dans les accumulations, en particulier l’épicéa (Picea sp.) et le peuplier baumier (Populus balsamifera)[7]. Cette préférence est d’ailleurs rapportée par Oswalt (1957: 26; 1967: 147) et nous a été confirmée dans le sud-ouest de l’Alaska. En effet, dans la région de Togiak (Figure 1), le bois d’épicéa rejeté par le fleuve Kuskokwim est rarement trouvé le long des côtes alors que saules et peupliers y sont nombreux. Commodité précieuse, l’épicéa était un bois recherché qui s’échangeait parfois directement avec les habitants du delta du Kuskokwim (Alix et Wheeler 2004).
Ces éléments associés aux résultats de la récente étude des charbons de bois prélevés dans le site de Uivvaq sont des éléments en faveur de la réalité et de l’ancienneté d’une sélection précise et délibérée des bois pour la fabrication d’objets et de structures (Alix 2003a, d). À Uivvaq, l’étude des charbons de bois provenant de différents niveaux du midden (aire de déchets) permet de proposer une reconstitution de la composition passée des accumulations. L’identification de ces charbons fournit des résultats proportionnellement proches de ceux obtenus sur accumulations modernes et témoigne d’une sélection différentielle du bois d’oeuvre et du bois de feu (Alix 2003a).
L’absence du bouleau
Alors qu’il abonde le long des fleuves, le bouleau (probablement Betula papyrifera Marsh) est pratiquement absent des accumulations récentes, ce qu’explique sa faible durabilité, sa médiocre résistance aux agents de dégradation et l’imperméabilité de son écorce qui maintient l’humidité du bois et accélère sa dégradation. On identifie en moyenne un bouleau tous les 50 troncs collectés le long des côtes et souvent l’attaque fongique est bien avancée. A Togiak dans le sud-ouest de l’Alaska, Peter Abraham nous rapporte que le bois de bouleau flotté, occasionnellement trouvé sur la plage, n’est pas utilisable pour la fabrication d’objets; travailler ce bois demande que le bouleau soit coupé sur pied.
Once in a while you find one on the beach, but when it has the bark on it, it’s not very good wood because it soaks […] the bark keeps the wood from drying, it contains the moisture in there […] I guess the birch is not a good wood when you find it out on the beach. Somehow it does not dry right. But if a person cuts a birch while it’s green and takes the bark off and dries it for a couple of year, it’s a good material.
Abraham 2003
La situation du bouleau dans les accumulations de bois flotté contraste avec son emploi, même faible, pour la fabrication d’outils et d’ustensiles dans les niveaux ipiutak de Qitchauvik (Alix 2003c) et ipiutak et thuléen de Deering(Larsen 2001 ; Alix 2003b).
Dans les deux sites, la présence du bois de bouleau est associée à celle d’écorces de bouleau cousues ou découpées. Deering a livré des fragments de récipients en écorce, formés par pliage et principalement cousus avec de fines lanières de racine de saule et cerclés d’une racine de saule plus large (Alix 2003b). L’écorce de bouleau est courante dans les amas de bois flotté, toutefois elle prend la forme de petits rouleaux relativement secs, excellents pour démarrer un feu. Même si des fragments un peu plus larges sont occasionnellement trouvés, il est peu probable que ces écorces flottées aient servi à la fabrication de récipients pliés. Aussi, il est raisonnable de penser que le bois et une partie des écorces de bouleau trouvés dans les sites côtiers étaient obtenus à l’intérieur des terres. D’autres éléments de la culture matérielle vont dans le sens de liens étroits entre la côte et l’intérieur.
La question du mélèze et de l’origine des bois des rives sibériennes
Du côté sibérien, la taïga est dominée par le mélèze sibérien (Larix dahurica Turcz.). L’échantillonnage des plages d’Inaghpik, au sud-est de la péninsule des Tchouktches, montre pourtant la prépondérance de l’épicéa bien que suivi de très près par le mélèze et le saule. Dans l’ensemble, le peuplier est bien moins abondant que sur les côtes alaskiennes et le bouleau est totalement absent. Aucune information n’existe pour le nord de la Tchoukotka. En revanche aucun fragment de mélèze n’a été identifié à ce jour dans les accumulations alaskiennes[8], ce qui n’exclut pas sa présence mais confirme sa rareté. Le tamarack (Larix laricina), mélèze américain, est quant à lui peu courant dans la forêt boréale nord-américaine et dans le bois flottant le long des fleuves Yukon, Kuskokwim ou Mackenzie (Eggertsson 1994c: 129; Alix et Brewster n.d.). Dans les collections archéologiques de la côte du nord-ouest de l’Alaska, le mélèze (Larix sp.) est lui aussi rare. Quelques fragments ou objets sont identifiés dans le Thuléen ancien de Deering et de Uivvaq (Alix 2003b, d) et avaient été identifiés dans le Thuléen de Walakpa juste au sud ouest de Barrow (Alix 2001: 342). À Qitchauvik, l’identification du mélèze n’est pas certaine[9] mais cette espèce a pu servir à la fabrication d’une pointe (Alix 2003c: 86). Le mélèze, essence à la coloration brune/rougeâtre, possède des qualités mécaniques souvent supérieures à celles de l’épicéa, surtout en terme de résilience et de flexibilité (Panshin et De Zeeuw 1970; Forest product Laboratory 1987: Table 4; Tsoumis 1991). Ces qualités ont d’ailleurs été spécifiquement mises à profit dans le Haut Arctique canadien par des groupes thuléens venus d’Alaska (Alix 2001: 389-393). Ainsi, le mélèze pourrait-il être le bois que les gens appellent «bois rouge», expression entendue de la Tchoukotka au nord et au sud-ouest de l’Alaska et que l’on trouve également dans la terminologie groenlandaise[10]. Comment le mélèze était-il employé du côté russe du détroit de Béring? L’étude de collections provenant de la péninsule des Tchouktches devient indispensable pour explorer cette question.
Giddings considère que les accumulations de l’île Saint-Laurent, proches des côtes sibériennes (Figure 1), sont composées d’épicéas alaskiens, complétés de mélèzes provenant de l’Anadyr et d’autres rivières du nord de l’Asie (Giddings 1941). Cette suggestion n’a jamais été contrôlée par la dendrochronologie. Or, comme mentionné précédemment, l’Anadyr traverse essentiellement un environnement de toundra et ne semble pas contribuer fortement aux accumulations. Certains, dans le sud de la péninsule des Tchouktches disent que les bois viennent aussi du Kamchatka, ce qui ne va pourtant pas de soi à la lecture de la carte générale de la circulation océanique dans la mer de Béring (Figure 1, voir www.pmel.noaa.gov/bering/pages/ bseamap5.html). Si le fleuve Kamchatka bordé d’épicéa, de mélèze et de bouleau, rejette des troncs dans la mer de Béring, l’espèce Picea ajanensis (Lindl. et Gord.) Fish. viendrait s’ajouter aux épicéas alaskiens, multipliant encore la diversité des signatures dendrochronologiques et compliquant d’autant la vérification de l’origine des bois flottés.
Toutefois, compte tenu de la direction des flux du Pacifique et de la mer de Béring, des bois en provenance du Kamchatka mettraient environ cinq à six ans pour atteindre la mer de Béring (Ebbesmeyer 2001), ce que le temps de flottaison de l’épicéa ou du mélèze ne permet pas (environ 17 mois pour l’épicéa ; 9 à 10 mois pour le mélèze, voir Häggblom 1982: Table 1). En effet, pour atteindre le nord de la mer de Béring, ces troncs, d’abord entraînés par le courant du Kamchatka, puis le courant Oyashio, passeront par le Nord Pacifique qu’ils traverseront grâce à la dérive Nord Pacifique pour atteindre le golfe d’Alaska et alors seulement traverser l'archipel des Aléoutiennes et rejoindre la mer de Béring (Figure 1). Sauf si, au moment où les bois sont relâchés à l’embouchure du fleuve Kamchatka, les vents ne prévalent sur les courants et n’entraînent directement les bois vers le nord. C’est le cas à l’embouchure du fleuve Yukon au moment du dégel, où contrairement à la direction nord des principaux courants, les bois descendent vers le sud et viennent s’échouer, «si les vents sont favorables» dans les environs d’Hooper Bay (Bosco Olsen, comm. pers. 2002; Alix 2003a).
La qualité des bois accumulés sur les côtes du détroit de Béring
L’abondance et l’espèce ne sont pas les seuls critères à considérer si l’on veut reconstituer la disponibilité des bois d’oeuvre, et comprendre les variables de la sélection et de la formation des assemblages archéologiques.
Il n’y a pas toujours de corrélation stricte entre la disponibilité locale d’un bois et son utilisation. Plus précisément, l’absence d’accumulation n’exclut pas l’emploi continu et régulier des ressources ligneuses. Sur l’île King, par exemple (Figure 1), la topographie accidentée et pentue des côtes rocheuses empêchait les bois de se déposer. Depuis les hauteurs de leur récif, les chasseurs guettaient les grumes flottantes, comme ils guettaient les phoques et les autres mammifères marins. Ils savaient même évaluer à distance la condition et la qualité des grumes et partaient alors à la poursuite de ces proies ligneuses qu’ils «harponnaient» et ramenaient à la rive (Giddings 1941: 46). Les habitations de l’île King étaient construites sur pilotis pour compenser la dénivellation du terrain. Elles employaient un grand nombre de ces perches et troncs de bois collectés en pleine mer.
Un tel procédé d’acquisition de matières ligneuses ouvre des perspectives archéologiques séduisantes et élargit les interprétations possibles. En effet dans un contexte où la disponibilité en bois est faible, il est courant de proposer son obtention par le biais d’échanges ou lors de déplacements vers des zones mieux pourvues. En fait, il s’agit ici d’une «pêche» locale de bois «exotiques». Le «harponnage» des grumes en pleine mer n’était pas propre aux King Islanders. De mémoire d’homme, il était pratiqué dans les environs de Barrow où les troncs viennent pourtant encore régulièrement s’échouer sur les côtes (K. Toovak, comm. pers. 2001; H. Brower Jr., comm. pers. 2001). Cette technique de pêche au bois est aussi attestée dans la région d’Ammassalik, à l’est du Groenland (Gessain 1984: 85)[11]. Cette forme d’acquisition des bois sous-tend l’idée que les artisans recherchaient des bois de qualité. Préoccupation que reflètent d’ailleurs les termes des langues inuktitut, inupiaq ou yupik utilisés pour désigner les différents bois flottés en fonction de leurs caractéristiques physiques (voir Gessain 1984: 85; Jacobson 1984; Petersen 1986: 18; Petitot 1876; Billy 2002 parmi d’autres).
Dans son article de 1998, Mason s’interroge sur la quantité de bois dont disposaient les groupes ipiutak. Ces derniers utilisaient le bois non seulement dans leur construction mais aussi comme combustible, alors que leurs contemporains employaient de la graisse animale. Compte tenu de la corrélation qui pourrait exister entre l’arrivage des bois et certaines conditions climatiques influant sur l’intensité des crues et la fréquence des tempêtes, Mason propose que les Ipiutak exploitaient le bois que les tempêtes du Néoglaciaire (1600 av. J.-C à 700 ap. J.-C) leur avaient légué (Mason 1998: 290). Sans discuter de la réalité de ce legs, la question est pourtant de savoir si une telle réserve de bois était exploitable. En effet, la toundra humide recouvrant la plupart des côtes alaskiennes accélère la décomposition des troncs échoués. On estime qu’ils se conservent un à deux siècles sur la côte de la mer de Beaufort (Reinmitz et Maurer 1979) et qu’une fois séchées, les grumes échouées sont utilisables pendant au moins 50 ans (Oswalt 1967: 148). Pourtant, le long de la mer des Tchouktches, les troncs qui formaient la ligne de débris de la tempête d’octobre 1963 (Hume et Schalk 1967; Norton, comm. pers. 2001; Tarzic, comm. pers. 2001) étaient tous, 38 ans seulement après l’évènement, dans un état de décomposition avancée. La situation était analogue dans la baie de Norton pour les bois déposés par la tempête de 1974 (Sallenger 1983) (Figure 4). Ainsi, il apparaît que des troncs déposés par une tempête il y a 40 ans et laissés sans assistance, autrement dit sans être correctement séchés, ont peu de chance d’être encore aptes à la construction. Au mieux seraient-ils bon à brûler, ce qui explique peut-être le grand nombre de foyers ouverts de l’Ipiutak.
Le bois d’oeuvre était donc un bois de qualité, choisi certainement parmi les plus récemment échoués, les moins détrempés et les moins décomposés. Le fait que les Inupiat évaluaient depuis la côte la qualité des grumes encore flottantes, appuie d’ailleurs cette idée. Une fois appropriés et parfois marqués (Giddings 1941: 44), les troncs étaient mis à sécher verticalement pour un usage ultérieur. Le séchage des bois flottés disposés en tipi est encore pratique courante dans la baie de Norton et dans le sud-ouest de l’Alaska (Figure 5).
Conclusion
L’élaboration d’un référentiel sur les bois flottés actuels et l’étude de collections archéologiques visent à mieux comprendre les comportements d’exploitation des bois dans le détroit de Béring.
Le bois flotté, matériau exogène, parfois exotique, est collecté localement. Il renvoie à la notion de territoire et à un savoir traditionnel, à celui du territoire exploité et à sa place dans l’espace représenté. Depuis quand les gens mettent-il un nom de lieu sur l’origine des bois et comment s’est développé ce savoir? Autant de questions auxquelles l’archéologue ne peut répondre.
L’enregistrement des lieux d’abondance du bois flotté fait ressortir les zones de surplus dans la baie de Norton et dans la région de Kaktovik tout au nord. Il signale également un certain déséquilibre des ressources ligneuses aux abords du détroit de Béring et dans le nord de l’Alaska. Tel que mentionné précédemment, les eaux marines sont les plus productives et les plus riches en mammifères marins dans le sud de la péninsule des Tchouktches (Mason et Gerlach 1995; Mason 1998), là où justement elles se révèlent les plus pauvres en bois. La pauvreté en bois au sud de la péninsule des Tchouktches est peut-être un phénomène récent, toutefois ce déséquilibre offre une hypothèse de travail séduisante pour l’étude de l’importance du bois dans le contexte économique et culturel du premier millénaire ap. J.-C.
En outre, la côte de la péninsule des Tchouktches, pauvre en bois dans sa partie méridionale, reçoit du mélèze. Ce bois rouge, aux qualités mécaniques souvent supérieures à celles de l’épicéa, a-t-il fait l’objet d’échanges? Historiquement, ceux de Tchoukotka échangeaient des peaux de renne contre des récipients en bois avec ceux de Gambell, Nome, Wales et Barrow (Lyudmila I. Ainana, comm. pers. 2001). Les quelques rares fragments et objets de mélèze dans les collections archéologiques alaskiennes sont-ils les témoins d’échanges ou de l’arrivage occasionnel de grumes de mélèze sur les côtes alaskiennes? Le mélèze correspond peut-être au «bois rouge» mais cette expression pourrait aussi renvoyer au bois de compression des conifères et en particulier de l’épicéa qui est aussi nommé «bois rouge» dans de nombreuse autres langues (Duncker et Warensjoe 2003: Table 1)[12]. Quoi qu’il en soit, l’invention du «bois rouge» et la convoitise qui l’entoure renforcent l’importance de la qualité des bois d’oeuvre et de leur reconnaissance dans les étapes de sélection des matières ligneuses.
Cette notion de qualité est primordiale pour interpréter les structures et les collections archéologiques en bois provenant d’Alaska et du reste de l’Arctique que mettent en perspective, selon un canevas chronologique détaillé, les datations au radiocarbone et/ou dendrochronologiques qui leurs sont associées. Il importe donc d’évaluer l’aptitude des bois flottés à fournir des bois d’oeuvre de qualité; bois d’oeuvre qu’il faut distinguer des bois de chauffe qui appartiennent à un autre registre d’exploitation comme le montrent les travaux de Théry-Parisot (2001). De nombreux éléments ethnographiques et linguistiques indiquent que les artisans savaient évaluer la qualité et la valeur des bois. Ces éléments sont parfois détectés durant l’étude des collections archéologiques. Beaucoup restent pourtant à déchiffrer si l’on veut analyser plus finement encore les bois archéologiques, comprendre les étapes de la sélection, et mettre en parallèles les modalités de l’usage des bois sur un site et les données climatiques existantes. Admettre un usage de bois d’oeuvre de qualité, c’est-à-dire de bois flottés «frais», récemment échoués, non détrempés, etc., permet d’établir un lien direct entre la quantité de bois exploitée dans un site et celle échouée (ou capturée) dans les environs du site durant sa période d’occupation. Cette hypothèse pourrait ainsi expliquer pourquoi les datations au radiocarbone sur bois flottés — paradoxalement mal aimées des archéologues qui les considèrent trop imprécises[13] — sont en réalité souvent en accord avec les datations obtenues sur os de mammifères terrestres (Mason 1998; Morrison 1989). Si ce paradigme était confirmé par la multiplication des études et des datations de bois archéologiques, les bois exploités par les populations de l’Arctique occidental et les autres vestiges ligneux trouveront enfin leur place dans les reconstitutions du passé récent de l’Arctique.
Parties annexes
Remerciements
Cette recherche s’est déroulée dans le cadre d’un projet post-doctoral financé par la Fondation Fyssen (France). Une partie des informations utilisées dans cet article a été obtenue par la suite lors d’un projet financé par l’Institut Polaire français (IPEV), l’International Arctic Research Center (directeur S. Akasofu) et le fond Geist de l’University of Alaska Museum. Je remercie particulièrement Owen Mason, Dave Norton, Glenn Sheehan, Anne Jensen et Gary Laursen sans l’aide précieuse desquels les études de terrain n’auraient pas eu lieu. Je remercie toutes les personnes des communautés d’Alaska et de Tchoukotka dans lesquelles j’ai eu la chance de travailler pour les nombreuses informations qu’elles ont accepté de partager. Owen Mason et Pete Bowers m’ont confié l’étude des collections archéologiques de Qitchauvik, Uivvaq et Deering et je leur en suis reconnaissante. En Tchoukotka, Sveta Yamin a eu la gentillesse d’être mon interprète russe alors qu’elle avait aussi son propre terrain à conduire. J’ai bénéficié des conseils et de nombreuses discussions stimulantes avec plusieurs chercheurs de l’Université d’Alaska et je tiens tout particulièrement à remercier Owen Mason, Dave Norton, Glenn Juday, David Koester et Karen Brewster. Je remercie également l’Alaska Quaternary Center (Paul Matheus), l’University of Alaska Museum (Molly Lee et Dan Odess) et le département de Sciences Forestières (Glenn Juday) de l’University of Alaska Fairbanks de m’avoir si bien accueillie dans leurs départements. Je remercie enfin deux évaluateurs anonymes pour leurs judicieux commentaires et leurs corrections, et demeure seule responsable des erreurs qui ont pu se glisser dans ce texte.
Notes
-
[1]
La nomenclature suit Viereck et Little (1991).
-
[2]
Yupik sibérien (Siberian Yupik), pluriel: Yupit (orthographe: Alaska Native Language Center www.uaf.edu/anlc/langs/sy.html, voir aussi Woodbury 1984: 51).
-
[3]
Voir, par exemple, Vakhtin et Krupnik (1997).
-
[4]
J’entends par bois d’oeuvre les bois de construction et de menuiserie c'est-à-dire toute pièce de bois destinée à la fabrication d’objets, d’outils, d’armes et de structures. Le bois d’oeuvre se distingue du bois de feu destiné à la combustion.
-
[5]
Les datations rapportées dans cet article sont celles calibrées (datations seules ou intervalles) telles qu’elles apparaissent dans Gerlach et Mason (1992) et dans Mason (1998, 2000).
-
[6]
Jenness (1922: 184) rapporte cette croyance des Inuit du Cuivre dans l’Arctique canadien selon laquelle brûler du peuplier baumier provoquerait un temps très froid. A ce jour pourtant, nous n’avons pas trouvé de croyances similaires pour l’Alaska.
-
[7]
Jusqu'ici, la question des conséquences du flottage (lessivage, écorçage, séchage, etc.) sur les qualités mécaniques des bois reste à explorer (voir aussi Alix 2001: 117-118).
-
[8]
À l’exception d’un tronc aux extrémités sciées trouvé dans l’accumulation Nunavak juste au sud de Barrow. Toutefois, nous ne le considérons pas comme représentatif des bois qui viennent naturellement, depuis leur chute dans les fleuves, s’échouer sur les plages.
-
[9]
Le genre Larix est anatomiquement très proche du genre Picea même si les deux arbres sont très différents dans la forêt. Il est donc souvent impossible de les départager sous le microscope. En conséquence, la part du mélèze employée par les occupants des sites pourrait être supérieure à celle que reflètent les résultats de l’analyse xylologique.
-
[10]
Pingeg est un bois rouge à texture régulière sans noeuds […] c’est un bois dur qui résiste à de fortes charges […] (Petersen 1986: 18, notre traduction). Il s’agit vraisemblablement du mélèze (voir Alix 2001: 391).
-
[11]
Il n’est pas certain que, par le passé avant l’introduction des bateaux à moteur, le chasseur iñupiaq des environs de Barrow pratiquait cette pêche au bois depuis son kayak comme le faisait le chasseur de l’île King ou de la région d’Ammassalik. En effet, n’étant pas adapté à la violence des vagues, le kayak des environs de Barrow et de Kotzebue n’était pas utilisé en pleine mer (Zimmerly 2000: 56 et 65). Apparemment, dans le sud-ouest de l’Alaska, le chasseur yup’ik ne se risquait pas non plus à ce genre d’exercice (Alix et Wheeler 2004).
-
[12]
Red-wood en anglais, «veine rouge» en français, rotholz en allemand, legno rosso en talien (Duncker et Warensjoe 2003: Table 1). Pour une discussion du bois de compression et de ces usages par les peuples de l’Arctique voir Alix (2001, 2003e: 211).
-
[13]
Les bois de structure peuvent provenir du recyclage d’habitations plus anciennes. Il est donc difficile de contrôler le temps écoulé entre la mort de l’arbre et son utilisation par l’homme. Pour les bois flottés au risque de recyclage vient s’ajouter l’absence d’information sur le temps écoulé depuis la chute de l’arbre dans le fleuve et sa livraison sur une côte. D’où l’importance de multiplier les datations dendrochronologiques associées à des datations au radiocarbone et à une bonne compréhension des modalités de l’usage des bois dans chaque site.
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