Volume 58, numéro 1, 2022 Sur les traces du récit sentimental québécois (1920-1965) Sous la direction de Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren
Sommaire (10 articles)
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Présentation. Sur les traces du récit sentimental québécois (1920-1965)
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Parcours amoureux et économiques dans le roman sentimental publié par les éditions Édouard Garand
Caroline Loranger
p. 15–31
RésuméFR :
De 1923 à 1931, les éditions Édouard Garand publient la première collection de romans populaires destinés au public canadien-français. Aux côtés de Mme A. B. Lacerte, la figure de proue du genre sentimental de cette maison, six femmes produisent des oeuvres exploitant ce filon dans la collection « Le Roman canadien ». Parus hors collection, les romans Autour d’un nom de Mme Théry et L’homme à la physionomie macabre de Moïsette Olier doivent aussi être pris en compte dans l’inventaire complet de la littérature sentimentale chez Édouard Garand. Trois grands archétypes d’héroïnes se dégagent de ce corpus : l’orpheline, la fille d’habitant et la mondaine frivole. Ces figures sont intimement associées à l’argent, soulignant l’importance de l’aspect économique des unions conjugales mises en scène par la fiction populaire, où l’amour et la raison ne s’opposent pas, et apparaissent même intrinsèquement liés.
EN :
From 1923 to 1931, the Éditions Édouard Garand published the first collection of popular novels intended for the French-Canadian public. Next to Mrs. A. B. Lacerte, the figurehead of the publishing house’s sentimental genre, six women produce works exploiting this vein in the collection “Le Roman canadien.” Brought out apart from this collection, the novels Autour d’un nom by Mrs. Théry and L’homme à la physionomie macabre by Moïsette Olier must be taken into account in the complete inventory of sentimental literature at Édouard Garand’s. Three main archetypes of sentimental novel heroines emerge from this corpus : the orphan, the French-Canadian daughter and the frivolous socialite. These figures are intimately associated with money, underlining the importance of the economic aspect of the marital unions staged by popular fiction, where love and reason are not opposed, and even appear intrinsically linked.
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D’amour et d’or pur. Les impératifs matérialistes du bonheur amoureux dans le roman sentimental québécois de l’après-guerre
Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren
p. 33–53
RésuméFR :
Encore peu étudiés, les romans sentimentaux publiés en fascicules dans le Québec de l’après-guerre fournissent une représentation originale du bonheur amoureux. Alors que leurs protagonistes rompent radicalement avec le stéréotype du Canadien français né pour un petit pain, ils font du confort matériel une condition inaliénable du mariage heureux. L’analyse d’un corpus d’une cinquantaine de romans révèle que ce canevas se décline en trois grands scénarios : le conte de fées, le test moral et la condamnation de l’appât du gain en amour.
EN :
Still understudied, the sentimental post-war dime novels in Quebec provide an original representation of the happiness of love. Their protagonists contradict the stereotype of the humble and modest French Canadian born to a life of sacrifice. On the opposite, the stories make material comfort an inescapable condition of marital bliss. The analysis of a corpus of some fifty novels reveals that this script follows three main scenarios : the fairy tale, the moral test, and the condemnation of the lure of profit in the matter of love.
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Jeune fille moderne, jeune fille instruite. L’instruction des héroïnes sentimentales chez Police Journal (1944-1965)
Karol’Ann Boivin
p. 55–75
RésuméFR :
Dans l’après-guerre au Québec, un discours étonnamment moderne se manifeste dans les fascicules sentimentaux sur l’importance pour les jeunes filles de l’éducation « à l’américaine ». L’éducation permettrait à l’héroïne de s’évader vers le monde excitant du travail, propice aux rencontres d’hommes intéressants (contrairement aux lieux de formation, souvent non mixtes). Cette étape n’est qu’un tremplin pour s’élever socialement et pour trouver l’amour. À peine entrées dans la catégorie des étudiantes, puis dans celle des travailleuses, les jeunes femmes reprennent la voie de la maison comme reines du foyer. S’il n’occupe qu’un faible espace textuel, le discours sur l’éducation est central dans l’économie des récits. Les fascicules martèlent l’importance de se (trans)former professionnellement, ce qui représente la meilleure – et parfois la seule – planche de salut pour l’héroïne, qui doit passer du statut de jeune fille à celui de femme (moderne). La plupart du temps, l’histoire se clôt sur une promesse de mariage qui annonce l’abandon d’une carrière à peine ébauchée. Pourtant, l’éducation pèse lourd dans le capital de séduction de la jeune fille : elle remplit plusieurs fonctions de consécration pour l’héroïne sentimentale.
EN :
In the post-war period in Quebec, a surprisingly modern discourse shows up in sentimental dime novels on the importance for girls of an “American-style” education. The education would allow for the heroine’s escape into the exciting world of work, conducive to meeting with interesting men (unlike the often girl-only places of education). This stage is only a springboard to social rise and finding love. Having hardly entered in the category of students, then of workers, she returns home as the queen of the household. Although it occupies only a limited textual space, the discourse on education is central to the economy of the stories. The dime novels insist on the importance of professional (trans)formation, as the best–and sometimes the only–lifeline for the heroine, who must transition from a young girl to a (modern) woman. Most of the time, the story ends with a promise of marriage that announces giving up a barely begun career. However, education weighs heavily in the seductive capital of the young girl : it has multiple functions of consecration for the sentimental heroine.
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Désirs d’amour, magazine et culture moyenne chez Gabrielle Roy. Autour de trois nouvelles sentimentales publiées dans La Revue moderne en 1940
Adrien Rannaud
p. 77–94
RésuméFR :
Nous nous penchons sur les premiers textes de fiction écrits par Gabrielle Roy au début des années 1940. À cette époque, la future autrice de Bonheur d’occasion profite de la légitimité et de la popularité des magazines à grand tirage comme La Revue moderne et le Bulletin des agriculteurs pour se faire connaître dans le champ littéraire en produisant des nouvelles sentimentales. Délaissées par l’histoire littéraire, ces nouvelles reformulent à l’envi le roman d’amour populaire afin de satisfaire aux goûts et aux désirs d’élévation sociale de la classe moyenne. Notre analyse envisage trois nouvelles parues dans La Revue moderne en 1940. Elle démontre, d’une part, l’existence d’une poétique du moyen (middlebrow) à l’oeuvre dans le riche corpus littéraire publié dans les magazines québécois de l’époque et, d’autre part, les stratégies d’écriture mises en place par Gabrielle Roy dans le cadre de récits à caractère sentimental.
EN :
We take a close look at the first fictions written by Gabrielle Roy at the beginning of the ’40s. During this period, the future author of Bonheur d’occasion took advantage of the legitimacy and the popularity of widely circulated magazines such as La Revue moderne and Bulletin des agriculteurs to make herself known in the literary field by producing sentimental short stories. Left behind by literary history, they reformulate significantly the popular love story genre to satisfy the tastes and the social ambitions of the middle-class. Our analysis concerns three short stories published in La Revue moderne in 1940. It demonstrates, on one hand, the existence of a poetics of the middlebrow at work in the rich literary corpus published in Quebecois magazines at that time and, on the other hand, Gabrielle Roy’s writing strategies within the framework of sentimental fiction.
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Quelle place y a-t-il pour l’amour dans l’univers du Domino Noir (1944-1949) ?
Harold Bérubé
p. 95–116
RésuméFR :
Entre 1944 et 1964, les éditions Police Journal ont publié près d’un millier d’aventures du Domino Noir, justicier masqué montréalais. Elles s’inscrivent résolument dans le genre policier, mais des éléments du récit sentimental y émergent fréquemment et structurent leur trame narrative. Nous cherchons donc le récit sentimental québécois à l’extérieur des romans qui lui sont explicitement associés. Nous démontrons sa présence dans les aventures du Domino Noir, dans la description du protagoniste ou dans le rôle central de l’amour et du désir dans certains épisodes. Nous montrons également que les conventions du roman policier permettent de subvertir certains éléments du récit sentimental. En témoignent l’archétype de la femme fatale et la façon dont la sexualité se manifeste dans certaines péripéties relatées dans la série.
EN :
Between 1944 and 1964, the Éditions Police Journal published more than a thousand adventures of the Domino Noir, Montreal’s masked vigilante. They belong clearly to the detective genre, but elements of the sentimental novels do appear frequently and structure the narrative. We look for the Quebecois sentimental novel beyond the works usually associated with it. We demonstrate its presence in the Domino Noir’s adventures, whether in the character’s depiction, or in the agency of love and desire in some episodes. We also show that the conventions of the detective novel allow the undermining of certain tropes of the sentimental genre. This is evidenced by the archetype of the femme fatale and the way sexuality is used in some intrigues featured in the series.
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Nuit de noces traumatique et crise de la conjugalité chez Claire Martin, Charlotte Savary et Reine Malouin. Vers une politisation des violences sexuelles en littérature québécoise
Ariane Gibeau
p. 117–134
RésuméFR :
La fiction sentimentale de grande consommation fait du mariage l’objectif ultime des personnages ainsi qu’un idéal à atteindre, mais en esquive la représentation. À l’opposé, la prose narrative des femmes des années 1950 accorde une place importante à la conjugalité malheureuse. Tout en reprenant certains codes de l’imaginaire sentimental, leur fiction regorge de couples mal mariés, voire haineux, et montre sans relâche les effets dévastateurs de cette relation entre époux. Nous remontons aux racines de cette crise conjugale en étudiant le motif de la nuit de noces. Moment traumatique pour les personnages féminins, la nuit de noces se révèle dans plusieurs textes de cette décennie charnière comme la cause de violences conjugales. En analysant « La portion congrue » (1958) de Claire Martin, Isabelle de Frêneuse (1950) de Charlotte Savary, et Cet ailleurs qui respire (1954) de Reine Malouin, nous montrons comment la nuit de noces mène souvent à l’anéantissement des femmes et donne à voir les inégalités générées par la quête amoureuse. Représenté pour être critiqué, ce motif constitue une porte d’entrée vers la dénonciation littéraire des violences sexuelles.
EN :
Popular sentimental fiction makes marriage the ultimate goal of the characters and an ideal to be achieved, but sidesteps its representation. In contrast, women’s narrative prose of the 1950s gives an important place to conjugal misery. While integrating traditional sentimental codes, their fiction is replete with mismatched, even hateful, couples and shows relentlessly the devastating effects of this relation between spouses. We get to the roots of this marital crisis by studying the motif of the wedding night. A traumatic moment for the female characters, the wedding night is revealed in several texts to be the cause of conjugal violences. Analyzing Claire Martin’s “La Portion congrue” (1958), Charlotte Savary’s Isabelle de Frêneuse (1950) and Reine Malouin’s Cet ailleurs qui respire (1954), we show how the wedding night often leads to the annihilation of women and brings to light the inequalities generated by the quest for love. Represented to be criticized, this motif constitutes a gateway to the literary denunciation of sexual violences.
Exercices de lecture
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Pierre Gélinas critique littéraire au Jour (1943-1946)
Rachel Nadon
p. 137–158
RésuméFR :
Cet article s’inscrit dans un travail au long cours sur les écrits de Pierre Gélinas. Je m’intéresse à ses premiers textes, fruits de sa collaboration régulière à la page littéraire de l’hebdomadaire Le Jour. J’avance que Gélinas propose une pratique de l’interprétation et un discours autonomiste de la critique littéraire qui tranchent avec la « critique philosophique » dominante dans les années 1940 et 1950 au Québec. L’interrogation que Gélinas émet sur la méthode critique ainsi que son ton polémique montrent que le discours autonomiste, mis de côté par la critique personnaliste, a investi un support autre que la revue : l’hebdomadaire. Après avoir décrit l’espace critique de l’époque, j’analyse le corpus des articles littéraires de Gélinas au Jour, puis j’expose ses critères de jugement de même que sa conception de la critique. J’aborde ensuite ses critiques des livres de Jean Bruchési et de Guy Sylvestre, qui donnent lieu à des échanges soutenus.
EN :
This article is part of a longer work on Pierre Gélinas’ writing. I focus on his first texts, results of his regular collaboration to the literary page of the weekly Le Jour. I put forward that Gélinas proposes a practice of interpretation and an autonomist discourse of literary criticism that contrasts with the dominating “philosophical criticism” in the ’40s and the ’50s in Quebec. His questioning of the critical method and his polemical tone show that the autonomist discourse, set aside by the personalist criticism, has invested other supports than the revue, namely the weekly. After a description of the critical space of the period, I analyze the corpus of Gélinas’ literary articles at Le Jour, then I bring to light Gélinas’ judgment criteria and his conception of criticism. Lastly, I address his criticism of Jean Bruchési’s and Guy Sylvestre’s books, which are subjected to some sustained exchanges.
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Rhétorique préfacielle de Gérard Genette ou l’art du palimpseste
Jihen Souki
p. 159–173
RésuméFR :
Partant d’une réflexion sur la pratique préfacielle dans Palimpsestes. La littérature au second degré (1982), je tente de montrer comment les mécanismes de persuasion dans un discours sur la poétique laissent apparaître, au fur et à mesure de sa reconstruction critique, les éléments d’une poétique qui est parvenue à se détacher de son objet d’étude pour devenir, elle-même, objet de création. Le théoricien de la préface (Seuils, 1987) n’est-il pas lui-même un maître-préfacier ?
EN :
Inspired by a reflection on the practice of preface writing in Palimpsestes. La littérature au second degré (1982), I aim to show how the mechanisms of persuasion in a discourse on poetics reveal, in the course of its critical reconstruction, the elements of a poetics that has succeeded in detaching itself from its object of study to become itself an object of creation. Isn’t the theoretician of the preface himself (Seuils, 1987) a master preface writer ?