Volume 60, numéro 1, 2024 Tierno Monénembo. « De vent, de salive et d’encre » Sous la direction de Josias Semujanga
Sommaire (12 articles)
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Présentation. Tierno Monénembo. « De vent, de salive et d’encre »
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Liste des sigles utilisés dans ce dossier
Inédit
Temps et histoire
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Tierno Monénembo, l’histoire et la crise du temps
Christian Uwe
p. 29–45
RésuméFR :
La publication, en 1995, de Pelourinho marque un élargissement de l’univers romanesque de Monénembo, aussi bien dans l’espace que dans le temps, grâce à l’exploration de la question de la traite négrière. Depuis, de nombreuses oeuvres de l’auteur dissèquent l’histoire mondiale du continent africain, c’est-à-dire la confrontation des Africains avec les idées, les cultures et les acteurs politiques venus d’ailleurs (islam, christianisme, colonialisme, traite). Avec ce tournant, Monénembo se fait le chroniqueur d’une « crise du temps », crise aux multiples strates dont les personnages n’ont pas toujours conscience et qui affecte pourtant le cours de leurs destins individuel et collectif. Cet article étudie la façon dont l’auteur sonde cette crise dans Pelourinho et dans Peuls (2004). Il développe notamment l’idée que l’accélération du temps observable dans ces deux romans sous-tend un tragique de l’Histoire qui s’inscrit jusque dans le corps et l’intimité des personnages.
EN :
The publication of Pelourinho in 1995 marked a broadening of Monénembo’s novelistic universe, both in space and time, owing to his exploration of the slave trade. Since then, many of the author’s works have dissected the global history of the African continent, that is, the confrontation of Africans with ideas, cultures and political actors that came from elsewhere (Islam, Christianity, colonialism, the slave trade). With this turning point, Monénembo chronicles a “crisis of time,” a multi-layered crisis of which the characters are not always aware, and yet which affects the course of their individual and collective destinies. This article examines how the author explores this crisis in Pelourinho and Peuls (2004). In particular, it develops the idea that the acceleration of time observable in these two novels underpins a tragedy of History that inscribes itself into the bodies and intimacy of the characters.
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Le Peul dans l’histoire selon Tierno Monénembo
Cheikh Mouhamadou Soumoune Diop
p. 47–62
RésuméFR :
La suite de romans de Monénembo constituée de Peuls (2004), Le roi de Kahel (2008), Le terroriste noir (2012), peut être lue comme la volonté de l’auteur de rappeler la place de sa communauté (les Peuls de l’Afrique de l’Ouest) dans l’histoire mondiale. Le premier roman constitue le socle qui explique les fondements de la culture peule ; le deuxième propose, au-delà des récits mythiques ou populaires, une reconstruction des faits historiques relatifs à la conquête du Fouta Djalon, le terroir peul de la Guinée natale de l’auteur ; le troisième réhabilite un personnage peul oublié de l’histoire coloniale et de la littérature scientifique, Addi Bâ, figure de la Résistance française. De l’un à l’autre, s’affirme une circularité de ce qui fait l’homo fulanus. Thématiquement liés, ils racontent les événements historiques marquants et les aventures d’un peuple qui a traversé le temps et son lot de violences. Ils sont saga, affirmation d’une identité collective et témoignage d’une « capacité de résilience africaine ». Cet article propose donc, dans une perspective transdisciplinaire, une lecture monographique du roman historique chez Monénembo.
FR :
Monénembo’s series of novels, consisting of Peuls (2004), Le roi de Kahel (2008) and Le terroriste noir (2012), can be read as the author’s desire to recall the place of his community (the Peuls of West Africa) in world history. The first novel provides a basis for explaining the foundations of Peul culture; the second goes beyond mythical or popular tales to offer a reconstruction of the historical facts surrounding the conquest of Fouta Djalon, the Peul territory in the author’s native Guinea; the third rehabilitates a Peul character forgotten in colonial history and scientific literature, Addi Bâ, a figure of the French Resistance. From one to the other, a circularity of what makes homo fulanus emerges. Thematically linked, they recount key historical events and the adventures of a people who have lived through time and its share of violence. They are a saga, an affirmation of a collective identity and a testimony to an “African capacity for resilience.” From a transdisciplinary perspective, this article proposes a monographic reading of Monénembo’s historical novel.
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Des scénographies pour faire communauté ? Les fictions de Tierno Monénembo
Christine Le Quellec Cottier
p. 63–76
RésuméFR :
Les romans de Monénembo questionnent la mémoire et l’histoire tout en revendiquant leur caractère fictionnel et artistique. Chacun existe grâce à une proposition formelle qui récuse les identités figées et ne se résume pas au statut de discours d’escorte du réel. Le narrateur et la scène énonciative des fictions s’opposent à une réception qui définit la légitimité de la parole en fonction de l’origine de l’auteur. La création artistique agit sur son destinataire ; elle porte des enjeux politiques et historiques ; elle offre d’abord une expressivité dans la langue qui est un espace de liberté, où se construit le sens. Au coeur de l’oeuvre de Monénembo, cette force n’est jamais un miroir du réel mais ce qui « rend visible » (Paul Klee). Nous montrons comment cette oeuvre, par son originalité et sa diversité, participe à l’élaboration de l’« universel latéral » que Souleymane Bachir Diagne pose comme modalité indispensable du renouvellement du lien entre les cultures, les êtres et le passé : la fiction convoque, sans obligation référentielle, les ressemblances et les proximités, plutôt que les impossibilités à faire communauté.
EN :
Monénembo’s novels question memory and history, while asserting their fictional and artistic character. Each exists thanks to a formal proposition that rejects fixed identities and is not reduced to the status of an escorting discourse of reality. The narrator and the enunciative scene of the fictions stand in opposition to a reception that defines the legitimacy of speech according to the author’s origin. Artistic creation acts on its recipient; it bears political and historical stakes; it offers first and foremost an expressiveness in language that is a space of freedom, the one where meaning is constructed. At the heart of Monénembo’s work, this force is never a mirror of reality, but what “makes visible” (Paul Klee). We show how the originality and diversity of Monénembo’s work contribute to the development of the “lateral universal” that Souleymane Bachir Diagne posits as an indispensable modality for renewing the link between the cultures, the beings and the past: fiction summons, without referential obligation, the similarities and the proximities, rather than the impossibilities of building community.
Poétiques du récit
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Le pouvoir du langage. Double enquête dans Un attiéké pour Elgass de Tierno Monénembo
Christiane Ndiaye
p. 79–97
RésuméFR :
Les études sur l’oeuvre de Monénembo tiennent assez rarement compte du quatrième roman de l’écrivain, Un attiéké pour Elgass, qui semble occuper une place à part dans sa production. Il présente en effet une forme hybride où le populaire et le « lettré » se rencontrent. Sans se réclamer ouvertement du roman policier, le roman convoque plusieurs de ses composantes pour construire une double enquête dont l’une cherche à élucider les circonstances de la mort d’Elgass, tandis que l’autre s’éloigne du canon du genre en inscrivant dans le texte un questionnement sociopolitique sur les dérives des indépendances africaines. Une analyse intertextuelle révèle que le roman renvoie spécifiquement au célèbre classique d’Agatha Christie, Le meurtre de Roger Ackroyd, dont il emprunte plusieurs procédés et motifs, pour les redistribuer, les adapter au contexte africain et les mettre au service d’un discours moins ludique. D’une part, la fonction de la narration truquée déjoue les attentes du lecteur et met en lumière le dérèglement de l’ordre social lorsque l’usage du « mensonge bien arrangé » se généralise ; d’autre part, la mise en scène du pouvoir de la parole collective (la rumeur) suggère que le langage dispose encore de ressources pour contrer cette glissade vers le chaos.
EN :
Studies of Monénembo’s work rarely take into account his fourth novel, Un attiéké pour Elgass, which seems to occupy a special place in his output. It presents a hybrid form where the popular and the “literate” meet. Without openly claiming to be a detective story, the novel draws on several of its components to construct a double investigation, one of which seeks to elucidate the circumstances surrounding Elgass’s death, while the other departs from the genre’s canon by inscribing in the text a socio-political questioning of the failings of African independence. An intertextual analysis reveals that the novel refers specifically to Agatha Christie’s celebrated classic, The Murder of Roger Ackroyd, from which it borrows several devices and motifs, only to redistribute them, adapting them to the African context and placing them at the service of a less playful discourse. On the one hand, the function of the rigged narrative thwarts the reader’s expectations and highlights the disruption of the social order when the use of “well-arranged lies” becomes widespread; on the other, the staging of the power of the collective word (rumor) suggests that language still has resources to counter this slide into chaos.
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Au-delà des normes. Déplacement et opposition chez Tierno Monénembo
Eugène Nshimiyimana
p. 99–112
RésuméFR :
Dans l’avertissement à Les sept solitudes de Lorsa Lopez (1985), Sony Labou Tansi définit l’art comme « la force de faire dire à la réalité ce qu’elle n’aurait pu dire par ses propres moyens ou, en tout cas, ce qu’elle risquait de passer volontairement sous silence ». Chez Ross Chambers, cette force confère à la littérature le statut d’« enfant terrible » en ce sens qu’elle bouleverse les mentalités par sa volonté de « changer le monde » (Room for Maneuver, 1991). Rien ne peut mieux définir l’oeuvre de Monénembo, dont la tension morale se situe dans cet effort de faire dire à la réalité ce qu’elle ne voudrait pas articuler. Elle y arrive en prenant à contre-pied le réalisme par un décalage constant du référent, qu’il soit social, politique ou historique. L’écriture de Monénembo opère dans un « espace oppositionnel » (R. Chambers), où l’art du déplacement permet la liberté du dire. À partir de Les crapauds-brousse (1979), Les écailles du ciel (1986) et L’aîné des orphelins (2000), cet article montre comment la tactique de l’écart permet au romancier de contourner l’indicible du réel.
EN :
In the foreword to Les sept solitudes de Lorsa Lopez (1985), Sony Labou Tansi defines art as “the power to make reality say what it could not have said on its own, or at least what it risked keeping voluntarily unsaid.” For Ross Chambers, this strength confers on literature the status of “wild child” in the sense that it disrupts mentalities through its desire to “change the world” (Room for Maneuver, 1991). Nothing could better define Monénembo’s work, whose moral tension lies in this effort to make reality say what it does not wish to articulate. It achieves this by countering realism with a constant shift in the referent, whether social, political or historical. Monénembo’s writing operates in an “oppositional space” (R. Chambers), where the art of displacement allows freedom of expression. Based on Les crapauds-brousse (1979), Les écailles du ciel (1986) and L’aîné des orphelins (2000), this article shows how the tactic of distance enables the novelist to bypass the unspeakableness of reality.
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Exploration du voyage littéraire dans les romans de Tierno Monénembo
Désiré Nyela
p. 113–130
RésuméFR :
Comment (re)lire aujourd’hui, avec justesse et pertinence, Tierno Monénembo ? Comment appréhender cet écrivain prolifique dont l’oeuvre peut s’avérer déroutante en raison de son grand éclectisme ? Telles sont les questions au coeur de notre réflexion sur une oeuvre romanesque qui, à bien y regarder de près, s’inscrit sous le signe de la traversée : traversée des langues, des genres, des lieux, des mémoires, des cultures ; une oeuvre dont le carrefour se veut résolument la matrice de l’écriture. Cet article examine l’oeuvre romanesque de Monénembo au prisme d’une trajectoire, et d’une double aventure – celle de l’écriture, celle de la lecture –, à saisir comme manifestation, dans sa dimension la plus performante, de la puissance même de la littérature.
EN :
How can we (re)read Tierno Monénembo today, with fairness and relevance? How can we apprehend this prolific writer whose work can be disconcerting due to its great eclecticism? These are the questions at the heart of our reflection on a work of novelistic writing which, if we were to take a close look at it, inscribes itself under the sign of crossing: crossing languages, genres, places, memories and cultures; a work whose crossroads intends resolutely to be the matrix of writing. This article examines Monénembo’s novels through the prism of a trajectory, and a double adventure – that of writing, that of reading – to be grasped as a manifestation, in its most effective dimension, of the very power of literature.
Bibliographie
Exercices de lecture
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Les ambiances dans la poétique du désir révolutionnaire. Les Renards pâles de Yannick Haenel, Mathias et la Révolution de Leslie Kaplan
Pauline Hachette
p. 157–171
RésuméFR :
Comment saisir le moment énigmatique où la vie réglée en société bascule dans un régime insurrectionnel, voire révolutionnaire ? Les explications rationnelles ou idéologiques semblent souvent insuffisantes pour appréhender les enjeux subjectifs et sensibles au coeur d’un passage à des formes d’action collective apparemment spontanées. Les Renards pâles de Yannick Haenel (2013) et Mathias et la Révolution de Leslie Kaplan (2016) représentent ce moment de rupture et de désorganisation de la vie quotidienne en accordant une large part aux ambiances. En analysant les différents pans selon lesquels celles-ci se déploient, ainsi que les stratégies narratives et les régimes descriptifs qui les donnent à éprouver, on voit que ces romans, loin de créer un simple décor au désir révolutionnaire, offrent une lecture des liens entre individu et collectif ainsi qu’une réflexion sur les articulations entre régimes affectifs et action, qui mettent en valeur le rôle déterminant du sensible dans la motivation politique.
EN :
How to grasp the enigmatic moment when life regulated in society shifts into an insurgent, even revolutionary regime? Rational or ideological explanations often seem insufficient to apprehend the subjective and sensitive issues at the heart of a transition to apparently spontaneous forms of collective action. Les Renards pâles by Yannick Haenel (2013) and Mathias et la Révolution by Leslie Kaplan (2016) represent this moment of rupture and disorganization of daily life by granting a major part to ambiences. By analyzing the different aspects through which they unfold, as well as the narrative strategies and descriptive regimes that allow to share the experience, we see that, far from creating a mere backdrop for revolutionary desire, these novels offer a reading of the links between the individual and the collective, and a reflection on the articulations between affective regimes and action, which highlight the decisive role of the sensitive in political motivation.
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Ambiances du quotidien dans Une heure de ferveur de Muriel Barbery
Adina Balint
p. 173–188
RésuméFR :
Une heure de ferveur (2022) de Muriel Barbery, second roman d’un diptyque japonais, permet d’analyser les puissances d’imprégnation des ambiances et l’écriture du quotidien. Comment étudier l’ambiance – notion explorée d’abord par la philosophie, l’architecture et les études urbaines – dans un texte littéraire ? Quelles sont les thématiques qui permettent de la saisir ? Quelles sont les figures du discours qui la mettent en évidence ? Dans la foulée des travaux du théoricien de l’ambiance urbaine Jean-Paul Thibaud, cet article examine trois perspectives complémentaires : l’ambiance en termes de « pont » (entre-deux), de « ton » (tonalité, résonance) et de « fond » (arrière-plan) pour montrer sa capacité à imprégner des situations, à insuffler de la vie et à créer de la fluidité dans la narration littéraire.
EN :
Une heure de ferveur by Muriel Barbery (2022), the second novel in a Japanese diptych, allows for an analysis of the imbuing powers of ambiences and the writing of everyday life. But how can we study ambience—a notion first explored by philosophy, architecture, and urban studies—in a literary text? What are the thematics that allow us to grasp it? What are the rhetorical figures that highlight it? Following the work of urban ambience theorist Jean-Paul Thibaud, this article examines three complementary perspectives: ambience in terms of a “bridge” (in between), a “tone” (tonality, resonance), and a “background” (backdrop) to demonstrate its ability to permeate situations, infuse life, and create fluidity in literary narration.