Volume 59, numéro 3, 2023 L’éthos intime de l’écrivain. Autour du journal et de la correspondance Sous la direction de Arnaud Bernadet Avec la collaboration de Ian Byrd et Élisabeth Chevalier
Sommaire (10 articles)
-
Présentation. L’éthos intime de l’écrivain. Autour du journal et de la correspondance
-
Pour une pragmatique de l’éthos intime. Le cas des journaux de Benjamin Constant
Jean-Marie Roulin
p. 17–32
RésuméFR :
Cet article appréhende la constitution de l’éthos intime dans les journaux personnels en prenant la pleine mesure de ce que Michel Foucault a appelé les « techniques / technologies du rapport à soi », ou « la pragmatique de soi ». Son attention se porte sur les pratiques réelles de l’écriture du journal, engageant le corps du diariste, comme le montrent les Journaux intimes que Benjamin Constant a tenus entre 1804 et 1816. En revenant aux manuscrits et en s’appuyant sur les énoncés métadiaristiques, on observe ces pratiques à travers l’engagement de trois parties du corps : la jambe, liée à la mobilité du cahier, en tension avec une quête de stabilité et de continuité ; la main qui trace les signes, soumise à l’alphabet et s’en libérant ; l’oeil qui lit, ouvrant un regard panoramique et réflexif sur les faits consignés dans le journal. Trois parties qui mettent en relief le rôle de la technique du rapport à soi chez Constant dans la constitution d’un éthos spécifique.
EN :
This article looks at the constitution of the intimate ethos in diaries, taking full account of what Michel Foucault called the “techniques/technologies of the relation to the self,” or “the pragmatics of the self.” Its focus is on the actual practices of diary writing, involving the diarist’s body, as shown in the Journaux intimes kept by Benjamin Constant between 1804 and 1816. Returning to the manuscripts and relying on metadiaristic statements, we observe these practices through the engagement of three parts of the body: the leg, linked to the mobility of the notebook, in tension with a quest for stability and continuity; the hand that traces the signs, subject to the alphabet and freeing itself from it; the eye that reads, opening a panoramic and reflexive gaze on the facts recorded in the diary. Three parts that highlight the role of Constant’s technique of self-relation in the constitution of a specific ethos.
-
L’utopie intime dans le Journal de Jules Michelet. Éthopoiétique d’un imaginaire
Ian Byrd
p. 33–51
RésuméFR :
Pour Jules Michelet, l’intime loge dans le rapport des individus à l’histoire universelle, pensée comme un processus d’autocréation collective. Cet article rend compte de la gestation de cette conception paradoxale de l’intime, elle-même issue d’un dispositif « éthopoiétique », actif entre les années 1830 et 1850 comme en témoigne le Journal de l’historien. Destiné à éveiller l’humanité à sa mission autopoiétique, l’éthos intime de l’historien prétend indiquer le chemin à suivre pour créer un nouvel imaginaire social. Quelle que soit sa faisabilité, ce projet a le mérite d’actualiser les aspirations utopiques de l’intime, qui demeurent virtuelles lorsque l’horizon de cet imaginaire se cantonne à la vie privée et au for intérieur. Alors que le discours sur l’intime s’imprègne encore des relents platoniciens en flagrante contradiction avec l’espoir de transformation sociale dont cet objet a été investi, le cas de Michelet offre une occasion opportune de dépasser cette situation aliénante en redéfinissant la notion en termes de poièsis.
EN :
For Jules Michelet, intimacy lies in the relationship between individuals and universal history, conceived as a process of collective self-creation. This article describes the gestation of this paradoxical conception of the intimate, itself the product of an “ethopoietic” device, active between the 1830s and 1850s, as evidenced by the historian’s Journal. Intended to awaken humanity to its autopoietic mission, the historian’s intimate ethos claims to point the way to a new social imaginary. Whatever its feasibility, this project has the merit of actualizing the utopian aspirations of the intimate, which remain virtual when the horizon of this imaginary is confined to private life and the inner self. At a time when discourse on the intimate is still imbued with Platonic overtones, in flagrant contradiction with the hope of social transformation invested in this object, the case of Michelet offers a welcome opportunity to transcend this alienating situation by redefining the notion in terms of poiesis.
-
Catherine Pozzi et Mireille Havet, prosatrices de l’intime dans la France de l’entre-deux-guerres
Françoise Simonet-Tenant
p. 53–67
RésuméFR :
Si l’on examine la réception faite des romans et récits des écrivaines françaises de l’entre-deux-guerres (1919-1939) dans les années mêmes de leur publication, une réaction est récurrente : les lecteurs et critiques contemporains (hommes et femmes confondus) trouvent que les femmes publient beaucoup de récits autobiographiques. Cette production est-elle un creuset de l’expression de l’intime ? Si le substrat existentiel est très présent dans les écritures de femmes, l’écriture de soi se pratique-t-elle à visage découvert ? Nous nous interrogeons sur les diverses configurations de l’intime que dessinent les textes de Mireille Havet et de Catherine Pozzi, récits autobiographiques et journaux personnels. Les récits Carnaval (Havet) et Agnès (Pozzi) s’inscrivent dans un horizon d’attente qui correspond à l’air du temps et mettent en place des stratégies de filtrage de l’intime. Dans leurs journaux, les auteures tentent de construire, plus que des images de soi, une relation à soi. La différence du traitement de l’intime dans les récits et les journaux influence la réception qu’en fait le lecteur et joue un rôle dans le degré d’obsolescence du texte.
EN :
If we examine the reception given to the novels and stories by French women writers between the wars (1919-1939) in the very years of their publication, one reaction is recurrent: contemporary readers and critics (men and women alike) find that women publish a lot of autobiographical stories. Is this production a crucible of the expression of the intimate? If the existential substratum is very present in women’s writing, is self-writing practiced openly? We look at the various configurations of the intimate in texts by Mireille Havet and Catherine Pozzi, autobiographical narratives and personal diaries. The stories Carnaval (Havet) and Agnès (Pozzi) are inscribed in a horizon of expectation that corresponds to the spirit of the times and implement strategies to filter the intimate. In their diaries, the authors attempt to construct a relationship with the self, rather than just images of it. The different treatment of intimacy in stories and diaries influences the reader’s reception of them and plays a role in the degree of obsolescence of the text.
-
L’intime dans les interstices de la confrontation et du silence. Réflexions sur l’éthos amical dans la correspondance de Jeanne Lapointe
Mylène Bédard
p. 69–82
RésuméFR :
Si, étymologiquement, le mot « intime » signifie « ce qu’il y a de plus intérieur », son évolution sémantique le conduit progressivement à caractériser des relations de grande proximité et des écrits personnels rédigés pour soi ou pour un cercle très restreint, ce qui fait de l’intime une réalité fuyante, parfois insaisissable, en raison des enjeux relatifs à la confidentialité et à la complicité des individus. Les lettres intimes peuvent en effet être allusives au point de paraître cryptées pour un tiers, puisqu’elles reposent sur la connaissance préalable du destinataire, capable de percer les silences. Comment rendre compte de l’intime lorsque celui-ci se dérobe, ne se manifeste ni par la confession ni par la confidence, ni même par un discours sur soi ? Pour penser l’éthos intime de l’écrivain, le cas de Jeanne Lapointe (1915-2006) s’impose en raison de l’éthique singulière de l’amitié qui caractérise sa correspondance avec des écrivaines et journalistes telles que Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Béatrix Beck, Judith Jasmin, et qui se fonde sur une résistance à la confidence intime et sur une propension au débat d’idées, voire au dissensus.
EN :
Etymologically, the word “intimate” means “that which is most interior,” but its semantic evolution has gradually led it to characterize close relationships and personal writings written for oneself or for a very restricted circle, making intimacy an evasive, sometimes ungraspable reality, due to the stakes involved in confidentiality and complicity between individuals. In fact, intimate letters can be so allusive as to appear cryptic to a third party, since they rely on prior knowledge of the recipient, capable of piercing the silences. How to account for intimacy when it hides and is not shown in confession or confidence, not even in discourse about the self? The case of Jeanne Lapointe (1915-2006) stands out as an example of the intimate ethos of the writer, because of the singular ethic of friendship that characterizes her correspondence with writers and journalists such as Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Béatrix Beck and Judith Jasmin, and which is based on resistance to intimate confidence and a propensity for debate and even dissent.
-
L’écriture du deuil et de la nature dans le « Journal du Bord du Lac » d’Alfred DesRochers (1966-1967)
Stéphanie Bernier
p. 83–103
RésuméFR :
Le poète Alfred DesRochers (1901-1978) a tenu un journal intime de 1966 à 1976. Ses cahiers décrivent son quotidien au bord du lac Clair, dans les Laurentides, et du fleuve Saint-Laurent, à l’hôtel du Vieux Prince de Ville de Sainte-Catherine. Inédit, ce texte peut être lu comme un journal de deuil qui accompagne et participe à la genèse du dernier recueil publié par DesRochers, en hommage à son épouse Rose-Alma Brault décédée en 1964, Élégies pour l’épouse en-allée (1967). Le cadre de l’écriture donne lieu à une poétique qui se forge à même l’expérience de la nature, ancrant le journal dans le nature writing. La rencontre avec l’altérité, qu’elle soit liée à la mort ou à la nature, façonne l’éthos intime du diariste. Première étude consacrée à ce journal, cet article se penche sur les deux premières années de sa rédaction en s’appuyant sur les travaux d’Isabelle Galichon sur l’éthos intime et ceux de Maïté Snauwaert sur le journal de deuil.
EN :
Poet Alfred DesRochers (1901-1978) kept a diary from 1966 to 1976. His notebooks describe his daily life on the shores of Lac Clair, in the Laurentians, and of the St. Lawrence River, at the Hotel du Vieux Prince in Ville de Sainte-Catherine. Unpublished, this diary can be read as a mourning journal that accompanies and contributes to the genesis of DesRochers’s last published collection of poems, Élégies pour l’épouse en-allée (1967), a tribute to his wife Rose-Alma Brault, who died in 1964. The framework of this writing gives rise to a poetics forged in the experience of nature, anchoring the journal in nature writing. The encounter with otherness, whether linked to death or nature, shapes the diarist’s intimate ethos. As the first study devoted to this diary, this article looks at the first two years of its writing, drawing on Isabelle Galichon’s work on the intimate ethos and those of Maïté Snauwaert on the mourning diary.
-
Le journal intime comme espace d’un ratage revendiqué. Le mausolée des amants d’Hervé Guibert
Louis-Daniel Godin
p. 105–121
RésuméFR :
Si l’on s’appuie sur les dires d’Hervé Guibert, son oeuvre répond à ses propres voeux lorsque l’écriture intime y est privilégiée, elle « rate » lorsqu’elle s’éloigne du « je » autobiographique. Certaines de ses oeuvres archivées et non publiées sont ainsi, par lui, considérées comme ratées. L’enjeu du ratage est aussi présent dans son journal intime, Le mausolée des amants (2001), qui a la particularité d’avoir été écrit dans la perspective d’une publication posthume, ce qui offre à Guibert le loisir d’échapper, de son vivant, aux effets de son discours, tout en explorant son identité en relation avec un interlocuteur imaginé. Ainsi le motif du ratage permet d’analyser l’éthos intime guibertien. C’est à cette démonstration que s’attelle cet article en analysant Le mausolée des amants à la lumière de la notion d’éthos, ici décentrée et mise en rapport avec la théorie psychanalytique (du désir, surtout), envisagée à partir d’une sensibilité queer à la question du ratage.
EN :
According to Hervé Guibert, his work fulfills his own wishes when it focuses on intimate writing, but “fails” when it moves away from the autobiographical “I.” Some of his archived and unpublished works are thus considered by him as failed. The issue of failure is also present in his diary, Le mausolée des amants (2001), which has the peculiarity of having been written with a view to a posthumous publication, giving Guibert the opportunity to avoid, while still alive, the effects of his discourse, as he explores his identity in relation to an imagined interlocutor. Thus, the motif of failure enables us to analyze the Guibertian intimate ethos. This article sets out to do just that, analyzing Le mausolée des amants in the light of the notion of ethos, here decentered and placed in relation with the psychoanalytic theory (of desire, above all), viewed from a queer sensitivity to the question of failure.
-
Du poème au journal. Espoir et « tragique quotidien » chez Marie Uguay
Élisabeth Chevalier
p. 123–142
RésuméFR :
Cet article étudie l’éthos poétique et l’éthos diaristique chez Marie Uguay, dont l’oeuvre poétique est marquée par l’engagement du sujet dans le monde et dans l’instant, ainsi que par une approche intime de l’écriture. Vouée à l’évanescence, ou à une solitude essentielle, la parole dans les poèmes de Marie Uguay cherche l’expression juste et forge un éthos avide du monde, fondé sur l’espoir. Moins astreint à un impératif d’exactitude qu’à celui de la lucidité, son journal (2005, posthume) rend compte de l’impossibilité d’écrire de la poésie dans les circonstances de la maladie et la proximité de la mort. Il dit la traversée du temps dans la solitude, les jours sereins, portés par la vie, comme les jours plus sombres. C’est donc un éthos tragique qui se dégage de ce journal tenu pendant quatre années et dont la rédaction, moyen de résistance qui ne cesse d’affirmer la vie dans le langage, est interrompue par la mort.
EN :
This article examines the poetic and diaristic ethos of Marie Uguay whose poetic work is marked by the subject’s engagement with the world and the moment, and by an intimate approach to writing. Dedicated to evanescence, or to an essential solitude, the word in Marie Uguay’s poems seeks the right expression and forges an ethos eager for the world, founded on hope. Her diary (2005, posthumous) is less constrained with the imperative of accuracy than with that of lucidity and reflects the impossibility of writing poetry in the circumstances of illness and the proximity of death. It tells of the passage of time in solitude, the serene days, buoyed by life, as well as the darker days. Thus, a tragic ethos emerges from this four-year diary, whose writing, a means of resistance that never ceases to affirm life in language, is interrupted by death.
Exercice de lecture
-
L’ambiance du virtuel dans Congo Inc. Le testament de Bismarck d’In Koli Jean Bofane
Sara Buekens
p. 145–162
RésuméFR :
Nous nous intéressons à la façon dont In Koli Jean Bofane, dans Congo Inc. Le Testament de Bismarck (2014), met en scène l’ambiance d’un environnement congolais postcolonial marqué par un désir profond de progrès, où l’interaction avec certains supports technologiques exerce une influence sur la relation de l’humain avec son environnement et la façon dont il le conçoit. Les jeux vidéo font naître dans ce roman un « réalisme virtuel » : le personnage se plonge dans un univers parallèle de façon si immersive que le regard qu’il pose sur son milieu s’en trouve fondamentalement modifié. Il en résulte une forme d’ambiance particulière qui se situe à la frontière du concret et du virtuel, du matériel et de l’invisible, du physique et du cognitif.
EN :
We are interested in how In Koli Jean Bofane, in Congo Inc. Le Testament de Bismarck (2014), stages the ambience of a postcolonial Congolese environment marked by a deep desire for progress, where interaction with certain technological supports influences the human relationship with their environment and how they perceive it. Video games give rise, in this novel, to a “virtual realism”: the character immerses himself in a parallel universe so deeply that the way he views his surroundings is fundamentally altered. The result is a distinctive type of ambience that straddles the boundary between the concrete and the virtual, the material and the invisible, the physical and the cognitive.