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Le sixième tome de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours que publie en 1922 Henri Bremond[1], jésuite et membre de l’Académie française, est centré sur Marie de l’Incarnation, ursuline de Tours, mystique et première missionnaire catholique en Nouvelle-France, pays où elle vécut de 1639 jusqu’à sa mort, survenue en 1672. Intitulé La conquête mystique. Marie de l’Incarnation. Turba magna, ce tome consacre Marie Guyard au panthéon de la spiritualité du xviie siècle.

Dans les décennies qui suivent sa mort, les oeuvres et la vie de Marie de l’Incarnation font l’objet de plusieurs volumes édités par son fils Claude Martin. Sa Vie de la Vénérable mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France parue à Paris en 1677[2] est à l’origine d’une longue tradition biographique et hagiographique qui traverse les siècles et qui, revigorée par la canonisation de Marie de l’Incarnation en 2014, ne s’est pas tarie à notre époque[3]. Si au xviiie siècle n’est imprimée que l’hagiographie du jésuite Charlevoix[4], au cours du siècle suivant, dans le cadre d’un renouveau catholique lié à la restauration politique et religieuse en France, on assiste à un regain d’intérêt pour l’ursuline de Tours qui explique la réimpression de plusieurs de ses textes ainsi que la floraison d’ouvrages biographiques. La redécouverte du personnage de Marie de l’Incarnation en France commence, dans la deuxième moitié du xixe siècle, au sein de l’ordre des Ursulines qui, en mettant en honneur l’oeuvre extraordinaire de leurs fondatrices, contribuent à illustrer leur propre action et leur rôle social au cours des siècles. L’auteur catholique et journaliste Charles Sainte-Foi, célèbre à son époque par ses biographies apologétiques, publie en 1856 un portrait de Marie de l’Incarnation dans Vies des premières Ursulines de France tirées des chroniques de l’ordre[5]. La même année, les Ursulines de Clermont-Ferrand, qui jouent un rôle de premier plan dans l’histoire de l’ordre au xixe siècle, impriment un texte sur Marie de l’Incarnation dans leurs Annales[6], ainsi qu’un Choix de lettres historiques de la Vénérable mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de Québec en Canada, dédié aux élèves des Ursulines[7]. En 1875, Jean d’Estienne publie Marie de l’Incarnation et les Ursulines au Canada[8] et, un an plus tard, un autre ecclésiastique, Victor Postel, fait paraître en deux volumes une Histoire de sainte Angèle Merici et de tout l’ordre des Ursulines[9].

Dans le cadre de cette valorisation de l’ordre et des personnages qui l’ont illustré, la grandeur de Marie de l’Incarnation émerge avec force, ce qui contribue à resserrer les rapports entre les maisons en France et celle de Québec. C’est l’aumônier de Blois, l’abbé Pierre-François Richaudeau, qui pousse les Ursulines du couvent de Québec à rédiger les chroniques de leur monastère. En effet, à cette époque, le couvent de Blois est devenu, grâce à Richaudeau, une sorte de centre moral de l’ordre auquel faisaient référence de nombreuses maisons proches et éloignées. Entre 1863 et 1866, paraissent anonymes à Québec les quatre tomes de Les Ursulines de Québec, depuis leur établissement jusqu’à nos jours, qui se veulent un témoignage du rayonnement de ce monastère au sein de la colonie et, en même temps, un hommage à sa fondatrice. Une longue notice biographique est consacrée à Marie de l’Incarnation[10]. C’est encore Richaudeau qui introduit la cause de Marie de l’Incarnation à Rome en annonçant, en 1870, que « les procès-verbaux de ces faits merveilleux dont parle l’historien ont été mis, par ordre du Saint-Père, entre les mains des Éminentissimes Cardinaux et des prélats qui composent la S[ainte] Congrégation des Rites[11] ». Richaudeau sollicite également l’intervention des Ursulines de Québec auprès de Mgr Baillargeon, leur évêque, pour instruire la première phase du procès de canonisation dans l’ancienne colonie[12].

Or, il n’est possible de saisir les raisons qui sont à la base de ce renouveau d’intérêt pour la figure de Marie de l’Incarnation que si on l’examine à l’intérieur d’un triangle géographique et politique transatlantique dont le troisième pôle est constitué par Rome. Voici comment Guy-Marie Oury[13] décrit ce renouveau en France :

[I] n’est nullement surprenant que le monastère de Blois et l’abbé Richaudeau soient à l’origine du premier grand travail de réédition des oeuvres de Marie de l’Incarnation. Le chapelain de Blois publia d’abord à Tournai (Casterman) en 1873 une Vie[14], […] puis donna les Lettres de la Révérende Mère Marie de l’Incarnation […][15]. Les lettres inédites provenaient des archives des Ursulines de Mons et avaient fait surface à l’occasion du procès de béatification. Enfin il fit une nouvelle édition de l’École sainte[16], sous le titre de Catéchisme de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation […][17].

Entre 1863 et 1877, au Canada français, sont mis en oeuvre tous les moyens pour faire connaître et vénérer le personnage : pastorale des évêques, sermons, associations pieuses, organisations culturelles, plaquettes de diffusion, articles de journaux, pièces de théâtre, exercices pédagogiques, prières composées, distribution d’images et de timbres à l’effigie de Marie de l’Incarnation. En 1876, les Hurons confinés dans leur réserve près de Québec envoient au Pape une « Adresse des chefs des tribus huronnes sollicitant auprès de notre Saint-Père le pape Pie IX la béatification de la mère Marie de l’Incarnation »[18]. Dans l’entreprise de valorisation de l’ordre des Ursulines, on redécouvre le personnage de Marie de l’Incarnation, ce qui contribue à remettre en branle le processus vers la canonisation de la mystique : le 20 septembre 1877, Marie de l’Incarnation est déclarée « Vénérable » par Pie IX.

Les différentes vies, biographies apologétiques ou hagiographies publiées jouent un rôle capital dans ce processus qu’il serait utile d’analyser non seulement pour reconstruire l’histoire des congrégations et des rapports religieux entre Rome et Québec, mais aussi pour étudier les transformations du genre hagiographique au xixe siècle. Nous nous proposons d’examiner la contribution que, dans ce cadre, apportent deux ouvrages d’un intellectuel qui a occupé une place centrale dans la formation du champ littéraire canadien-français, l’abbé Henri-Raymond Casgrain[19]. Celui-ci a consacré à Marie de l’Incarnation un volume entier paru en 1864, l’Histoire de la mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, précédée d’une esquisse sur l’histoire religieuse des premiers temps de cette colonie[20], et un court portrait intitulé « La vie de Marie de l’Incarnation, fondatrice et première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France », inséré dans un recueil de vies de saints paru en 1868[21]. En 1866, Casgrain est même récompensé pour son Histoire de la mère Marie de l’Incarnation d’« une magnifique médaille de Notre Saint Père le Pape Pie IX[22] ». Et pourtant, Richaudeau, l’artisan et l’architecte du processus de canonisation de Marie de l’Incarnation, estime que cette Histoire n’apporte aucun soutien à sa cause. Dans la préface de son propre ouvrage, publié en 1873, intitulé Vie de la Révérende Mère de l’Incarnation ursuline, il met en évidence la grande différence entre son livre et celui de Casgrain :

Il est vrai que M. l’abbé Casgrain a publié à Québec, en 1864, un excellent travail sur ce même sujet et ayant le même titre ; mais pour des motifs que nous ignorons, et qui en tout cas ne pourraient plus être admissibles au moment où tout fait espérer que Marie de l’Incarnation va être mise au rang des Bienheureux, M. Casgrain, suivant une méthode opposée à celle du Père Charlevoix, a presque entièrement omis, dans l’histoire de la servante de Dieu, ce qui caractérise le plus sa sainteté exceptionnelle. Il n’a pas jugé à propos de mettre en relief les faveurs extraordinaires dont son âme a été comblée, les degrés par lesquels elle a été élevée à une vie mystique et une perfection d’union avec Dieu telles que bien peu de saints, même parmi les plus éminents peut-être, l’ont surpassée ou égalée[23].

Le peu d’importance que Casgrain accorde à la dimension mystique dans la vie de l’ursuline n’est pas seulement un prétexte rhétorique qu’utilise Richaudeau pour justifier la nécessité d’un nouvel ouvrage ; s’il montre du doigt cette « omission », c’est qu’elle lui paraît d’autant plus grave que l’auteur canadien s’appuie sur la vie du jésuite Charlevoix, lequel fait la part belle au parcours intérieur de Marie de l’Incarnation. L’aumônier de Blois, tout en avouant ignorer les motifs qui se cachent derrière ce choix, affirme d’un ton qui n’admet pas de réplique leur « inadmissibilité » au moment où est en cours, à Rome, le procès de béatification. Pour comprendre cette différence de conceptions et les raisons de ce débat, il est nécessaire de nous concentrer sur les écrits de Henri-Raymond Casgrain ainsi que sur le contexte de la naissance de la littérature canadienne-française dans lequel s’inscrivent ses deux projets sur Marie de l’Incarnation.

Une biographie au fondement d’une littérature nationale

L’Histoire de la mère Marie de l’Incarnation de Casgrain est une biographie qui illustre de manière romancée les débuts de la Nouvelle-France à travers les exploits de Marie de l’Incarnation. Celle-ci devient ainsi une héroïne incarnant les valeurs qui devraient, aux yeux de Casgrain, guider la société et la littérature canadienne-française. L’Histoire de la mère Marie de l’Incarnation est publiée en 1864 à Québec, ville où se croisent plusieurs réseaux d’intellectuels francophones qui sont en train d’ébaucher cette littérature nationale. Dans ces milieux, l’abbé Casgrain, jouant de multiples rôles, occupe une place cruciale ; il est, entre autres, l’animateur d’un groupe d’écrivains rattachés à ce qu’on nommera l’École patriotique de Québec (1860)[24].

Son ouvrage sur Marie de l’Incarnation est précédé d’une longue « Introduction » dans laquelle il retrace l’histoire de la colonie. Après avoir brossé un récit épique des origines de la Nouvelle-France, il conclut : « [I]l est impossible de méconnaître les grandes vues providentielles qui ont présidé à sa formation ; il est impossible de ne pas entrevoir que, s’il ne trahit pas sa vocation, de grandes destinées lui sont réservées dans cette partie du monde[25]. » Cette perspective providentialiste utilisée par la suite pour raconter la vie de Marie de l’Incarnation est reprise de la vision dont s’inspirait, dans son Histoire du Canada, l’historien libéral François-Xavier Garneau[26]. Cependant, la récupération par Casgrain de cette perspective comporte, en même temps, un détournement idéologique[27].

Tout en indiquant ses sources et en s’appuyant sur les biographies de Claude Martin et du jésuite Charlevoix, l’abbé produit un récit moins historique que littéraire. La vie est composée de trois parties : « Vie domestique 1599-1631 », « Vie monastique 1631-1639 » et « Vie apostolique 1639-1672 ». Casgrain reproduit de longs passages de la relation de 1654 de l’ursuline afin de mettre en relief son parcours mystique, mais il fait surtout ressortir le caractère exceptionnel d’un itinéraire au cours duquel la religieuse franchit des obstacles qui paraissent insurmontables. Les titres des chapitres de la troisième partie consacrée aux débuts de la colonie sont éloquents : « Dangers de la colonie. Moeurs admirables » (chapitre VII), « Incendie du Monastère des Ursulines » (ch. VIII), « Reconstruction du Monastère. Mort de la Mère Saint-Joseph » (ch. IX), « État désespéré de la colonie » (ch. X), « Le tremblement de terre de 1663 » (ch. XI), etc. Le personnage de Marie de l’Incarnation est ainsi héroïsé, ce qui permet de souligner l’aspect mythique de l’entreprise de fondation de la colonie auquel est intimement lié son destin. L’intervention divine auprès de la religieuse, au début même de la colonie, sert à montrer la vocation particulière du peuple canadien-français, considéré comme le peuple élu. Le récit abonde en scènes dramatisées qui actualisent l’histoire ; Casgrain tire les répliques qu’il fait prononcer à ses personnages de la correspondance de Marie de l’Incarnation ou de sa relation autobiographique de 1654. La narration est parsemée de nombreuses biographies des femmes qui ont côtoyé Marie de l’Incarnation, de Madame de la Peltrie à la mère de Saint-Joseph et à Louise de la Vallière. Parente d’une religieuse du cercle de Marie de l’Incarnation, la maîtresse de Louis XIV se serait convertie, suggère le biographe, grâce aux ferventes prières des Ursulines du Canada[28]. C’est Casgrain lui-même qui explique les raisons qui l’ont amené à cette longue digression sur ce personnage historique : « L’imagination trouve de singulières jouissances dans ces rapprochements inattendus ; surtout lorsqu’ils se relient à des événements si fameux, à des noms si illustres, à des mémoires si touchantes[29]. »

La critique de l’époque a immédiatement relevé les défauts de cet ouvrage où la recherche des effets littéraires a le dessus sur la scientificité de la méthode historique. Le journaliste et critique Hector Fabre écrit en 1865 : « J’admire ces brillants tableaux, où l’imagination du poète embellit l’histoire, les hommes et les événements, adoucit le rude aspect de la réalité et donne au passé les riantes couleurs qu’après une si longue expérience l’humanité prête encore à l’avenir. […] Mais, l’avouerai-je, je préfère la vérité[30]. » L’écrivain Adolphe-Basile Routhier, sous le pseudonyme de Jean Piquefort, en comparant le style de l’Histoire à celui des Légendes canadiennes, se plaint de la place excessive prise par l’auteur : « Mais hélas ! La vanité de l’écrivain s’y montre encore, et il y a des pages qui semblent bien plutôt faites pour la glorification de l’auteur que pour celle de l’héroïne. […] La période y est toujours cadencée, apprêtée et empesée, et l’on dirait qu’il [l’écrivain] a horreur de ce style simple et précis qui convient à l’histoire[31]. » Les documents historiques dont dispose Casgrain sont triés et utilisés pour composer un récit épique où le destin de la colonie se soude à la vie extraordinaire de Marie de l’Incarnation. Son projet biographique est guidé par la doctrine dont il se réclame : la littérature doit être un instrument qui répond à son système de valeurs. En écrivant le récit de la vie de la religieuse, Casgrain s’efforce de mettre en place une mémoire collective, convaincu que « l’historien, c’est la mémoire de son pays ; et quand un pays n’a plus de mémoire, il meurt[32] ». C’est ainsi que Casgrain transmet un savoir conforme aux objectifs nationaux et moraux tels qu’il les définit dans son article programmatique « Le mouvement littéraire en Canada »[33].

Ce jeune abbé, imbu de romantisme, qui a déjà publié des légendes valorisant le folklore canadien, veut contribuer à la naissance d’une tradition canadienne-française. Dans « Le mouvement littéraire en Canada », paru dans l’une des premières revues littéraires, Le Foyer canadien, qu’il avait fondée, il considère que le peuple canadien doit « se créer une patrie dans le monde des intelligences[34] » et que ce « mouvement » doit être conforme aux idées de l’autorité ecclésiastique. Dans cet essai, Casgrain prône la création d’un imaginaire littéraire qui représente l’identité canadienne ainsi que l’édification du peuple par une valorisation de l’idéologie religieuse ; la « mission » de la littérature est de « favoriser les saines doctrines, de faire aimer le bien, admirer le beau, connaître le vrai, de moraliser le peuple en ouvrant son âme à tous les nobles sentiments[35] ».

Vies des saints pour tous les jours de l’année : une autre « vie » de Marie de l’Incarnation

Moins connu, le deuxième texte sur Marie de l’Incarnation que Casgrain publie dans un ouvrage anonyme dont il est l’éditeur, Vies des saints pour tous les jours de l’année, paraît en 1868, quatre ans après sa plus célèbre Histoire de la mère Marie de l’Incarnation. Ce portrait non signé de quelques pages est inséré dans l’« Appendice » d’un volume conçu pour édifier le peuple canadien par les gestes des saints. Dans la préface qui s’adresse « Aux familles chrétiennes du Canada » est explicité le projet éditorial et idéologique qui vise à mettre en valeur les vies des saints en tant que patrimoine catholique incontournable du Canada :

Hélas ! que les temps sont changés ! Que nous sommes loin de ces chastes et naïves moeurs d’autrefois ! On ne lit plus guère dans les familles les vies des saints. On les a remplacées par la lecture des journaux, les discussions sur la politique, quelquefois même par la lecture de ces dangereuses fictions qui, trop souvent, souillent l’imagination et laissent dans l’âme une flétrissure indélébile. Aussi l’esprit de foi, naguère si vivace au milieu de nous, va bien vite s’affaiblissant ; et si l’on n’y veille de près, le venin de l’impiété s’infiltrera bientôt jusqu’au coeur de notre population. Hâtons-nous donc de prévenir un tel malheur en revenant aux pieuses et vénérables coutumes de nos ancêtres, en introduisant de nouveau au foyer domestique ces admirables vies des saints, si bien connues de nos aïeux et qui faisaient le charme de leurs heures de loisirs. Aucune autre lecture ne saurait les remplacer, et la mère les redemande pour ses enfants[36].

Ce texte doit être rattaché à un contexte profondément différent de celui dans lequel est né le volume de l’Histoire de la mère Marie de l’Incarnation. Comme l’a constaté Manon Brunet[37], il s’insère dans le cadre de l’adhésion de Casgrain aux thèses de Mgr Jean-Joseph Gaume, qu’il avait rencontré en 1858 lors d’un voyage en France. L’auteur du Ver rongeur des sociétés modernes, ou le paganisme dans l’éducation[38] préconisait l’usage dans l’enseignement des seuls auteurs chrétiens jusqu’à la quatrième classe comprise et affirmait que, jusqu’à la fin des études classiques, il fallait s’y référer en priorité pour faire contrepoids aux ouvrages païens qui, incontournables depuis la tradition humaniste, devaient être expurgés.

Au Canada français deux cercles gaumistes, l’un plus modéré auquel adhérait Casgrain, l’autre plus radical guidé par l’abbé Alexis Pelletier, s’étaient constitués au sein d’une élite cléricale qui jouait un rôle politique et culturel central à cette époque[39]. Pour promouvoir le programme gaumiste, Casgrain et ses confrères publient de manière anonyme dans Le Courrier du Canada, journal d’information d’allégeance catholique et ultramontaine qui appuyait les partis politiques conservateurs, à partir du 27 mars 1865, un cycle de trois articles sur « La beauté de la vie des saints »[40] qui prônent un retour aux origines chrétiennes pré-humanistes. Selon le programme de Mgr Gaume, si les ouvrages des Pères fournissent un commentaire oral de l’Évangile, les vies des saints en constituent un corollaire à l’intention d’un public plus vaste. Dans l’article du 27 mars 1865 du Courrier du Canada est inséré un portrait de saint Benoît brossé par l’auteur catholique et parlementaire royaliste français Charles de Montalembert[41]. Le Courrier du Canada se propose ainsi de faire connaître à la jeunesse canadienne, considérée comme dévoyée par les doctrines modernistes, « la beauté des oeuvres de la religion et en particulier de la vie des saints, de leurs actions, de leurs écrits », pour contrer la « ruine du sens chrétien qui faisait l’honneur, la gloire et la vie des âges de foi, de la vie de nos pères en particulier, des fondateurs de notre pays[42] ». Dans le deuxième article, toujours anonyme, paru quelques jours plus tard, la situation dans laquelle se trouve la France est comparée à ce qui se passe au Canada français :

Et puisque c’est surtout dans une partie de la classe éclairée, dans notre jeunesse instruite en particulier que commence à se manifester les mêmes tendances anti-religieuses, le même esprit de naturalisme qui, au fond, n’est qu’un déguisement de l’esprit païen, opposons-lui donc une jeunesse profondément imprégnée de l’esprit chrétien, profondément éclairée dans sa foi prête à répondre victorieusement à tous les sophismes de l’erreur, profondément convaincue surtout de l’incomparable supériorité en tout genre du christianisme sur le paganisme[43].

Le récit des gestes des saints doit contrebalancer la dangereuse influence « des lectures frivoles ou funestes », considérées comme un « poison », c’est-à-dire de « quelques-uns de ces livres dangereux que le génie du mal sait faire débiter à vil prix, roman licencieux, pamphlet contre l’Église, histoire mensongère et anti-religieuse[44] ».

Le cycle des articles « La beauté de la vie des saints » parus dans Le Courrier du Canada en 1865 explicite le but du programme des gaumistes canadiens qui se regroupent autour de Casgrain : « Alors la naïve simplicité du temps passé reparaîtra dans ses moeurs ; et avec tout le cortège des belles et saintes choses, la vie des saints rentrera en triomphe au foyer domestique et fera les charmes des heures de repos, des doux loisirs des veillées champêtres, comme autrefois[45]. » Jean-Paul Hudon et Manon Brunet ont remarqué qu’une partie de cet article est reprise à l’identique dans la préface de Vies des saints pour tous les jours de l’année[46]. En ajoutant un « Appendice » à ce volume, « La vie de Marie de l’Incarnation, fondatrice et première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France » ainsi que celles de trois saints martyrs jésuites du Canada, Casgrain, qui justifie son choix dans une note en bas de page[47], se révèle comme l’auteur de ces textes. L’abbé, en effet, poursuit son programme de faire connaître les personnages liés à l’histoire de la colonie en leur rendant hommage, comme le montrent également les paragraphes finaux du portrait de Marie de l’Incarnation :

Telle était la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, surnommée la Thérèse de la Nouvelle-France, l’une des femmes les plus extraordinaires dont l’histoire ait conservé le souvenir.

Parmi les noms vénérés de nos annales, parmi tant de saintes mémoires, qui s’élèvent comme un parfum de nos pages historiques, il n’en est aucune qu’une bouche canadienne doive prononcer avec plus de reconnaissance et de respect, aucune devant laquelle nous devions nous incliner avec plus de vénération et d’amour[48].

Le personnage de Marie de l’Incarnation n’est ici présenté qu’à travers des étapes et des actions triées selon leur caractère exceptionnel :

Malgré ses souffrances continuelles, [… e]lle faisait toutes les affaires de son courant, écrivait un nombre prodigieux de lettres, transcrivait de gros dictionnaires en langues sauvages, pour en faciliter l’étude à ses filles. En un mot, à l’âge de soixante-dix ans, et dans un corps tout brisé, elle faisait ce qui paraissait au-dessus des forces de la santé la plus robuste. Les délices spirituelles dont le Seigneur l’avait comblée furent interrompues par une grande frayeur des jugements de Dieu. Elle supporta cette épreuve avec patience et humilité, comme elle avait fait de toutes les autres[49].

Les hyperboles et la multiplication des adjectifs qualificatifs visent à susciter une adhésion immédiate de la part du lecteur chez qui cette « vie » doit raviver la foi en proposant un modèle, un exemplum hors de l’histoire. À la différence de sa première biographie, Histoire de la mère Marie de l’Incarnation, ce ne sont pas le but littéraire ni la visée historique qui intéressent ici l’auteur.

Vies des saints pour tous les jours de l’année sera la dernière étape de l’engagement de l’abbé dans le gaumisme, anonyme et qui devait rester secret, selon les souhaits exprimés par Casgrain dans sa correspondance avec d’autres membres du même réseau. À la suite d’une querelle importante au sein de l’Église canadienne[50] qui dura presque cinq ans, de 1864 à 1868, « des prêtres sont expulsés de leur collège, d’autres mis à l’Index, à coups de circulaires, alors que certains doivent s’exiler[51] ». La faction la plus libérale du Séminaire de Québec, de l’Université Laval et de l’archevêché de Québec, qui s’appuie sur un puissant réseau à Rome, l’emportera.

Pendant cette période, l’abbé Casgrain joue plusieurs rôles dans l’institutionnalisation du champ littéraire canadien : un rôle public avec son activité d’auteur littéraire dont témoignent la publication d’un recueil de légendes et la création d’une collection d’ouvrages canadiens distribués dans les écoles ; un rôle d’historien et de biographe, comme le montre son volume Histoire de la mère Marie de l’Incarnation ; un rôle de critique littéraire qui explicite ses thèses dans « Le Mouvement littéraire en Canada », croyant en une littérature édifiante et moralisatrice. Celle-ci ne se borne cependant pas à la sphère du religieux mais la dépasse, comme l’indique le fait que Casgrain est lui-même le biographe de personnages célèbres de la colonie. Entre 1862 et 1872, il publie, en effet, huit portraits d’artistes, parfois moins des biographies que des témoignages : ceux du chevalier Antoine-Sébastien Falardeau, d’Auguste-Eugène Aubry, de François-Xavier Garneau, de Georges-Barthélemi Faribault, de la famille de Sales Laterrière, de l’écrivain Philippe Aubert de Gaspé père, de l’historien Francis Parkman et d’Octave Crémazie[52]. L’Histoire de la mère Marie de l’Incarnation doit être située au sein de cette oeuvre de vulgarisation historique dans laquelle l’ursuline côtoie des écrivains, des artistes, des historiens ainsi que des héros de la Nouvelle-France.

En parallèle de cette production publique, Casgrain, influencé par le gaumisme dont il n’ignorait pas le caractère provocateur et radical – l’anonymat qu’il garde le montre bien –, partage dans les pages du Courrier du Canada un programme qui bannit la littérature laïque, définie comme « païenne » et considérée comme un « poison ». La courte biographie de Marie de l’Incarnation dans Vies des Saints pour tous les jours de l’année appartient à ce deuxième type d’activités de Casgrain.

L’instrumentalisation des « Vies » de Marie de l’Incarnation au xixe siècle

Le but que Casgrain se propose d’atteindre est fort éloigné de celui que poursuivent les autres ouvrages hagiographiques et biographies apologétiques de Marie de l’Incarnation publiés au cours du xixe siècle. Tous ces textes liés, en amont ou en aval, en France ou au Canada, au procès de canonisation de l’ursuline et à la valorisation de l’ordre fondé par Angèle Merici, présentent, à l’appui de témoignages divers, la vie de Marie de l’Incarnation comme une suite d’étapes vers l’ascèse ; ils se modèlent sur la Vie de la Vénérable mère Marie de l’Incarnation qu’a publiée, en 1677, son premier biographe et défenseur de sa cause, son fils Claude Martin. L’abbé Richaudeau, en justifiant la nécessité de son nouvel ouvrage sur la future sainte, axé sur sa spiritualité et sur son parcours mystique, avait compris que l’Histoire de la mère Marie de l’Incarnation de Casgrain ne pouvait pas desservir la cause de la béatification de Marie de l’Incarnation qu’il promouvait à Rome.

Casgrain, influencé par l’ultramontanisme, mais séduit par la vision de l’histoire de Garneau et influencé par le romantisme, occupe dans les années 1860 une place essentielle dans la constitution du champ littéraire canadien-français. Son Histoire de la mère Marie de l’Incarnation ancre le parcours de la religieuse dans des faits historiques et fictionnalise son récit biographique pour prouver que la colonie est destinée à survivre grâce à un appui divin. Malgré la déformation que sa vision téléologique impose aux événements, son recours à des documents historiques témoigne qu’il pratique un genre en porte-à-faux entre l’histoire et la fiction.

Dans ces mêmes années, influencé par le gaumisme, aux côtés de ses confrères du Courrier du Canada, il mène un parcours secret et anonyme qui le conduit à brosser un tout autre portrait de Marie l’Incarnation dans Vies des saints pour tous les jours de l’année. Présentée de manière édifiante, comme modèle et exemple à suivre, sans approfondissement historique et avec un faible intérêt pour les effets littéraires, la vie de la sainte se rapproche, dans ce volume, de l’hagiographie populaire.

D’une manière apparemment paradoxale, l’homme qui, aux côtés des gaumistes canadiens, entreprend incognito une croisade contre les « dangereuses fictions qui, trop souvent, souillent l’imagination et laissent dans l’âme une flétrissure indélébile[53] », anime en public l’entreprise des Soirées canadiennes qui va publier toute oeuvre – légendes, poésies, études de moeurs, romans, impressions de voyage, esquisses historiques, biographiques, etc. – qui puisse illustrer la littérature canadienne. Ainsi, à l’intérieur d’un cadre littéraire qui est en train de se définir et qui se trouve au point d’intersection entre l’abscisse du christianisme et l’ordonnée de la nation, ses deux ouvrages sur Marie de l’Incarnation constituent-ils deux tentatives dans la recherche d’un juste dosage entre histoire, fiction et idéologie religieuse, et dans celle de modèles pour la littérature naissante.