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Si l’économie prend largement en compte la relation qu’entretiennent les individus entre eux, elle évacue souvent de ses champs d’investigation la portée que peuvent avoir les sentiments, les émotions et la dépendance au sein des relations humaines. L’anthropologue Isabelle Guérin affirme pourtant, à la suite de Viviana Zelizer, que « l’évolution des relations entre hommes et femmes au sein de l’espace privé- domestique, et particulièrement de leurs rapports de pouvoir, n’est intelligible qu’à la lumière de leurs relations monétaires et financières[1] ». Il en va ainsi dans La curée d’Émile Zola, où Aristide Saccard spécule sur les sentiments que sa femme Renée a pour son beau-fils, Maxime Saccard, afin de s’enrichir. Au coeur de ce roman, flux monétaire et circulation matrimoniale montrent à quel point le capitalisme en marche fait peu de cas des prohibitions symboliques. En laissant sa femme jouir du présent et de son amour incestueux, Aristide Saccard s’octroie le pouvoir de jouir de l’avenir en augmentant son capital. La curée offre à lire une spéculation toute privée, à l’intérieur de laquelle Renée Béraud Du Châtel est monnayée, en tant qu’elle est un objet d’échange ayant une valeur économique. Nous entendons saisir dans ce roman les modalités d’une économie de la jouissance qui s’articule autour de systèmes législatif et de parenté dévoyés, puis celles d’une mobilité des femmes qui n’est pas réduite à une vaine circulation mondaine.

Héritage et économie

Passé par le service de la publicité de la maison Hachette, Émile Zola savait orchestrer de très habiles stratégies commerciales lors de la publication de ses romans – par exemple l’énorme campagne publicitaire précédant la parution de Nana dans Le Voltaire[2] –, et savait aussi fort bien que « circulation », « spéculation » et « consommation » sont, dans cette époque médiatique qui est aussi celle de la révolution industrielle, du développement spectaculaire des transports, notamment ferroviaires, et du libre-échange, des termes qui avancent souvent de concert dans différents domaines. Plusieurs des romans appartenant à la série des Rougon-Macquart se construisent autour de la conjonction de ces trois opérateurs : pensons à La curée (spéculation immobilière, dépense à outrance), à Son Excellence Eugène Rougon (spéculation politique, mobilité sociale), à Au Bonheur des dames (circulation des biens, consommation, spéculation commerciale), à Nana (circulation et consommation des corps, dépenses effrénées) ou encore à L’argent (spéculation financière). Les mots « circulation » et « transmission » apparaissent dans les premiers dossiers préparatoires des Rougon-Macquart[3] et servent d’embrayeurs romanesques, puisque l’écrivain assoit son projet sur la circulation du sang et, par voie de conséquence, sur celle de la tare héréditaire d’Adélaïde Fouque, à l’origine des branches légitime (les Rougon) et illégitime (les Macquart) de la famille. Alliances, mésalliances et rapports de filiations[4] sont donc la porte d’entrée de la série, qui induiront, dès la rédaction du premier roman du cycle, des questions d’héritage et de spoliation économique. Dans La fortune des Rougon, en effet, la vente de l’enclos des Fouque par Pierre Rougon, le fils légitime d’Adélaïde, dépossède Ursule et Antoine, la branche bâtarde de la famille, de leur part d’héritage[5]. De ce point de vue, l’aïeule des Rougon-Macquart, qui ne se soucie pas de ces calculs, s’affiche, dans ce xixe siècle, comme une femme étonnante, car elle choisit d’aimer en fonction de son désir plutôt qu’en fonction de l’ordre social et économique. Or, à cette époque, lorsqu’une jeune fille est dotée, ou lorsqu’elle est héritière comme c’est son cas[6], l’alliance s’inscrit dans un système d’obligations symboliques et économiques où échange non marchand et échange marchand, échange de personnes et échange matériel, se recoupent. Pour le dire autrement, l’échange et le gain sont consubstantiels dans le système dotal. Cette proximité des valeurs entre personne et bien matériel a d’ailleurs permis à Claude Lévi-Strauss d’échafauder sa théorie bien connue de l’échange des femmes. En 1958, dans Anthropologie structurale, il affirme que

les règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques la communication des messages.

Ces trois formes de communication sont, en même temps, des formes d’échange, entre lesquelles des relations existent manifestement (car les relations matrimoniales s’accompagnent de prestations économiques, et le langage intervient à tous les niveaux). Il est donc légitime de rechercher s’il existe entre elles des homologies, et quelles sont les caractéristiques formelles de chaque type pris isolément, et des transformations qui permettent de passer de l’un à l’autre[7].

Quelques années auparavant, l’anthropologue Edmund R. Leach soutenait déjà que « [l]es actes réciproques des obligations de parenté ne sont pas simplement des symboles d’alliance, ils sont aussi des transactions économiques, des transactions politiques[8] ». Dans la grande majorité des cas, le mariage au xixe siècle permettait, on le sait, de consolider et de préserver les intérêts financiers des familles[9]. Ce rapport à l’argent apparaît explicitement dans une nouvelle de Zola, « Comment on se marie », dans laquelle la tante du futur époux « appuie sur le côté correct » de l’union qui se prépare, car, dit-elle, « [o]n ne saurait trouver un parti satisfaisant davantage aux exigences du monde. Ce sera un de ces mariages qui n’étonnent personne. […] Les noms se valent, les fortunes sont les mêmes à peu de choses près[10]. » L’importance de garder ses biens – mieux : de les augmenter – présidait donc au choix des futures épouses et des futurs époux en incitant à l’homogamie. La question de l’argent était ainsi au centre du contrat de mariage, qui donnait lieu à des discussions ardues entre les familles[11], tournant sans grande surprise autour de la dot constituée. Le terme de stratégie matrimoniale n’est évidemment pas un vain mot.

Renée Saccard : monnaie d’échange

Depuis Balzac, nombre de romans s’intéressent aux mutations du monde économique et boursier qui voit le développement de nouveaux modes financiers, la création de grands établissements de crédit, le passage « d’un univers clos (fixité de l’étalon-or et transactions au comptant), à un univers ouvert et en expansion, où les valeurs mobilières sont quotidiennement négociées à terme[12] » et celui d’une bourgeoisie marchande à une bourgeoisie dite « capitaliste ». Les nombreux ouvrages et études sur la question soulignent que ces récits se nouent très souvent autour de deux pôles opposés : la grandeur et la décadence (voir César Birotteau), la fortune et la faillite (honnête ou non), l’opulence et la ruine[13]. Il est remarquable cependant que, d’une manière générale, les exemples retenus s’intéressent au point de vue ou au destin des personnages masculins (le spéculateur, le banquier, etc.). S’agissant des personnages féminins, c’est plutôt la figure de la consommatrice qui cause bien des ruines[14], et son rapport hystérique à la dépense, plus rarement la figure charitable[15], qui sont spécifiquement analysées. Les romans La curée (1871) et L’argent (1891) sont sans surprise, depuis longtemps, les romans de Zola les plus étudiés lorsqu’il est question de spéculation. Les récents travaux de Christophe Reffait dissèquent les stratégies narratives qui représentent notamment les calculs, les projets et les opérations de Saccard, lesquels participent à un « imaginaire social de la spéculation »[16]. Sont plus rarement pris en compte, dans La curée, l’aspect légal et le poids symbolique de la transaction conclue entre Saccard et Renée, qui conduit au destin tragique de la protagoniste[17]. La conjugaison de ces deux dimensions (juridique et symbolique) permet pourtant de comprendre, d’une part, la collision entre le système dotal et le Code civil qui empêche les femmes mariées, si ce n’est d’aspirer à une liberté financière, du moins d’être en mesure de gérer leurs biens et, d’autre part, de saisir autrement la réification ressentie par Renée lorsqu’elle prend conscience d’avoir été le jouet du père et du fils, Aristide et Maxime Saccard.

En plus d’une désorganisation morale qui ignore le tabou de l’inceste, La curée met en scène les conséquences d’un système législatif qui transforme les femmes mariées en « incapables » (au sens juridique du terme) puisque ces dernières, selon l’article 213 du Code civil, doivent « obéissance à [leur] mari ». La figure de l’« esclave », déployée par le romancier pour décrire la jeune femme à la fin du roman[18], ne signifie pas uniquement à nos yeux que Renée se soumet à son propre désir, mais aussi qu’elle ne s’appartient pas en tant qu’individu à part entière puisqu’elle demeure subordonnée aux volontés de son mari et victime de ses manipulations. Cette position ontologique est intimement liée à sa position économique. De ce point de vue, n’est-il pas possible de concevoir que le caractère enfantin, l’« allure d’écervelée » (C, 385), l’« air d’adolescent vantard » (C, 494) de la jeune femme, que le roman mentionne à plusieurs reprises[19], résultent davantage de cette position que d’un tempérament particulier ?

L’or et la chair

La curée est la « note de l’or et de la chair[20] » dans Les Rougon-Macquart. Ce roman nous rappelle que, pour Zola, le corps a à voir avec la monnaie[21], et que le caractère nodal de la dot inséparabilise le corps féminin et la monnaie. Le récit ne manque pas d’insister sur la question du contrat dont la rédaction révèle qu’il s’agit, pour Aristide Saccard, le futur époux, de contourner les règles entourant la nature inaliénable de la dot. Rappelons qu’en régime bourgeois, la dot constitue l’héritage que reçoit la jeune femme pour s’installer ; elle comprend un montant d’argent, mais également, selon les cas et les fortunes, des biens immobiliers, et tout ce qui entre dans le trousseau (argenterie, vaisselle, draps, vêtements, etc.)[22]. On pourrait croire qu’ainsi dotées, les femmes bourgeoises avaient une certaine liberté financière, or ce n’était pas le cas : considérées par le Code civil de 1804 comme d’éternelles mineures, elles ne pouvaient pas contracter sans l’autorisation de leur mari. Cette subordination juridique devrait, en toute logique, rendre le contrat de mariage caduc, car comment contracter quand la loi ne considère pas le contractant comme un sujet souverain ? C’est ce qu’Anne Morvan, dans sa lecture de l’ouvrage The Sexual Contract de Carole Pateman, nomme « une ruse de la théorie du contrat[23] », les femmes étant « incorporées “dans une sphère qui à la fois est et n’est pas [dans] la société civile”[24] », ce qui permet tous les abus. Ainsi la dot devient, pour le mari qui a la liberté de la gérer, le moyen d’améliorer sa propre situation financière. Par ailleurs, à cette « ruse de la théorie » s’en ajoutent d’autres, rarement en faveur de l’épouse[25]. Dans La curée, l’établissement du contrat de mariage est pour Aristide Saccard la première d’une longue série de spéculations, celle qui lance toutes les autres. Dès l’entente conclue entre lui et la tante de Renée, il travaille intensément à l’élaboration de ce contrat : « Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il méditait sur cette grave question, dont dépendait dans l’avenir sa liberté de tripoteur d’affaires » (C, 382[26]). L’histoire révèle que la dot de Renée « pass[era] » rapidement « dans la caisse de Saccard » (C, 462), qui comprend que les besoins financiers extravagants de sa femme sont le meilleur moyen d’entrer en possession de ses biens. À l’aide d’un intermédiaire, il rachète rapidement une des propriétés de Renée, lui laissant croire qu’il

n’intervint que pour [l’]autoriser […] à vendre. […] Il poussa l’honnêteté, tant il était satisfait de sa première affaire, jusqu’à placer réellement les cent mille francs de Renée et à lui remettre les titres de rentes. Sa femme ne pouvant les aliéner, il était certain de les retrouver au nid, s’il en avait jamais besoin.

[…]

Quand il posséda la maison, il eut l’habileté, en un mois, de la faire revendre deux fois à des prête-noms, en grossissant chaque fois le prix d’achat.

C, 392

Le mariage est donc, pour lui, un tremplin social et une occasion d’affaire, dont chaque élément, femme ou bien, est investi d’une valeur spéculative. D’ailleurs Adèle, sa première épouse, « une personne blonde et fade » (C, 359), n’a eu véritablement d’intérêt, pour lui, que morte. Vivante, elle lui apparaissait « comme un meuble gênant dont il avait hâte de se débarrasser » (C, 359) afin de pouvoir convoler avec Renée, avec laquelle il fait coup double. D’une part, il a été grassement payé pour accepter d’épouser la jeune femme enceinte à la suite d’un viol, lui rendant de cette façon sa respectabilité, d’autre part le mariage lui ouvre un accès à une dot très substantielle. Et puisque celle-ci est inaliénable, c’est avec soulagement que Saccard apprend la fausse couche de Renée : désormais aucun enfant ne pourra hériter d’elle. Comme le signale avec justesse Marie Scarpa, « la stérilité de Renée est presque une condition de la fertilité économique de Saccard[27] » :

[E]lle fit une fausse couche. […] Il [Saccard] fut ravi de l’aventure[28] ; la fortune lui était enfin fidèle : il avait fait un marché d’or, une dot superbe, une femme belle à le faire décorer en six mois, et pas la moindre charge. On lui avait acheté deux cent mille francs son nom pour un foetus que la mère ne voulut même pas voir. Dès lors, il songea avec amour aux terrains de Charonne.

C, 386

Ce mariage s’inscrit donc au premier chef dans une politique de sauvetage : Saccard se mue en caution morale pour Renée qui devient sa caution financière. La place de l’argent dans cette union réduit celle-ci à sa fonction de strict arrangement financier pour les deux partis qui semblent y trouver leur juste compte :

Avec un tel mari, Renée était aussi peu mariée que possible. Elle restait des semaines entières sans presque le voir. D’ailleurs, il était parfait : il ouvrait pour elle sa caisse toute grande. Au fond, elle l’aimait comme un banquier obligeant. [… C]et homme semblait si convaincu que la vie n’est qu’une affaire, il était si évidemment né pour battre monnaie avec tout ce qui lui tombait sous les mains : femmes, enfants, pavés, sacs de plâtre, consciences, qu’elle ne pouvait lui reprocher le marché de leur mariage. Depuis ce marché, il la regardait un peu comme une de ces belles maisons qui lui faisaient honneur et dont il espérait tirer de gros profits. Il la voulait bien mise, bruyante, faisant tourner la tête à tout Paris. Cela le posait, doublait le chiffre probable de sa fortune.

C, 420

À première vue, l’actrice et l’acteur de cette transaction sont comblés ; l’inceste va cependant créer du désordre dans le bel équilibre de cette cohabitation. En effet, lorsque Saccard découvre la relation entre son fils Maxime, de six ans le cadet de Renée, et cette dernière, il monnaie avec elle un droit à l’inceste en proposant en contrepartie qu’elle lui cède la seconde moitié de sa dot constituée de terrains situés à Charonne. Grâce à cette signature, les droits du mari apparaissent symboliquement restaurés. En milieu bourgeois, honneur semble rimer avec solvabilité[29]. Saccard, « au lieu de la [Renée] tuer, l’avait volée[30] ; […] une signature tombait comme un rayon de soleil au milieu de la brutalité de sa colère, et pour vengeance, il emportait la signature » (C, 575[31]). Aux yeux de Saccard, l’adultère de son épouse se transforme en aubaine, car il coïncide dans le temps avec le début des travaux d’urbanisation haussmannienne et l’annexion de la commune de Charonne à Paris. La vente des terrains de sa femme constitue donc une opportunité extraordinaire de plus-values. Tout entière dominée par sa jouissance, Renée voit dans ce marché la possibilité d’augmenter sa liberté amoureuse et sexuelle. C’est ainsi qu’elle signe, désinvolte, l’acte de cession en faveur de Saccard : « “Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée, c’est que je le veux bien…” » (C, 570). La dot partage avec l’hérédité la qualité d’être transmissible ; cette signature partage avec l’inceste la capacité d’annuler la transmission de l’héritage dont Renée était jusque-là la bénéficiaire et la garante, puisque l’inceste se distingue par rapport à d’autres crimes par sa capacité à mettre fin à toutes formes de circulations symboliques, en termes de socialisation, d’échange et de transmission des biens[32]. Alors que le mariage entre Renée et Aristide devait la protéger de l’anathème et préserver sa descendance, la jeune femme ne cesse de faire des choix (signature, inceste) qui « signent » la mort de la lignée. La critique a beaucoup glosé la figure de Renée en allégorie[33] du Second Empire, le viol dont elle a été victime métaphorisant le coup d’État de 1851. Dans ce cadre, l’inceste représenterait la dégénérescence des moeurs, et la mort de Renée la fin du régime de Napoléon III. On peut aussi y lire la métaphore d’une économie politique pervertie au sein de laquelle règne l’entre-soi de grands industriels et de grands banquiers qui possèdent des places privilégiées au sein de l’État et qui accèdent aux plus hautes fonctions[34]. Leurs coteries laissent libre cours à toutes les manigances, au détriment du bien commun et de l’avenir.

Subordination et anéantissement

Au-delà de l’inceste, l’erreur fondamentale de la jeune femme dans ce marché qui la mène à sa perte est d’avoir cru que sa personne valait plus que sa dot, et de n’avoir pas saisi que sa valeur n’était que spéculative. Or, sans dot, elle perd tout « intérêt » aux yeux du père et du fils (« intérêt » au sens de ce qui est rationnellement avantageux pour soi, notamment en regard de soucis d’argent). À partir de ce moment, Saccard ne se préoccupe plus du tout d’elle, et Maxime la délaisse au profit de Louise De Mareuil, « une enfant de dix-sept ans, chétive, légèrement bossue » (C, 335), « [c]ontrefaite » (C, 434), mais fortement dotée, qu’il épousera pour cette raison[35]. Disons comme Gayle Rubin : « Si les femmes sont échangées, en quelque sens que nous prenions le terme, les dettes matrimoniales sont calculées en chair femelle[36]. » On peut, en termes spéculatifs, ajouter que la cote de Renée a chuté et qu’elle ne vaut plus rien sur le marché transactionnel. Seule dans sa chambre, elle comprend trop tard la ruse contractuelle dont elle a été victime : « Saccard l’avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et […] Maxime s’était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche du spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari » (C, 574). Devant un avenir clos, tous ses biens aliénés, elle comprend sa propre aliénation. Cette prise de conscience est admirablement décrite lors d’une scène de vanité au cours de laquelle, habillée en nymphe Écho, le corps à peine couvert d’un voile de gaze et venant d’apprendre le prochain mariage de Maxime et de Louise,

[e]lle s’aperç[oi]t dans la haute glace de l’armoire. […] Qui l’avait mise nue ? que faisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu’au ventre ? Elle ne savait plus. [… E]lle avait honte d’elle, et un mépris de sa chair l’emplissait d’une colère sourde contre ceux qui la laissaient ainsi, avec de simples cercles d’or aux chevilles et aux poignets pour lui cacher la peau.

C, 572

Au dépouillement du corps correspond en creux le dépouillement financier, qui installe une claire homologie, une véritable consubstantialité, entre le corps et la dot. Dans un étroit rapport spéculaire, la circulation de son corps redouble et prolonge celle des biens et du capital. Mais la scène révèle aussi que Renée est un être foncièrement subordonné ; elle prend à ce moment la mesure de sa position d’« esclave » qu’éclairent les « simples cercles d’or aux chevilles et aux poignets »[37]. Si elle a le sentiment d’avoir été abusée et exclue de sa propre vie, c’est aussi, nous y avons insisté, parce que, en tant que sujet, Renée n’avait aucune part dans la rédaction du contrat de son mariage. Sa liberté sexuelle, qui pourrait passer pour une possession totale d’elle-même par elle-même, ne masque que bien faiblement son absence de liberté individuelle.

Sur la scène de l’échange symbolique, la levée de l’interdiction de l’inceste efface les rivalités entre le père et le fils, solidaires dans le partage d’une même femme : ils avancent complices « au bras l’un de l’autre » (C, 595). Saccard n’a jamais perçu son fils comme un rival, mais comme un allié. Dès la conception du roman, Zola note : « Aristide et son fils Maxime vivent dans une sorte de promiscuité honteuse […]. Le fils est d’une liberté étonnante avec le père. Ils vont ensemble chez les cocottes, bras dessus bras dessous. Ils ont même à un certain moment la même maîtresse[38]. » Face à cette connivence, Renée reste, dans le roman, abasourdie : « Eh quoi ! ils étaient partis tranquillement, amicalement. Ces deux hommes ne s’étaient pas écrasés. Elle prêtait l’oreille, elle écoutait si quelque lutte atroce ne faisait pas rouler les corps le long des marches. Rien. […] Alors le drame était fini ? » (C, 571-572). Elle comprend trop tard qu’en situation d’hybris[39], quand les lois humaines sont happées par une logique de l’excès qui va jusqu’à l’inceste, les sentiments humains vont s’épuisant. Les nombreuses références à sa virilisation dans le couple qu’elle forme avec Maxime ne peuvent même pas être interprétées comme une forme d’émancipation. Jouer à, ou prendre le rôle de l’homme[40], confirme son aliénation dans l’inceste, la faute constituant l’espace de la dernière forme de liberté qu’elle peut choisir : « Sa volonté accepta l’inceste, l’exigea, entendit le goûter jusqu’au bout, jusqu’aux remords, s’ils venaient jamais. Elle fut active, consciente » (C, 483).

Dans le partage de la même femme, le titre La curée prend son sens définitif. Renée est partagée, comme les chasseurs ont coutume de faire avec le corps de la bête à l’issue de la chasse[41]. Largement commentée par la critique, cette métaphore cynégétique renvoie à la position de Renée, mais désigne également celle de toute épouse au xixe siècle, une position précivile – que d’aucuns nommeraient « naturelle » –, qui montre que le contrat de mariage est passé entre hommes, pour les hommes.

Économie de la jouissance

Selon Claire Pignol et Çinla Akdere, c’est autour de la notion d’« individu ordinaire que la théorie économique met au centre de sa représentation de la société et dont le roman fait ses personnages », que « la littérature, sous la forme du roman, peut […] instruire l’économiste »,

en donnant à penser dans cet individu ce que le discours théorique de l’économie peine, voire échoue, à appréhender. Elle le fait en faisant apparaître des personnages qui diffèrent de l’agent économique abstrait en cela que la définition de leur identité n’est pas énoncée au départ comme une hypothèse, que l’on y accède à travers un récit qui suspend la perception qu’a le lecteur de l’identité du personnage[42].

Si Saccard est régulièrement présenté comme un virtuose de la finance, un maître en spéculation, il est plus rarement souligné qu’il possède une formidable capacité à « évalue[r] ses désirs en monnaie[43] », les siens, et ceux des autres. Tout comme Octave Mouret, le patron du grand magasin « Au Bonheur des dames », qui « se jet[te] en poète dans la spéculation[44] » en s’appuyant sur le principe de la circulation ininterrompue du capital et, surtout, sur une connaissance profonde de « la passion de la femme pour la dépense et le chiffon[45] », Saccard comprend que le désir est une valeur en soi, un pivot spéculatif. Chez Octave et chez Aristide, la logique spéculative émane d’une superposition des affaires économiques et des charges pulsionnelles, d’une conception du capital qui s’articule autour d’un savoir sur le corps. Cette manière d’envisager le désir dans ses potentialités spéculatives permet de dépouiller l’adultère, et plus encore l’inceste, de toute question morale, c’est-à-dire en tant qu’expression absolue du dérèglement du système de parenté, au profit d’une valeur économique. Dans La curée, la signature de l’acte de cession des terrains de Charonne légitime cette mutation donnant, par voie contractuelle, libre cours à la jouissance interdite. Au sein de ce pacte d’affaires et sexuel, Aristide se situe du côté des chiffres et des contrats. Maître en littératie, il se comporte en agent économique rationnel. On peut en dire autant de Maxime, qui épouse une dot d’un million, au plus faible coût pour lui : Louise de Mareuil mourra en Italie au cours de leur voyage de noces[46].

Renée, elle, est du côté de la corporalité, dans un rapport à elle-même de dépense, et dans la distance face à l’univers de l’écrit. Mauvaise spéculatrice, le « biais du présent »[47] l’a, chez elle, emporté sur sa capacité à anticiper sa situation future une fois libre de dot. Sous cet angle, la myopie de la jeune femme, que le narrateur ne manque pas de rappeler ponctuellement[48], acquiert un sens inattendu : elle indique métonymiquement son incapacité à voir loin, qualité nécessaire et fondamentale de tout bon spéculateur.

Roman sur la décadence du Second Empire et sur la haute bourgeoisie parisienne qui perd ses frontières éthiques dans l’enfer séduisant d’un ordre esthétique carnavalesque, La curée montre aussi que, même au coeur d’une dégénérescence morale partagée par tous, les frontières de la jouissance des femmes mariées restent circonscrites par les hommes. N’étant pas maîtresse de ses biens, Renée doit choisir entre jouissance amoureuse et sexuelle et jouissance juridique (jouir d’un bien). Pour elle, c’est l’une ou c’est l’autre, tandis qu’Aristide et Maxime cumulent les plaisirs du corps et les intérêts financiers. Telle est l’économie de la jouissance qui structure le mariage de Saccard et de Renée.

Circulation ou mobilité

Bien que la dot impose une circulation des corps, puisqu’en se mariant les épouses intègrent une nouvelle maison (c’était le cas pour la majorité des filles[49]), l’inégalité en droit, et par conséquent en pratique, des femmes par rapport aux hommes, restreint grandement leurs faits, leurs gestes et leurs déplacements. Dès lors, les mondanités deviennent le seul espace de leur circulation. En passant de la maison du père à celle du mari, elles accèdent à une liberté mondaine qui leur permet de circuler et d’exister en société, à l’intérieur cependant de lieux, de milieux et de paramètres très circonscrits : réception hebdomadaire, invitations réciproques, promenades accompagnées, sorties au bois de Boulogne, au théâtre ou à l’Opéra, pour être vues et pour asseoir la position de leur mari. C’est ainsi que Saccard, qui s’inquiète que Renée ne porte pas les bijoux pour lesquels il a payé une petite fortune, « soixante-cinq mille francs » (C, 465), lui dit : « Si l’on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du ministère, on ferait des cancans sur ma situation… » (C, 465[50]). Aucune de ces formes de circulation, qui sont des modes de présentation et de représentation de soi, qui fixent et qui figent l’être dans le paraître du symbolisme social, ne fait une mobilité émancipatrice, impulsée par la liberté. D’une désinvolture ahurissante pour son époque, étourdie par le manège de sa vie, grisée par les soirées mondaines, les bals et les promenades au Bois, Renée ne distingue pas cette circulation de cette mobilité. Les premières pages de La curée, qui la décrivent en compagnie de Maxime se promenant en calèche au bois de Boulogne, bloquée dans une circulation fortement ralentie, voire à l’arrêt, métaphorisent finement la fausse mobilité des grandes bourgeoises. De même, le dernier chapitre illustre à quel point la vie de Renée piétine, puisqu’elle y est décrite, toujours au bois de Boulogne, mais seule cette fois, dans son coupé. La scène est d’autant plus cruelle que la jeune femme vient d’accompagner Céleste, sa femme de chambre, pour laquelle « elle s’était prise peu à peu d’une affection maternelle » (C, 589), Céleste qui a économisé pour se libérer de sa servitude et monter « un petit commerce de mercerie » (C, 590) en province, Céleste qui laisse son ancienne maîtresse désemparée, « les yeux noyés » (C, 591), sur le quai de la gare de l’Ouest. Il semble plus facile, au xixe siècle, de quitter ses maîtres qu’un mari[51].

À l’inverse, Sidonie Rougon, soeur d’Aristide, qui est à l’origine de la rencontre entre son frère et Renée Béraud Du Châtel[52], et qui a présidé aux arrangements financiers entre les deux familles – c’est une marieuse –, est une femme qui va où bon lui semble, comme elle veut, quand elle veut, sans contraintes ni obligations. Sidonie Rougon est un des personnages féminins de la série des Rougon-Macquart qui se déplace le plus librement à travers les espaces sociaux, selon son propre mode de locomotion (« allant d’un bout de Paris à l’autre, d’un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture » ; C, 370), en totale autonomie. Elle échappe au contrôle des mouvements des femmes qui sont aussi une manière de contrôler les mouvements de l’argent. Ne pas suivre les trajets socialement balisés, être en mesure de voyager sans être accompagnée, sans demander aucune permission, sont les signes de la mobilité et de l’émancipation[53].

Moins riche, moins belle que sa belle-soeur, la marieuse a choisi de faire du mariage son fonds de commerce[54]. Sidonie est devenue maître en spéculations de tous ordres en sortant du cycle de l’échange et de la filiation ; elle ne veut rien savoir pour elle-même du pacte social et sexuel ; elle a choisi d’obéir à sa propre logique, même si celle-ci contrevient aux codes sociaux et familiaux. En tant que femme seule qui passe pour être célibataire[55], elle se situe à la périphérie des circulations symboliques dont elle connaît cependant les secrets, les dessous, les exigences et les revers. Elle ne met jamais son corps en jeu, car « [i]l n’y avait qu’une chose qu’elle ne vendait pas, c’était elle » (C, 372), ce qui lui permet de se soustraire aux assimilations de la monnaie, de la spéculation, de l’échange, de la circulation et du corps féminin. Le récit semble lui faire payer cette liberté en la privant physiquement de toute forme de féminité : « [E]lle était si peu femme dans ses allures […]. Il y avait en elle du courtier et de l’huissier » (C, 369-370) ; « [l]a femme se mourait en elle ; elle n’était plus qu’un agent d’affaires, un placeur battant à toute heure le pavé de Paris. […] Son teint avait la pâleur dolente du papier timbré. […] Elle était sèche comme une facture, froide comme un protêt, indifférente et brutale comme un recors » (C, 371-372[56]). Par capillarité métonymique, Sidonie possède toutes les caractéristiques du papier et de la monnaie, et certaines de leurs fonctions (faire circuler les choses, servir de trait d’union, etc.), mais pas leur valeur. La différence a son importance : Sidonie ne « vaut » rien en tant que bien symbolique puisqu’elle s’est retirée du flux matrimonial dont elle tient cependant de nombreuses rênes en coulisse. Sa sécheresse, elle, métaphorise son absence de liquidité – dans la spéculation, c’est la liquidité, synonyme de circulation, qui donne de la valeur – sur le marché boursier du mariage. Sidonie, qui n’offre aucune prise à la spéculation, demeure intraduisible en termes financiers.

Ce personnage comme plusieurs autres de la série des Rougon-Macquart s’apparente à un type particulier que nous nommerons « femmes à mètis », en référence à cette forme d’« intelligence qui doit, pour se rendre insaisissable et pour dominer des réalités fluides et mouvantes, se montrer toujours plus ondoyante et plus polymorphe que ces dernières. Intelligence rusée, la mètis possède enfin la ruse la plus rare : la “duplicité” du piège qui se donne toujours pour autre que ce qu’il est », comme la définissent les historiens et anthropologues Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne[57]. Intelligence, sagacité, débrouillardise, vigilance, finesse d’esprit, sens de l’opportunité, ces manières de faire et de penser sont, à y regarder de près, le propre de nombreuses célibataires dans Les Rougon-Macquart. Leur capacité à se déplacer où bon leur semble plaide pour ce statut.

Sidonie dans La curée, mademoiselle Saget dans Le ventre de Paris, Pauline dans La joie de vivre ou Caroline dans L’argent, toutes répliquent à leur manière aux diktats du mariage en ne se liant pas au sens légal du terme, en faisant lien autrement, et pourtant chacune maintient un certain ordre social. Subversives, mais jamais totalement révoltées, elles résistent néanmoins aux traditions ; au centre de cette résistance, leur corps reste une pierre angulaire et un motif d’interrogations. En quittant la logique maritale et le marché qui lui est ombiliqué, ces personnages féminins s’extraient de la théorie de l’échange des femmes et mettent fin à l’homologie entre le corps féminin et la dot. Elles sortent du même coup de la loi de l’offre et de la demande, et mettent en déroute l’ordre économique ainsi qu’un certain nombre d’enjeux symboliques. Elles ont compris, et Zola avec elles, que, puisque les lois maritales sont très souvent pour les femmes un piège contractuel, il importe pour elles de ruser avec celles-ci, ou de s’en éloigner.