En date du 10 juin 1994, Jean-Luc Lagarce consigne dans son Journal des notes qui, dans leur brièveté syntaxique, rassemblent la plupart des traits qui caractérisent le discours de soi et ce qu’on peut appeler l’éthos intime de l’écrivain, avec ses signes énonciatifs et attitudinaux propres : Cette parole immergée dans le quotidien puise dans les détails banals, voire infinitésimaux, de la vie. Elle suit les humeurs et les affects de l’auteur, même si l’allusion au sida et à l’imminence de la mort double aussitôt d’un sens tragique la pratique de l’écriture, centrée ici réflexivement sur elle-même, avec un sens aigu de l’auto-ironie. Au reste, le discours de soi et l’éthos intime ne sont pas réservés au diariste. Ils se rencontrent à parts égales chez l’homo epistolaris, et l’on compte en ce domaine des auteurs qui partagent le même amour des correspondants et de l’écoute amicale, de Madame de Sévigné à Flaubert. D’autres ont plutôt investi le genre personnel du carnet, comme Julien Gracq ou André Major. À dire vrai, on pourrait énumérer dans le même sens les exemples de notes, brouillons et feuillets, cahiers d’enfance, mémoires, récits-photos, registres, souvenirs, journaux de route et autres vlogs. Le cas cité par Jean-Luc Lagarce du film de Nani Moretti montre enfin que l’éthos intime peut emprunter d’autres modes d’expression que le langage et la littérature. La liste est donc ouverte qui va du keepsake romantique aux ressources numériques. Il n’est que de penser à cette passion équivoque pour l’égoportrait (selfie) que cultivent de nos jours les médias sociaux. Du moins sont-ce là autant de lieux et de formes possibles du discours de soi. Certains sont destinés à un usage strictement privé et ne circulent pas au-delà de l’univers amical ou familial. D’autres mettent avec franchise et impudeur le moi sous le regard de la société entière en visant une publication immédiate trop souvent périssable. L’intime s’altère alors au contact d’une publicité circonstancielle. Entre ces deux pôles, on trouve nombre de textes, fragmentaires ou achevés, qui se tiennent d’ordinaire à la marge de l’oeuvre imprimée, mais dans laquelle ils finissent par prendre place après l’intervention d’un exécuteur testamentaire, d’un éditeur scientifique ou sous le coup d’une décision rétrospective de l’auteur. Dans cette masse de formes et genres hétérogènes, les études qui composent ce numéro d’Études françaises ont ciblé plus particulièrement le journal et la correspondance. Il est certain que chaque texte obéit à un modèle spécifique de l’énonciation. La lettre implique d’emblée la scène de l’interlocution, le destinataire du diariste étant toujours plus incertain. Il reste qu’à travers l’éthos intime qu’elles mettent de l’avant, les écritures de soi ont en commun de donner un nom à une autre littérature – une littérature malgré tout ou une littérature continuée par d’autres moyens. Car l’intime ne renvoie pas à un état du sujet et de son intériorité que les textes s’appliqueraient ensuite à décrire. Il se rapporte à un dire et plus encore à un faire, une activité qui engage la manière du sujet, les attitudes d’un corps et des habitudes de discours. À ce titre, il implique bien un éthos, dans un sens qui déborde la tradition rhétorique et l’image de soi qu’ont récemment revisitées les sciences du langage. Cet éthos est lui-même partie intégrante d’une éthique, c’est-à-dire de l’ensemble des relations et conduites que le sujet noue avec les autres par le langage. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de l’intime que de se (sou)mettre constamment à l’épreuve du monde extérieur, soit que le parler vrai est orienté vers le dehors, comme le montre Nicole …