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Dans un texte paru en 1971 dans le premier numéro de Littérature, Claude Duchet définit ce qu’il appelle alors « la socio-critique » comme « une sémiologie critique de l’idéologie », qui a pour but d’« installer […] le logos du social, au centre de l’activité critique et non à l’extérieur de celle-ci[1] ». En 2021, ce texte fondateur a eu cinquante ans. Dans le cadre de cet anniversaire, les revues Études françaises et Littérature proposent de relire l’oeuvre de Claude Duchet dans deux numéros distincts dont la parution simultanée souligne la richesse et la complexité de cette pensée de la socialité de la littérature. Loin de prendre les formes traditionnelles de l’hommage ou du bilan, ce double numéro est d’abord l’occasion d’un dialogue critique qui permet d’évaluer l’apport de la sociocritique des textes à ce que l’on a coutume d’appeler la théorie littéraire, de le questionner et d’en saisir les développements et les voies d’exploration sur un demi-siècle.

La sociocritique est moins redevable à Claude Duchet pour tel ou tel concept que pour l’ensemble d’une proposition heuristique qui examine en priorité l’« écriture de la socialité[2] » propre à la littérature. Dans l’effervescence théorique des années 1960-1970, cette proposition cherche, rappelons-le, à donner une esthétique au marxisme. À cette fin, la sociocritique pose pour hypothèse théorique fondamentale que c’est dans la mise en forme esthétique et le travail textuel opéré sur les signes, les langages et les représentations sociales que se produit la sédimentation du sens et qu’une oeuvre gagne son originalité. Une telle proposition donne naissance à une perspective de lecture qui peut être définie comme une herméneutique de la socialité des textes[3]. Celle-ci suppose un geste herméneutique, lequel consiste à expliquer la forme-sens des textes, pour évaluer et mettre en valeur leur historicité, leur portée critique et leur capacité d’invention à l’égard de la vie sociale. Elle se distingue d’une part du formalisme russe et de la poétique – à cette dernière, elle emprunte un certain nombre d’outils de description des textes, mais elle réfute l’idée que le texte est, à l’égal de « l’huître » pongienne, « un monde opiniâtrement clos[4] ». D’autre part, la sociocritique se démarque clairement de la sociologie de la littérature, laquelle considère les relations du texte au social en termes de stratégies de légitimation symbolique et selon une logique de la preuve qui réduit le texte littéraire à un document. En considérant l’un ou l’autre aspect de ce geste critique, quatre pistes de réflexion se dégagent.

La première d’entre elles est d’ordre théorique. Elle tient d’abord à la créativité conceptuelle d’une oeuvre qui décrit précisément ce qu’elle appelle la socialité des textes littéraires. L’étrave d’un tel navire réside dans le concept de sociogramme, que Claude Duchet définit « comme un “ensemble flou, instable, conflictuel, de représentations partielles, aléatoires, en interaction les unes avec les autres, gravitant autour d’un noyau lui-même conflictuel”[5] ». Cette définition ne peut être comprise sans les notions corrélées d’information, d’indice et de valeur[6], ainsi que celle de cotexte[7]. Si le réel demeure hors de portée, il est toujours déjà dit sous la forme d’une masse d’informations brutes, de toponymes et de dates incontournables qui signalent une société de référence. Le texte, lui, intègre et désigne un cotexte composé de ces informations référentielles, mais déjà sémiotisées dans des configurations discursives et traduites en indices par cette première sémiotisation. Cet espace de référence socioculturelle suppose, à l’intérieur même de l’oeuvre, un univers de connivence fait de savoirs, de discours et de clichés dans lesquels se négocie la production du sens. Le système de correspondances, les références internes et les resémantisations qui caractérisent un roman ou un poème investissent ces indices et les transforment en valeur. Ce terme qualifie des éléments narratifs, sémiotiques ou stylistiques qui portent une charge sémantique différenciée, dont les effets de sens sont polysémiques et fluctuants. Au gré du texte, ils interagissent non seulement pour signaler un logos social extérieur mais pour créer l’univers de sens d’une oeuvre et l’instituer en société symbolique à part entière. Seule la valeur marque le passage du discursif au textuel. Elle constitue, avec l’information et l’indice, un processus de sémiotisation qui part du réel, inaccessible, englobe la rumeur du social, envisage sa présence dans l’oeuvre et accorde une importance de premier plan à tous les procédés de transformation par lesquels l’écriture gagne son originalité sur la prose du monde.

Bien plus complexe qu’un simple aller-retour entre le texte et son contexte, la notion de sociogramme respecte au mieux la part d’invention d’une oeuvre à l’égard du social. Cette façon de procéder envisage par ailleurs les liens cotextuels entre le texte et la semiosis sociale sous une forme conflictuelle, puisque tout sociogramme repose sur un noyau oxymorique autour duquel gravitent des oppositions multiples. L’examen du sociogramme de la ville dans l’oeuvre de Zola révèle une épaisseur discursive et intertextuelle où se lisent à la fois la ville Babylone, tombeau de l’humanité, lieu de perdition et de chaos, et la Ville lumière, phare de la civilisation et symbole du progrès[8]. Celui de la Révolution, pisté dans Germinal, dans Quatrevingt-treize de Hugo ou dans L’espoir de Malraux, marque à la fois une rupture dans le cours de l’histoire et « l’émergence de forces ingouvernables », contradiction que la réflexion historique tente de penser ensemble et qui se cristallise « dans la conjonction des deux dates 1789 / 1793[9] ». Pour sa part, l’histoire du xxe siècle voit s’imposer un autre sociogramme, celui de la guerre, lequel suppose de penser les dynamiques contraires d’une civilisation en devenir et de la barbarie en marche[10]. L’ampleur sociohistorique d’une telle notion se mesure également au nombre de chercheurs qui se sont approprié le concept pour poser d’autres questions et lire d’autres corpus. Le sociogramme du hasard, qu’Isabelle Tournier a examiné dans le vaste corpus de la prose balzacienne[11] ; celui de « l’homme inutile », sociogramme majeur de toute la fiction russe qui, selon Régine Robin, désigne la galerie de héros romantiques incarnée par Oblomov, le protagoniste éponyme du roman de Gontcharov[12] ; le sociogramme du pauvre (« pauvre, mais honnête[13] »), que Pierre Popovic analyse dans Les misérables[14] ; celui de l’écrivain dans le roman québécois des années 1960-1995[15] ; celui de la figure qu’on désigne comme « l’Indien » dans l’imaginaire transatlantique des Premières Nations[16], ou celui, examiné par Émilie Brière, de l’enfant dans la littérature contemporaine française[17] ; ce sont là quelques exemples qui, parmi d’autres, attestent le pouvoir d’inspiration d’une notion qui a fait florès.

La seconde voie d’exploration tient aux objets d’étude abordés par le cofondateur et premier directeur de la revue Romantisme. Nombre de chercheurs ont découvert la sociocritique en s’informant au sujet des travaux déjà publiés sur les oeuvres de Flaubert, de Balzac et de Zola. Intimement liée à l’analyse d’oeuvres romanesques canoniques du xixe siècle, la démarche critique de Claude Duchet, soucieuse d’ouvrir le texte à son en-dehors social, a logiquement placé cette question au seuil du texte. Prêtant une attention particulière aux incipit et aux explicit des oeuvres littéraires, elle se construit comme une pensée des frontières de la littérature et aborde toutes les ambiguïtés associées à la décision de clôturer des récits ou de les garder ouverts[18]. Claude Duchet a également mené d’autres analyses qui, peut-être moins connues, portent sur la poésie (Musset) ou le roman du xxe siècle (Malraux, Simon). Cette approche s’accompagne également d’une réflexion importante sur la genèse des oeuvres et l’historicité de la littérature[19]. Aux yeux de Claude Duchet, la littérature baigne dans l’histoire mais entretient avec elle un rapport critique qui suppose de penser l’historicité de la littérature dans des relations positives et négatives à la fois. Mettant l’accent sur la spécificité des oeuvres littéraires[20], ses travaux ont révélé nombre de sociogrammes à l’oeuvre dans l’histoire littéraire et ont repensé un « grand xixe siècle ». De la Révolution française à la Première Guerre mondiale, celui-ci consacre le capitalisme, la société bourgeoise et la modernité comme les fondements d’une « dix-neuviémité » qui a trouvé des développements dans l’histoire littéraire telle qu’elle se pratique aujourd’hui[21].

Claude Duchet a également incité les chercheurs en sociocritique à travailler en microlecture et à montrer comment la portée critique d’un texte se joue dans les détails de son écriture. Si les incipit et les explicit romanesques sont l’un des objets de choix de cette critique du particulier, des lectures différentes mènent un examen serré de cristallisations métaphoriques ou métonymiques – le porte-cigare et le bouquet de mariage d’Emma[22], le motif des mains dans Madame Bovary[23], etc. – où se sont tressés les fils de la sémantique textuelle. Les lectures de Claude Duchet accordent une attention particulière à « la socialité du texte, de l’écrit littéraire, théorisé sous ce nom, et moins la socialité affichée, instrumentalisée en discours ou figures explicites, que la socialité secrète, implicite[24] ». Se dégagent de ses écrits un déchiffrage du non-dit et un art de la lecture qui pistent les corps étrangers du texte, les porosités, les anomalies, les apories, les ratés et les paralogismes dans lesquels une oeuvre échappe aux représentations sociales qu’elle reformule comme à son propre projet formel. L’un des enjeux des dossiers que publient simultanément les revues Littérature et Études françaises est donc de questionner l’importance de ces habitudes de lecture qui, devenues familières aux sociocriticiens, privilégient l’hétérogène, l’attention au détail, l’audace interprétative et la créativité de l’écriture.

Enfin, la démarche de Claude Duchet s’accompagne d’une éthique de chercheur-enseignant qui consiste à assumer la dimension contestataire du mot « critique » et à voir dans l’analyse un acte social à trois dimensions. À l’égard des textes, elle demande de montrer leur portée critique, leur part d’imaginaire et de présence au monde. À l’endroit des institutions culturelles et académiques, elle suppose une prise de distance avec les vulgates littéraires, les hiérarchies symboliques et les préjugés culturels ou épistémiques qui figent la littérature dans sa propre autonomie ou dans les stratégies qu’implique sa conquête. Vis-à-vis des lecteurs, enfin, elle procède d’une pédagogie fondée sur la découverte des textes qui cherche d’abord à former des lecteurs et fait place à la sensibilité, à l’intelligence et à l’inventivité avec lesquelles chacun rencontre une oeuvre, ce qu’atteste le nombre des chercheurs qui, de près ou de loin, ont été inspirés par le travail de Claude Duchet.

La richesse théorique de l’oeuvre se mesure également aux dialogues qu’elle a ouverts avec d’autres disciplines, comme la psychanalyse ou l’histoire, ainsi qu’avec d’autres courants théoriques tels que la poétique, l’analyse de contenus, la sociogénétique, la sociopoétique ou encore la sociologie de la vie et des pratiques littéraires, de la réception des oeuvres ou de la création littéraire. Ces conversations théoriques se nouent aussi autour d’autres oeuvres contemporaines – celles de Barthes, Bellemin-Noël, Hamon, Meschonnic, etc. – ou antérieures, comme celles de Marx, de Goldmann, des formalistes russes et des chercheurs de l’École de Francfort. À l’inverse, des chercheurs en sociocritique se sont appuyés sur la réflexion de Claude Duchet pour proposer de nouveaux concepts susceptibles de décrire l’un ou l’autre aspect des rapports de la littérature au social : la notion de mémoire chez Régine Robin[25], le discours social de Marc Angenot[26] et l’imaginaire social de Pierre Popovic[27] ont ainsi partie liée avec l’oeuvre de Duchet. En amont ou en aval, ces échanges disent avec éloquence l’intérêt de cette oeuvre critique pour qui lit en conjoncture une littérature dont il s’agit moins d’examiner la façon dont elle gagne son autonomie que d’explorer les mécanismes symboliques et les opérations sémiotiques dans lesquelles un roman, un poème, une pièce de théâtre ou un essai se démarquent du social qu’ils désignent.

Alain Vaillant ouvre notre dossier en proposant de mettre « [l]a sociocritique à l’épreuve de l’histoire littéraire ». Déplorant le manque de reconnaissance contemporain de la sociocritique, il invite à redécouvrir les richesses des questionnements qu’elle permet. Il propose trois pistes pour expliquer pourquoi la sociocritique lui semble aujourd’hui méconnue, ou éloignée des méthodes établies par Claude Duchet. Tout d’abord, la sociocritique demeurerait étroitement associée au contexte idéologique de l’effervescence post-1968, dont elle porterait encore la marque. Alain Vaillant note ensuite l’influence actuelle de la recherche anglo-saxonne, qui pousserait les jeunes chercheurs à fonder leurs travaux sur des théories venues de ce monde. Enfin, la sociocritique serait restée très liée à l’enseignement de Claude Duchet, qui n’a pas fixé de doctrine univoque mais l’a transmise par le biais d’une parole « vivante » qu’Alain Vaillant qualifie de « socratique ». Il rend hommage à l’intelligence et à la souplesse des théories exposées par Claude Duchet en rappelant combien la sociocritique permet de révéler l’historicité du texte dans celui-ci. Il préconise, finalement, de revaloriser l’association subtile de l’approche historienne et de la poétique littéraire, prenant position en faveur d’une sociocritique qui n’escamoterait pas l’explication de texte, mais la dépasserait.

Xavier Bourdenet s’attache à l’historicité des textes selon la sociocritique. Revenant sur les réserves de Claude Duchet à l’égard de la notion d’historicité, il propose une définition de celle-ci en trois points en se livrant à une très riche exploration de Vanina Vanini (1829), première nouvelle publiée par Stendhal. L’historicité d’une oeuvre suppose d’abord d’envisager les interactions de celle-ci avec son contexte immédiat. L’analyse détaille à la fois les références au contexte de publication qui font l’actualité de Vanina Vanini, et son inactualité, lisible dans de nombreuses allusions à La princesse de Clèves. Étudier l’historicité d’un texte suppose aussi de se demander comment il attribue lui-même un sens à l’histoire. De ce point de vue, Vanina Vanini formule un discours pessimiste dans lequel Stendhal semble avoir perdu espoir de voir advenir une révolution libérale. Une troisième composante de l’historicité des textes émerge dans une macro-génétique qui examine les supports matériels de l’oeuvre. La publication de Vanina Vanini dans la Revue de Paris en décembre 1829 relève ainsi d’une stratégie de conquête de l’espace médiatique par le romantisme libéral. Après en avoir illustré la fécondité, la démarche de Xavier Bourdenet aboutit à une redéfinition de l’historicité.

Sylvain Ledda et Esther Pinon inversent le rapport habituel entre la théorie et les textes littéraires et se demandent « [c]e que le théâtre fait à la sociocritique ». La première partie de leur contribution revient sur les textes, publiés entre 1962 et 1978, dans lesquels Claude Duchet relit Un spectacle dans un fauteuil de Musset. Les auteurs montrent parfaitement comment Claude Duchet a mis au jour la dimension politique des pièces de Musset, notamment celle des Caprices de Marianne et de Lorenzaccio. Ils se livrent ensuite à une lecture sociocritique du Chandelier, comédie méconnue de Musset dont ils révèlent la dimension sociale. Celle-ci émerge dans l’économie des places sociales (« la place des corps dans l’espace ») ainsi que dans diverses dynamiques essentielles à une dramaturgie qui se construit entre le verbal et le non-verbal, le dire et le faire, l’intime et le collectif, le jouable et le lisible. Cette dernière articulation est sans doute la plus importante puisque s’y noue l’identité première d’une pièce dont le statut change du fait qu’elle est présentée sur scène ou simplement lue. Cette contribution réexamine ainsi l’apport de Claude Duchet aux études mussétiennes et en poursuit l’élan novateur de manière inédite et extrêmement précise.

Dans « La sociocritique dans l’histoire du roman des années 1930. Un dialogue entre littérature et idéologie », Maxime Berges se livre à un examen de la réception par l’histoire littéraire de certains romans fascistes des années 1930. Il met à distance le caractère problématique de textes comme L’ordre de Marcel Arland, Saint-Saturnin de Jean Schlumberger ou Gilles de Pierre Drieu la Rochelle. En examinant leur réception immédiate par des critiques littéraires ou la lecture qu’en livrent des histoires littéraires de l’après-guerre, il montre que cette prose a d’abord été disqualifiée en raison de son académisme. Ce que Maxime Berges identifie comme une tendance de l’histoire littéraire à minimiser ou à mettre sous le tapis l’idéologie problématique de ces romans l’incite à prendre le parti inverse et à refuser de séparer la dimension idéologique et l’esthétique d’une oeuvre. Répondant au voeu de Claude Duchet de faire de la sociocritique sur des corpus autres que ceux du seul xixe siècle, sa réflexion le conduit enfin à se demander comment envisager l’histoire littéraire en tant que discours et comment l’historiciser.

Mélanie Lamarre aborde une écriture polémique plus contemporaine : elle s’intéresse à « La colonie distractionnaire », un texte publié en 1992 par Philippe Muray, dans lequel le pamphlétaire évoque l’ouverture du parc d’attractions Euro Disneyland à proximité de Paris. Philippe Muray fait du parc d’attractions un phénomène emblématique de la société du loisir et des changements socioculturels que celle-ci provoque en France. Mélanie Lamarre examine la dimension satirique de ce texte acerbe en considérant d’abord sa dimension ouvertement polémique. Elle souligne comment l’écriture prend en compte la nouveauté du parc d’attractions et l’envisage à la fois comme objet de discours contemporain et comme création monstrueuse qui rassemble des représentations propres à l’imaginaire social de la fin du xxe siècle. La diatribe de Muray s’arme pourtant du thème, réactionnaire entre tous, de la détestation du présent, simultanément réactualisé et transhistorique – Muray fait référence à Léon Bloy et à Céline. L’analyse révèle comment le texte reconfigure autour du parc le sociogramme « Paris Ville lumière / tombeau de la civilisation », portant un regard différent sur le consumérisme, conçu comme une industrialisation de la culture, et sur l’américanisation, perçue comme une invasion.

Le thème du déclin français revient dans le corpus analysé par Pierre Popovic. Dans un texte publié en 2005, Claude Duchet avait esquissé les grandes lignes d’un sociogramme de la France. Reprenant l’hypothèse à son compte, Pierre Popovic examine ce sociogramme en parcourant un corpus très varié. En 1909, Maurice Barrès fait paraître Colette Baudoche, roman dont l’action se passe en 1907 et qui a pour cadre principal la ville de Metz, que le romancier présente comme la synecdoque d’une civilisation menacée. La lecture de ce roman et l’examen de ses interactions avec l’imaginaire social des années 1870-1918 permettent d’identifier les contradictions qui forment la tension sémantique du sociogramme de la France. Pierre Popovic retrace ensuite son évolution à partir de textes et de moments historiques qui vont de la Révolution française à nos jours. De la défaite de Waterloo racontée par Hugo dans Les misérables au portrait de Jeanne d’Arc que Michelet publie en 1841, de Marie-Madeleine selon le prédicateur Henri-Dominique Lacordaire au Silence de la mer de Vercors, de la Libération de Paris vue par Charles de Gaulle à la montée contemporaine de l’extrême droite, ce parcours identifie les représentations du national à partir des contradictions que cristallisent les textes littéraires.

L’article de Craig Moyes se mesure à la réflexion de Claude Duchet sur les seuils et les titres de romans. Considérant que la « titrologie sociocritique » pourrait être une discipline à part entière, Craig Moyes se livre à une étude du titre Terre des hommes. De 1962 jusqu’à la fin de cette décennie au moins, ce titre désigne, au Québec, non pas l’ouvrage de Saint-Exupéry, mais l’Exposition universelle de 1967, plus connue sous le nom d’« Expo 67 ». L’analyse montre que ce titre est à la fois la cible d’une partie des discours souverainistes et le point de ralliement de la youth culture des années 1960. Son examen s’arrête en détail sur un des poèmes les plus marquants de cette période, « Speak White » de Michèle Lalonde. Devenu une référence incontournable des discours anticolonialistes, « Speak White » trouve son origine dans un poème-spectacle intitulé Terre des hommes (avec une musique d’André Prévost) qui fut écrit pour la soirée inaugurale d’Expo 67. En retraçant l’évolution sociosémiotique de ce titre, Craig Moyes montre comment « Terre des hommes » magnétise la « sémiose sociale […] survoltée » au moment de l’Exposition universelle de 1967.

Enfin, Patrick Maurus clôt ce dossier par une réflexion portant sur la théorie sociocritique de la traduction, dans le prolongement de la pensée de Régine Robin et d’une réflexion personnelle au long cours. La sociocritique a entretenu des relations étroites avec la poétique d’Henri Meschonnic, mais elle n’a jamais placé la traduction au coeur de ses interrogations, alors que Claude Duchet a lui-même été traducteur de Bertolt Brecht. Patrick Maurus revient, pour combler cette lacune, sur les éléments principaux qui fondent sa conception du processus de traduction. Pour la sociocritique, affirme-t-il, toute traduction suppose un « transfert de socialité » qui se lit dans les choix langagiers du traducteur. Afin de traduire les « valeurs » du texte-source, Patrick Maurus propose une écriture de « l’altération » qui fasse « le deuil de l’original » et qui montre que le texte traduit est une traduction.

En associant pour la première fois Études françaises et Littérature, le double numéro que nous publions prend la mesure de l’originalité et de la richesse du geste critique inventé par Claude Duchet et permet d’évaluer l’apport de la sociocritique des textes à ce que l’on a coutume d’appeler la théorie littéraire. Le lecteur y trouvera des articles qui relisent son oeuvre critique sous un nouvel angle, et d’autres qui lisent avec Claude Duchet des corpus excédant largement le seul xixe siècle ou le genre romanesque. À des degrés divers, ils témoignent tous de la richesse d’une aventure théorique commencée il y a un demi-siècle et dont la vitalité est aujourd’hui indéniable. Il est impossible, pour en rendre compte, de faire ici le point sur les travaux actuels en sociocritique ou de tracer les voies d’avenir qu’elle devrait emprunter ou approfondir[28]. Forte d’un fonds très considérable de notions, elle a formulé en un demi-siècle des propositions théoriques qui constituent des apports majeurs pour examiner l’historicité et la socialité des textes. Cette inventivité théorique a poussé une génération de chercheurs à proposer de nouvelles notions et à renouveler la façon de faire de la critique génétique, de l’histoire littéraire ou de la traductologie. Elle inspire aujourd’hui une nouvelle génération de sociocriticiens qui élaborent leurs propres propositions théoriques, qui réfléchissent à l’articulation de concepts prédéfinis, qui les mobilisent dans des lectures de corpus différents ou qui reformulent à nouveaux frais des questions déjà posées par les études littéraires. Pour qui l’enseigne et la pratique dans ses recherches, une telle perspective de lecture fait plus que donner une esthétique au marxisme : elle montre que l’imagination et l’inventivité se déploient aussi du côté de la théorie littéraire, et invite à lire la socialité de la littérature en plongeant dans l’étrangeté et la beauté inouïe des textes.