Volume 58, numéro 2, 2022 Le récit de malheur au xixe siècle Sous la direction de Sophie Ménard
Sommaire (10 articles)
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Note éditoriale
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Présentation. Le récit de malheur au xixe siècle
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Armance, roman du handicap
François Vanoosthuyse
p. 23–44
RésuméFR :
Cette étude porte conjointement sur l’intrigue et sur la narration d’Armance. Elle montre comment la paralipse autour de laquelle est construit le récit est compensée par une stratégie insistante de signification du handicap sexuel (et partant social) dont souffre le héros. On propose donc de considérer ce roman, si fin et si intense dans la description de l’expérience intime du malheur, comme un cas d’« écriture masculine », c’est-à-dire soucieuse de tenir sur la masculinité un discours authentique, alternatif aux scénarios héroïques controuvés. Elle montre par quels moyens narratifs Stendhal s’engage dans cette voie beaucoup plus profondément que Madame de Duras et Latouche.
EN :
This study concerns the story and the storytelling of Armance. It shows how the paralipsis around which the narrative is built is compensated by an insistent strategy of signification of the sexual (and therefore social) handicap from which the hero suffers. Hence, we propose to consider this novel, so fine and so intense in the description of the intimate experience of misfortune, as a case of “masculine writing,” that is anxious to hold an authentic discourse on masculinity, an alternative to the contrived heroic scenarios. It shows the narrative means used by Stendhal for that purpose, with much more depth than Madame de Duras and Latouche.
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« Rien n’est complet que le malheur ». (Im)puissance du malheureux dans trois récits balzaciens
Jacques-David Ebguy
p. 45–65
RésuméFR :
Dans certains des récits de Balzac des années 1830, notamment Le colonel Chabert, La peau de chagrin et Adieu, le malheur produit un étonnant effet de singularisation. Le roman raconte la succession d’infortunes que traverse un personnage et rend sensible au sens et à la force de sa souffrance qui, paradoxalement, le prive de toute capacité à agir et voue le récit à la répétition. L’héroïsation tient aussi à ce que le malheur semble doter la figure d’une forme de lucidité ou de voyance. Le roman balzacien propose donc deux approches du « héros » malheureux (exposé au malheur et exposant les incompatibilités des temps, des manières d’être et de sentir), et une double saisie du malheur, objet du récit pathétique, et condition d’un « voir » plus large, d’une confrontation à l’intolérable, aux déchirures de l’histoire, qu’aucun récit ou discours ne peut ni ne doit résorber.
EN :
In some of Balzac’s narratives of the 1830s, notably Le colonel Chabert, La peau de chagrin and Adieu, misfortune produces an astonishing singularization effect. The novel tells of the succession of hardships that a character goes through and makes us aware of the meaning and the strength of his suffering, which, paradoxically, deprives him of any capability to act and compels the story into repetition. Heroization also results from misfortune which appears to endow the figure with a form of lucidity or clairvoyance. The Balzacian novel therefore offers a dual approach to the unfortunate “hero” (as exposed to the hardship, and as exposing the incompatibilities of the times, of the ways of being and feeling), and a double grasp of unhappiness, at the same time the object of the pathetic story and the condition of a broader “seeing,” of a confrontation with the intolerable, with the rips of history, that no narrative or discourse can nor should mend.
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Les logiques culturelles du malheur. La Vénus d’Ille de Mérimée
Sophie Ménard
p. 67–89
RésuméFR :
La Vénus d’Ille (1837) de Mérimée fait coexister des logiques anthropologiques qui comprennent le malheur de façon plurielle et concurrentielle. Hasard, vengeance, mauvais sort, contrepartie négative à un trop grand bonheur et série d’écarts coutumiers font partie du fécond système culturel du récit. Cet article ethnocritique saisit les conflits de cosmologies (soit des visions du monde) qui expliquent et interprètent l’infortune en proposant l’hypothèse qu’ils sont constitutifs du genre fantastique.
EN :
Mérimée’s La Vénus d’Ille (1837) brings together anthropological logics that understand misfortune in a plural and competitive way. Chance, revenge, bad luck, negative counterpart to too much happiness and a series of customary deviations are part of the fertile cultural narrative system. This ethnocritical article captures the conflicts of cosmologies (of the worldviews), which explain and interpret misfortune, by proposing the hypothesis that they are constitutive of the fantastic genre.
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Le destin tragique de Jeanne. Réflexion sociopoétique et ethnopoétique sur un malheur annoncé (Jeanne de George Sand)
Pascale Auraix-Jonchière
p. 91–108
RésuméFR :
Cet article montre comment Jeanne, roman champêtre et roman social, est aussi un roman tragique et un roman du malheur. Son héroïne, une jeune paysanne analphabète qui vit en symbiose étroite avec la nature, meurt en se jetant d’une fenêtre. Ce roman du malheur se construit à partir des représentations du milieu paysan dans la France du premier xixe siècle, en comparaison avec d’autres classes sociales – notamment la bourgeoisie. C’est le conflit entre ces différentes sphères et leur idéologie respective qui fait malheur. Mais cette expression du malheur rehausse finalement les valeurs incarnées par Jeanne et, paradoxalement, ici, fait poésie.
EN :
This article shows how Jeanne, a pastoral novel and a social novel, is also a tragic novel and a novel of misfortune. Its heroine, a young illiterate peasant who lives in symbiosis with nature, dies jumping from a window. This novel of hardship builds upon the representations of the rural society in France, in the first 19th century, compared with other classes—notably the bourgeoisie. It is the conflict opposing these different spheres and their respective ideology that brings about misfortune. But this expression of misfortune ultimately emphasizes the values embodied by Jeanne, and paradoxically, here, brings about poetry.
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« La chère enfant a eu un malheur ». Le destin d’une femme violée : Renée dans La curée de Zola
Marie Scarpa
p. 109–128
RésuméFR :
La coutume, soit les règles de la vie collective, n’a souvent d’autre but que d’éviter la mauvaise rencontre, la mauvaise alliance, aux jeunes gens et surtout aux jeunes femmes. Qu’il n’arrive pas d’histoires à ceux et à celles qui ne font pas d’histoires… Le malheur, quand il survient, est alors transformé en destin. Nous proposons ici l’hypothèse ethnocritique que le roman réaliste du xixe siècle, qui fait de ces « histoires » l’une de ses thématiques les plus éprouvées, en explore et en dévoile aussi les logiques individuelles, mais surtout sociales et culturelles : il n’y a pas de hasard dans le malheur, moins encore dans le malheur sexuel. C’est à la question des parcours et des « profils » de la femme violée que cette étude se consacre. Elle concerne le cas de Renée Béraud Du Châtel, l’héroïne grande-bourgeoise de La curée de Zola, dont l’agression n’est guère « enromancée » pourtant, et qui n’est pas de celles, a priori, que le naturalisme « destine » à un tel sort.
EN :
Custom, that is to say the rules of collective life, often has no other purpose than to avoid the bad encounter, the bad alliance, for young men and especially for young women. Let no misfortune happen to those who don’t fuss … Misfortune, when it happens, is then transformed into fate. We propose here the ethnocritical hypothesis that the realist novel of the 19th century, which makes these “misfortunes” one of its most tried and tested themes, also explores and reveals their individual, but above all social and cultural logics: there is no chance in unhappiness; even less so in sexual unhappiness. This study concerns the paths and “profiles” of the raped woman. It is based upon the case of Renée Béraud Du Châtel, the upper-bourgeoisie heroine of Zola’s La Curée, whose aggression is hardly “enromanced” however, and who is not one of those, a priori, that naturalism “destines” for such a fate.
Exercices de lecture
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Jean Genet entre « la lumière et l’ombre ». Apparition, prestige, éclipse dans Journal du voleur
Alexis Lussier
p. 131–145
RésuméFR :
Jean Genet a toujours fait oeuvre de la lumière et de l’ombre, il a toujours joué de son apparition et de sa disparition. Il s’agit toujours, pour lui, de se libérer des regards, de ne pas être captif, de se savoir insaisissable. Cependant, pour être efficace, il faut que la manoeuvre – nécessairement poétique – soit en partie paradoxale. Dans Journal du voleur (1949), Genet nous permet d’en saisir tous les ressorts. Il annonce une position poétique et politique qui s’est maintenue jusque dans les dernières années de sa vie.
EN :
Jean Genet has always worked with light and shadow, he always played with his own appearing and disappearing. His goal is always to escape the gaze, not to be captive, to know himself elusive. However, to be effective, this ploy—necessarily poetical—must be partly paradoxical. In Journal du voleur (1949), Genet allows us to grasp its inner workings. He declares a poetical and political position which he will maintain until the end of his life.
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Entre surréel et réel dans Les méduses ou les orties de mer de Tchicaya U Tam’si. Une frontière poreuse et muable
Biagio Magaudda
p. 147–159
RésuméFR :
J’examine l’interaction entre quelques éléments typiquement surréels présents dans le roman Les Méduses ou les orties de mer (1982) de l’écrivain congolais Tchicaya U Tam’si – le rêve, la magie, les prémonitions, le surnaturel – et des données historiques très précises qui éclairent le contexte. Les grèves et les révoltes contre les conditions pénibles des travailleurs de la colonie semblent être une des préoccupations majeures de Tchicaya U Tam’si. Comment ces éléments si divers peuvent-ils coexister et s’allier dans l’univers diégétique du roman ? Ce mélange de rationalité et de fantaisie, de réalisme documentaire et de magie fait des Méduses ou les orties de mer une oeuvre singulière, encore mal connue et peu étudiée par rapport aux autres romans congolais de la même époque ou postérieurs.
EN :
I examine the interaction between several typically surreal elements present in the novel Les Méduses ou les orties de mer (1982) by the Congolese writer Tchicaya U Tam’si—the dream, the magic, the premonitions, the supernatural—and some very precise historical data which explains the context where it happens. Strikes and revolts against the arduous conditions of the workers of the colony seem to be one of the major concerns of Tchicaya U Tam’si. How can such diverse elements coexist and come together in the diegetic universe of the novel? This mix of rationality and fantasy, of documentary realism and magic, makes Les Méduses ou les orties de mer a singular work, still poorly known and little studied compared to the other Congolese novels of the same period or later.
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La cour des Miracles et « les bas-fonds du Grand Siècle ». Consolidation et transmission d’un mythe au xxe siècle
Michel Fournier
p. 161–179
RésuméFR :
Cet article étudie le développement de la représentation qui place la cour des Miracles au xviie siècle. Il analyse la consolidation de cette représentation dans des ouvrages à visée historique de la première moitié du xxe siècle, et sa diffusion dans la littérature populaire des décennies suivantes. Il aborde les interactions entre la littérature et le discours historique, et s’intéresse particulièrement à la fonction de la représentation situant la cour au xviie siècle dans l’ensemble du mythe de la cour des Miracles, de même qu’à son investissement symbolique et idéologique.
EN :
This article studies the development of the representation which situates the Court of Miracles in the 17th century. It analyzes the consolidation of this representation in works written with historical intent from the first half of the 20th century, and its diffusion in the popular literature of the following decades. It addresses the interactions between literature and historical discourse, and is particularly interested in the function of the representation which situates the Court in the 17th century in the totality of the myth of the Court of Miracles, as well as its symbolic and ideological investment.