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Maylis de Kerangal est une romancière du présent qui empoigne le monde contemporain avec ses turbulences et ses rythmes[1]. Elle privilégie, comme on l’a souvent souligné, l’arpentage décidé des paysages et des territoires au lieu de l’exploration généalogique[2] : elle substitue à l’axe vertical un paradigme horizontal, fait de côtoiements, de frôlements et de rencontres. C’est par ce souci du présent, qu’elle a en partage avec les membres d’Inculte[3], qu’elle escorte le plus souvent des personnages en devenir et, en particulier, des adolescents ou de jeunes adultes, au plus proche des scansions du désir et du coeur battant d’une époque[4]. Ce n’est pas pour rien que, depuis la parution de Dans les rapides jusqu’à celle de Corniche Kennedy, le groupe adolescent est le noyau irradiant de ses romans, avec ce qu’il emporte de pulsions et de pulsations, de lignes de fuite et de rythmes. Dans les rapides, en particulier, accompagne la trajectoire de trois adolescentes découvrant en 1978 au Havre le groupe Blondie. Le livre est structuré autour de l’album Parallel Lines, dont il suit les morceaux : les chansons pop et rock de l’album accompagnent les trajectoires adolescentes et le mouvement des corps dans leur pratique commune de l’aviron.

C’est que les romans de Maylis de Kerangal sont aimantés par la teneur initiatique des parcours : ce sont des franchissements d’espaces sociaux, des apprentissages, des rites initiatiques. Ces romans composent un véritable « cycle des initiations », comme elle le souligne : « L’initiation, qui est au centre de ma recherche littéraire, est mise en scène du point de vue narratif. Je parle de ça, je ne parle que de ça : quelqu’un pénètre un monde inconnu et on le voit faire[5]. » Plonger dans la Méditerranée depuis la Plate, une plate-forme de béton au bord de Marseille, dans Corniche Kennedy, découvrir le rock et le désir dans Dans les rapides, apprendre les gestes de la copie dans Un monde à portée de main, c’est rejouer dans des milieux sociaux distincts le même mouvement de mise à l’épreuve de soi dans la confrontation à une collectivité à intégrer ou à délaisser. Mais ces initiations sont autant d’échos à des rites archaïques de passage qui donnent à ces romans du présent une épaisseur anthropologique : le présent est alors désajusté, désaccordé et tramé de temporalités stratifiées. « Le présent déborde » (Ch[6], 22), note l’auteure dans un texte paru dans la collection « Diaporama » de l’IMEC qui se construit à partir d’une succession d’images projetées. Une formule si frappante désigne bien sûr l’intensité du présent qui arrime l’individu à l’effervescence de se sentir vivant, mais elle pointe aussi le mouvement d’expansion du présent hors de l’instant, s’ouvrant par rémanence ou superposition à d’autres temporalités. C’est en cela que la romancière s’affirme comme résolument contemporaine, en reprenant à son compte les célèbres analyses de Giorgio Agamben[7] : être écrivaine contemporaine, ce n’est pas céder au présentisme, mais tramer le présent dans un réseau complexe de durées hétérogènes. Maylis de Kerangal empoigne des « couches de temps » pour opérer un déport intempestif ou inactuel, proposer une ligne de fuite temporelle, mettre en résonance les époques et « faire revenir le passé »[8].

Faire revenir le passé, par effraction, par sous-imposition, par anachronisme, est une manière de m’ajuster au présent, à l’épaisseur du présent. Car le roman a cela de mystérieux qu’il lui est possible de raconter le présent sans passer par l’actualité, délivré d’une actualité qu’il n’a pas mission de « prendre en charge » : il « invente » le contemporain, autrement dit la synchronisation de tous les temps ici et maintenant, la plongée dans un précipité de temporalités, l’affleurement dans un même motif de différentes strates de temps. En prenant le parti de l’inactuel, il s’apparente alors à une archéologie.

Ch, 31

Cette ligne inactuelle du roman fait sourdre derrière des adolescents s’élançant dans la mer la silhouette du plongeur du Paestum dans Corniche Kennedy et en palimpseste derrière les gestes attentionnés du médecin Thomas Rémige faisant, dans Réparer les vivants, la toilette mortuaire de Simon Limbres, le souvenir de la belle mort décrite par Jean-Pierre Vernant[9]. Et le motif tellurique et préhistorique de la grotte affleure souvent, comme dans Un monde à portée de main où il s’agit de copier les peintures rupestres de Lascaux ou dans Kiruna dans lequel l’écrivaine s’enfonce au fond d’une mine suédoise. Cet affleurement de temporalités ramenant l’archaïque sous le présent dessine un sillon anthropologique que je voudrais suivre ici brièvement, autour de trois gestes : se frotter au terrain, décrire densément et s’ouvrir au vivant[10].

Se frotter au terrain

Une femme de terrain : la formule n’irait pas mal pour décrire le geste de cette écrivaine qui a besoin d’arpenter un paysage, d’en éprouver l’épaisseur pour donner consistance à ses récits. Un tel goût du terrain et du territoire s’inscrit dans les reconfigurations de la position de l’écrivain contemporain, soucieux de sorties et d’échappées, pour être au plus proche des maillages sociaux et des horizons territoriaux[11] : à rebours de la figure du lettré, cloîtré dans l’exiguïté de la bibliothèque, l’écrivaine sillonne les territoires pour délaisser ses propres frontières identitaires, en refus de toute assignation à résidence littéraire. Terrains et territoires sont le matériau des récits de Maylis de Kerangal, qu’elle conçoit même comme autant d’instauration ou de délimitation d’un paysage. Cette saisie du paysage se fait moins selon une perspective cartographique que selon une ligne phénoménologique marquée par la nécessité d’un contact ou d’une expérience : « C’est pourquoi écrire les lieux, saisir les espaces, inscrire la géographie, demande aussitôt de décrire. Autrement dit d’élaborer une écriture de contact et de captation, une écriture qui induit de toucher, d’éprouver, une écriture qui prend immédiatement dimension d’expérience. La langue qui prend corps n’a rien à voir avec l’examen minutieux d’un décor, n’a rien à voir avec la mimésis du réel qu’elle parcourt : son enjeu n’est pas le réel justement mais l’expérience du réel, autrement dit la vie elle-même[12]. »

Ce souci d’arpentage social prolonge son goût pour Émile Zola qui lestait ses romans de choses vues et d’enquêtes sur le terrain : ses explorations du monde social le rattachent autant à la pratique du reportage qu’à une sensibilité ethnographique naissante, comme le prouve la publication de ses Carnets d’enquête dans la célèbre collection « Terre humaine »[13]. Mais c’est également un souci qu’elle a en partage avec le tournant ethnographique d’une littérature contemporaine décrit par Dominique Viart sous le nom de littérature de terrain[14]. Si Maylis de Kerangal mobilise par prédilection le roman et sa puissance sensible, sauf quelques exceptions notables comme Kiruna, elle le leste toujours d’une épaisseur documentaire pour saisir les gestes du travail, pour accroître une amplitude lexicale, pour consigner des parlures sociales. L’expérience de terrain de Maylis de Kerangal touche au plus près l’exigence anthropologique d’engager une expérience concrète et individuelle du corps du savant : cette sortie hors des espaces coutumiers a pour ambition de bouleverser les coordonnées intimes, de transformer l’expérience physiologique pour susciter une défamiliarisation. Cette effraction de l’étranger, l’ethnographie en fait un outil heuristique essentiel dans les voyages au lointain comme dans l’ethnographie du proche.

Maylis de Kerangal partage ce magnétisme du lieu et cette exigence de sortie avec certains personnages, notamment l’ethnographe Jacob dans Naissance d’un pont, ou son alter ego le maître de chantier, Diderot, qualifié d’« homme de terrain » (NP, 18). Ce tropisme ethnographique, la romancière le doit à une sensibilité phénoménologique pour l’espace et les échappées hors d’une familiarité sociale : l’oeuvre romanesque prolonge un désir de connaître qui a amené Maylis de Kerangal à entamer des études d’anthropologie à l’Université de Nanterre, qu’elle interrompt avant de les poursuivre cinq ans plus tard à l’École des hautes études en sciences sociales. D’un lieu à l’autre, les ethnographes sont saisis non seulement comme ceux qui sont allés sur le terrain, mais aussi comme des modèles de raconteurs : à Nanterre, ce seront Alexandre Macdonald ou Philippe Sagan ; à l’EHESS, Michel de La Pradelle, Jean Bazin ou Marc Augé qui marquera certainement dans la pensée de Maylis de Kerangal une inflexion vers une ethnographie du proche, l’amenant à entamer un mémoire consacré au Mont-de-piété. C’est là déjà son goût des objets qui sont creusets d’une mémoire vive et une manière d’envisager métonymiquement par le détail concret des figures et des êtres. Si ce parcours d’études anthropologiques s’est interrompu à deux reprises, précisément avant le mémoire et la nécessité d’aller se frotter au terrain, c’est la littérature qui prend le relais de cette exigence de dépaysement.

Une figure d’ethnographe cristallise dans ses romans l’affinité anthropologique de Maylis de Kerangal, c’est celle de Jacob qui se heurte, dans Naissance d’un pont, à la progression du chantier. Cette silhouette aux allures mythologiques qui s’affronte au chef de chantier, Éléonore Devevey l’a fortement analysée dans un récent article : ce n’est pas ici une figure de l’anthropologue de cabinet, à qui les voyageurs apportent, de retour des lointains, documents et expériences de seconde main, ni le savant mélancolique qui considère avec pessimisme le mouvement entropique des civilisations, comme Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, mais l’individu embarqué dans une dynamique de luttes concrètes. L’ethnographe construit par Maylis de Kerangal est résolument un homme du présent, loin de toute complainte de la disparition ou de la dégradation :

[I]l sait parfaitement l’intrusion des routes, la dégradation probable de la forêt et la disparition programmée des Indiens, et depuis longtemps déjà se débat contre la nostalgie : il ne sera pas le héraut documenté d’une ethnologie de faculté, il ne sera pas un savant triste, non, plutôt crever. Et d’ailleurs, en cet instant […], il ne pense qu’à sa vie, sa vie ici et maintenant, sa première émotion est pour ce présent qui s’épuise.

NP, 113

Comme le souligne Éléonore Devevey, s’infléchissent là les coordonnées de l’héroïsme anthropologique : non plus l’observateur démuni devant la disparition de peuples ou de coutumes, mais le militant soucieux d’engager politiquement sa présence sur le terrain. « [L]’héroïsme de l’anthropologue – note-t-elle avec justesse – est associé non plus aux difficultés de l’aventure et de la connaissance de soi, mais à une démarche réflexive, dont le premier mouvement est d’interroger sa propre légitimité et les effets de son action[15]. »

Ce personnage oscillant entre figure mythique et militante transpose dans le roman l’ethnographe Daniel Everett : c’est à la lecture d’un grand portrait dans le Courrier international qu’elle a croisé le parcours de cet anthropologue, parti en famille chez des chasseurs-cueilleurs d’Amazonie pour les évangéliser. Mais c’est ce missionnaire qui a été converti au contact des Pirahãs, au point de devenir ethnographe et linguiste, soucieux d’analyser cette langue si particulière avec peu de morphèmes : c’est l’inflexion sifflée ou chantée qui porte la signification, dans une grammaire épurée préférant la juxtaposition à la subordination. Surtout, comme il le note dans Le monde ignoré des indiens Pirahãs, c’est un peuple de l’immédiat : sans tradition ni mythe d’origine, leurs noms changent au cours de l’existence et ils consomment dans l’instant ce qu’ils ont chassé. Dynamisme du présent, identités métamorphiques et monde horizontal, c’est là ce que Maylis de Kerangal aura trouvé comme point d’appui pour sa propre anthropologie littéraire.

Sans doute cette figure est-elle un pivot essentiel pour opérer un basculement de l’anthropologie comme référence disciplinaire à l’anthropologie « comme opérateur de pensée », une anthropologie à même le roman, pour reprendre la distinction d’Éléonore Devevey[16]. Car comme le rappelle la critique, les romans de Maylis de Kerangal mobilisent avec prédilection les figures du passage, les motifs de l’initiation, dans une réalité présentée comme profondément métamorphique et inconstante. Bien sûr, mobiliser les rites de passage renvoie aux célèbres analyses d’Arnold Van Gennep[17], mais, si la romancière décrit bien des trajectoires adolescentes qui quittent la collectivité des adultes, dans un geste suspensif, elle ne boucle pas ses romans sur la réintégration de l’individu au sein du groupe : les personnages s’engagent dans un devenir sans terme, dans une trajectoire nomade comme Diderot allant de chantier en chantier. Il s’agit de mettre en évidence une condition migrante de l’humanité, au-delà même de À ce stade de la nuit qu’elle consacre au drame des migrants, à partir d’une rêverie nocturne autour du nom de Lampedusa. Ce mouvement-là d’initiation toujours relancée est en somme l’horizon même du travail de l’écrivaine qui, roman après roman, se frotte chaque fois à d’autres terrains, s’initie à d’autres langages, s’ouvre à d’autres manières de faire. C’est aussi ce que racontent ses romans initiatiques, l’initiation toujours reprise de l’écrivaine elle-même, devenue à son tour figure archaïque : « Chasseur-cueilleur, je suis nomade, je me disperse et m’égare, engagée dans la poursuite de mon gibier, dans la quête de ressources pour ce texte que j’écris, cette manne sémantique qui m’est étrangère et vers laquelle je me déporte, tends le bras, ouvre la main, creuse la paume et déplie les doigts[18]. »

Décrire densément

Ce souci ethnographique qui travaille l’oeuvre de Maylis de Kerangal ne se décline pas seulement en gestes de sortie et en figures d’ethnographes, mais aussi en opérations d’écriture. L’une d’elles est au coeur d’un récent texte publié par la Revue du crieur : la description[19]. La littérature n’a pas en effet le monopole de la description, c’est un outil de saisie et de déchiffrement du monde, qu’elle a en partage avec bien des disciplines, la géographie et les sciences de la nature, l’histoire et en particulier l’ethnographie. Romain Bertrand a dit, dans Le détail du monde, cette puissance cognitive de la description, qui combine les forces de la science et de la littérature, dans une transcription du monde qui permet de faire hospitalité à l’ensemble du réel, de la galaxie au lichen, de l’enfant au papillon[20]. C’est dans le sillage de cette réflexion que s’inscrit le texte de Maylis de Kerangal, « Danseurs, plongeurs, descripteurs. La puissance politique de la description littéraire » : le souci descriptif est tout ensemble une intensification de l’attention au monde et un creuset où la littérature a maille à partir avec l’ethnographie et l’anthropologie, note-t-elle.

Ethnographie et description vont en effet de pair : si la discipline anthropologique a pour horizon un souci de classement ou un désir d’universel, elle puise pour beaucoup dans un minutieux travail d’observation attentive et de restitution attentionnée. S’y élabore une circulation continue du voir au savoir, et inversement, comme l’a rappelé François Laplantine[21]. Mais c’est surtout Clifford Geertz qui a su faire de la description une opération essentielle du geste ethnographique et un véritable outil cognitif :

[F]aire de l’ethnographie consiste à établir des rapports, à sélectionner des informateurs, à transcrire des textes, à enregistrer des généalogies, à cartographier des terrains, à tenir un journal et ainsi de suite. Mais ce ne sont pas ces choses, ces techniques et ces procédures bien établies qui définissent l’entreprise. Ce qui la définit, c’est le genre d’effort intellectuel qu’elle incarne : une incursion élaborée, pour emprunter une notion de Gilbert Ryle, dans la « description dense »[22].

La « description dense » est pour lui une exigence d’humilité, pour être au plus près des choses et des expériences vécues, comme une manière de se replonger régulièrement dans l’épaisseur du terrain : loin du recueil brut de données, il attribue à la description le pouvoir de rendre compte de l’opacité des attitudes et de l’énigme du monde, requérant en permanence une interprétation. L’ethnographe ne s’adonne pas en effet à une cueillette de données et de faits, mais se confronte « à une multiplicité de structures conceptuelles complexes, dont nombre sont superposées les unes sur les autres et nouées entre elles ; des structures étranges, irrégulières et implicites, qu’il doit arriver à saisir de quelque manière pour ensuite en rendre compte[23] ». L’ethnographe est alors comme un lecteur, devant un manuscrit plein d’ellipses et d’incohérences, de notations suspectes et de commentaires frauduleux. Cette « description dense » relève d’un art du détail : elle exige un sens de la microscopie.

On retrouve ces caractéristiques de la description dans le texte de Maylis de Kerangal, qui en fait un moment essentiel dans l’enquête sur le terrain menée pour écrire. Pratique d’humilité, sens du détail et goût de la complexité sont en effet au centre de sa pratique descriptive. C’est d’abord « un parti pris de la matière », dans le sillage de Francis Ponge, attentif à l’épaisseur sensible du monde physique : il s’agit d’être « “à la culotte des choses[24] », pour restituer la densité énigmatique du monde. C’est ensuite un goût du petit qui lui permet de saisir ensemble sur le même plan d’immanence le local et le global, le micro et le macro ; il s’agit de permettre de donner à sentir le grain du réel, le singulier contre la généralité : la description « est le nuancier du réel, elle fait voir le détail du monde[25] ». La description n’est pas seulement pour la romancière un outil de restitution, car elle intensifie par son exigence de précision capacité heuristique et attention au réel, pour mieux le nommer et le distinguer : c’est réaffirmer la force de connaissance de l’écriture et reconnaître dans « la littérature une initiation au monde[26] ».

Décrire avec attention et précision, cela passe chez Maylis de Kerangal par un soin particulier porté aux gestes du travail et aux mots pour le dire. Car le travail, dans son épaisseur gestuelle et physique, la requiert : lexique du chantier dans Naissance d’un pont, vocabulaire des gestes médicaux dans Réparer les vivants, précision des opérations culinaires dans Un chemin de tables. Le monde du travail propose un modèle et un miroir à l’artisanat de l’écriture, décrit comme une entreprise matérielle aux prises avec le concret. À la manière de Zola, l’écrivaine élargit sa palette langagière en s’ouvrant à d’autres dictionnaires, à des lexiques techniques rares et menacés[27]. Dire le travail, c’est amplifier son propre dictionnaire et se faire à son tour passeuse de mots, sinon témoin de manières de faire :

Je travaille à saisir les chantiers, les hôpitaux, les cuisines et les ateliers comme autant de microcosmes sociaux où prennent corps la domination, l’affirmation de soi, l’aliénation ou l’affranchissement, mais, avec un même engagement, à en décrire les gestes, les processus, à en faire entendre ces parlers où chaque mot est réservé à un outil, une technique, une réalité tangible. Or, souvent, ces langues ont disparu, ou menacent de l’être, balayées par la vitesse des mutations sociales, techniques et économiques, exactement comme les langues parlées par les populations de l’Amazonie disparaissent avec l’intensification de la déforestation. La fiction est alors un lieu où les faire entendre, bien vivantes[28].

Maylis de Kerangal allie goût des lexiques spécialisés et sauvegarde ethnographique de formes de vie menacées : elle constitue la littérature comme une arche qui préserve, temporairement, des manières de faire, non sur le mode du mémorial ou du monument, mais sur celui d’une survivance, c’est-à-dire d’une vie exacerbée, d’une intensité d’énergie à entendre. Recueillir « les taxinomies au rebut, les vocabulaires oubliés, les lexiques désaffectés, les glossaires prolétaires, vieillis, argotiques, ces parlers impurs, ces bas morceaux de la langue[29] », c’est tout ensemble procéder à une extension du domaine de la littérature pour y faire entrer le mot technique avec sa concrétude, sa teneur populaire, et élaborer la littérature comme un espace de résonance des mondes délaissés ou sur le point de disparaître. Elle concilie une esthétique de l’hétérogène et une éthique du fragile. C’est là, dans ce souci de précision, qu’elle articule l’une à l’autre la pratique de sauvegarde ethnographique et l’enquête naturaliste. Écrire un roman, cela consiste alors à amplifier son lexique, à apprendre un langage étranger, à accroître la minutie de l’observation : aller sur un terrain exogène, c’est construire un dictionnaire hétérogène. La romancière est proche en somme de l’héroïne de Un monde à portée de main :

Elle garde dans la poche de sa blouse un petit répertoire à couverture noire et un crayon de graphite, elle engrange les mots tel un trésor de guerre, tel un vivier, troublée d’en deviner la profusion […], tandis qu’elle nomme les arbres et les pierres, les racines et les sols, les pigments et les poudres, les pollens, les poussières, tandis qu’elle apprend à distinguer, à spécifier puis à user de ces mots pour elle-même, si bien que ce carnet prendra progressivement valeur d’attelle et de boussole : […] c’est dans le langage que Paula situe ses points d’appui, ses points de contact avec la réalité.

MPM, 53-54

Le personnage figure ici la posture de la romancière, avec les accessoires coutumiers du journaliste ou de l’écrivain naturaliste : mais les langages consignés n’ont pas valeur d’échantillon d’idiolectes ou de sociolectes, ils sont des outils heuristiques pour saisir avec plus de finesse ou de précision le rapport au monde. Non pas carnet enregistreur du réel, mais boussole pour les arpentages du terrain.

S’ouvrir au vivant

L’anthropologie de Maylis de Kerangal se forge à la confluence d’un sillon littéraire zolien et d’une veine ethnographique ancrée dans la densité d’expérience du terrain : de part et d’autre, la description a la même puissance de rencontre et de déchiffrement du monde. Pourtant, son oeuvre est habitée par une autre orientation anthropologique, tant elle est aimantée par la puissance du vivant. En effet, l’oeuvre romanesque si soucieuse de collectifs et de progression chorale ne compose pourtant pas de récit de fondation : Naissance d’un pont se clôt ainsi quelque temps avant l’inauguration de l’édifice. Plus que les moments d’institution d’une société ou d’instauration d’un groupe, ce que cherche à capter la romancière c’est l’énergie qui circule de l’un à l’autre, la dynamique de gestes et d’opérations qui mettent les corps au contact les uns des autres.

Au lieu d’un unanimisme, qui chanterait la geste épique des hommes composant un corps collectif, un animisme, qui capte dans le mouvement des gestes un dynamisme essentiel : c’est ce que montre très justement Chloé Brendlé, dans un article où elle creuse la représentation du collectif chez la romancière[30]. Ce déplacement permet de passer d’un optimisme social à la Jules Romains à un élargissement de la focale, de réinscrire le dynamisme humain dans l’énergie d’un puissant vitalisme qui traverse le réel. Cette énergie, Aurélie Adler l’a déjà fortement notée quand elle décrit l’« inépuisable vitalisme[31] » des protagonistes, mais il s’agit de souligner que la romancière ouvre amplement cette énergétique à l’ensemble du vivant, humains comme non-humains, pour rendre compte d’une rythmique élargie qui prend dans une même vague l’ensemble des êtres et des choses.

Le terme d’animisme, proposé par Chloé Brendlé, est particulièrement saisissant, puisqu’il permet de s’ouvrir aux réflexions de l’anthropologue Philippe Descola et d’inviter à délaisser le naturalisme, au sens anthropologique cette fois-ci, qui jette de part et d’autre les hommes et la nature, pour entrer dans de nouvelles ontologies plus fluides et plus métamorphiques. La romancière est en effet particulièrement sensible à ces moments où les individus font corps avec le mouvement du vivant, où ils sont absorbés dans une énergie qui les traverse et les dépasse[32] : dans cet imaginaire sensible, la puissance marine, la scansion maritime ont cette force d’emportement, qui dissout les êtres. Il faudrait le talent d’un Jean-Pierre Richard pour dire non seulement ce magnétisme aquatique dans les romans de Maylis de Kerangal mais aussi pour dessiner quelque chose comme un paysage originel et un désir de fusion océanique[33].

Ce sillon animiste ouvre pour l’écrivaine une voie entre anthropologie et écopoétique : elle partage une même démarche avec Vinciane Despret, Baptiste Morizot ou Nastassja Martin. Ces trois penseurs s’inscrivent dans le sillage des travaux de Philippe Descola et déconstruisent le partage occidental entre nature et culture pour penser de nouvelles alliances avec le vivant, sous le signe de la diplomatie, de la rencontre ou de la cohabitation. Les unes et les autres se sont croisés à de multiples reprises dans des rencontres ou des festivals, ils se lisent mutuellement, pensent de concert malgré des formes et des enjeux singuliers. Ni école ni mouvement, il se joue là néanmoins une affinité de sensibilité, qui se concrétise dans des références communes, des attentions partagées ou des signatures collectives. Circule ainsi d’un livre à l’autre l’importance de la réflexion de Philippe Descola, qui fut le directeur de thèse de Nastassja Martin, ou la lecture du livre de l’anthropologue Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde[34]. Ces croisements produisent même un réseau de miroitements et de connivences éditoriales : Vinciane Despret, qui citait la romancière dans Au bonheur des morts et la convoquait allusivement dans Habiter en oiseau[35], écrit avec elle la préface du livre de Natasha Myers et de Carla Hustak, Le ravissement de Darwin[36] ; Maylis de Kerangal invite Baptiste Morizot dans une carte blanche à la Maison de la poésie (avril 2020) ; elle engage Nastassja Martin à présenter son manuscrit aux éditions Verticales, qui le publieront sous le titre Croire aux fauves[37]. De l’un à l’autre, le même souci de reconfigurer et de redistribuer les territoires du vivant, que l’on retrouve en guise de conclusion de Chromes. Dans cette série de diapositives mentales, constituant un autoportrait, la dernière image convoquée par Maylis de Kerangal représente Wounda, chimpanzé femelle, et Jane Goodall, primatologue, qui s’étreignent. Et l’image de cette étreinte interspécifique « renouvelait les représentations des relations entre les vivants et ouvrait un champ de pensées qui faisait imploser les frontières » (Ch, 37). La mobilisation de l’outil anthropologique ne consiste pas à produire un contre-savoir critique, mais procède d’un élargissement : élargissement du champ d’observation conjoignant dans un même mouvement l’humain et le non-humain, dans l’ample rythme du vivant ; élargissement du souci anthropologique, qui traverse les champs disciplinaires et engage des reconfigurations de discours, faisant de la littérature et de l’ethnographie des alliées substantielles, aimantées par un même désir d’entrer en relation : c’est là le signe d’une esthétique relationnelle[38].

Se frotter au terrain, décrire densément, s’ouvrir au vivant : ces trois gestes sont tout autant des circulations disciplinaires, entre ethnographie et littérature, une anthropologie littéraire faite de devenirs, de lignes de fuite et de juxtapositions, et une opération pour penser réflexivement ses propres pratiques d’écriture. C’est dans ces côtoiements que l’on gagnerait à penser le rapport entre littérature et ethnographie, ni sur le mode des emprunts ni sur celui du conflit de territoire, mais comme circulations plurielles, comme interférences pour reprendre le mot de Pierre Lassave[39] ou terrains d’entente pour reprendre la belle formule d’Éléonore Devevey[40]. À défaut de rendre à la littérature un magistère dont l’anthropologie l’aurait dépossédée, ces frottements invitent à considérer de manière concrète certains de ces dialogues singuliers.