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Cela est largement admis, le soulèvement de 1871 constitue le plus haut fait insurrectionnel que l’Algérie ait connu au xixe siècle : « Il allait nous falloir près de neuf mois et plus de vingt colonnes pour avoir raison, militairement, de cette formidable levée de boucliers qui se dressait devant nous à la fois sur douze ou quinze points différents[1]. » De ses prémices à ses ultimes soubresauts, l’insurrection s’est maintenue pendant plus d’un an, de novembre 1870 à la fin du mois de janvier 1872. Près de trois cent cinquante combats ont été livrés d’un bout à l’autre de ce soulèvement qui atteignit son paroxysme en avril-juin 1871. L’insurrection réunissait alors quelque deux cent mille hommes et embrassait près des deux tiers de l’Algérie septentrionale. D’est en ouest, elle s’est étendue comme une traînée de poudre de la région de Souk-Ahras (vers la Tunisie) aux montagnes du Chenoua (vers Tipaza). Du nord au sud, elle s’est propagée des environs d’Alger à la région de Ouargla (sud-est du pays).

En dépit de son importance, les chroniqueurs de 1871, devenus incontournables dans les historiographies algérienne et française, les officiers Louis Rinn, avec Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie, et Joseph Nil Robin, avec L’insurrection de la Grande Kabylie en 1871[2], ont attendu respectivement vingt et trente ans avant d’en relater les faits, comme si la restitution factuelle de cette séquence historique majeure avait durablement buté sur un indicible et mystérieux obstacle. De mystère, il n’en est point en réalité. Intense, remarquablement diffuse et pérenne, l’insurrection de 1871 est venue s’imprimer sur le contexte particulièrement délétère de la remise en cause du régime militaire (1830-1870) par de larges franges du colonat d’Algérie. Tout au long de la décennie 1860, l’opinion coloniale accusait les gouvernements successifs de faire écran à la colonisation agraire et de s’ériger en protecteurs de la propriété autochtone. Passé l’avènement du régime civil en Algérie (9 mars 1870) et, davantage encore, après la chute du Second Empire (4 septembre 1870), l’hostilité ambiante a littéralement basculé dans l’outrage et l’invective. Dans les territoires placés sous juridiction militaire (près des neuf dixièmes de la colonie), le pouvoir en place, par l’intermédiaire des Bureaux arabes, se serait compromis dans la machination d’un soulèvement « indigène », afin de le réprimer ensuite, d’apparaître en sauveur de l’Algérie et de restaurer une autorité remplacée par le régime civil[3]. Sur le terrain de la société autochtone, les relais de la prétendue machination étaient tout désignés. Il s’agit de la noblesse traditionnelle et des notabilités « indigènes » dont l’administration militaire a effectivement privilégié l’association à l’exercice de l’autorité coloniale en vertu du principe de l’administration indirecte (1844) qui reconduisait le système hérité de la période ottomane. Abdelkader Djeghloul tient Eugène Daumas pour le probable « inspirateur » de ce rouage administratif [4] longtemps en vigueur dans les territoires militaires : « [Il faut procéder à un] emploi judicieux […] des grandes familles […] pour appuyer notre centralisation sur celle même que les tribus acceptent, et investir de notre autorité […] les hommes dont l’influence […] est déjà reconnue[5]. » L’institution de l’administration indirecte fut officiellement sanctionnée par la circulaire du 17 septembre 1844, signée par le maréchal Bugeaud : « La noblesse arabe a beaucoup de fierté et de prétention. Si on l’éloignait des emplois, elle ne manquerait pas de s’en faire honneur aux yeux des fanatiques de religion et de nationalité. Le meilleur moyen de l’annuler, de diminuer son prestige, c’est de la faire servir nos desseins[6]. »

Le fait est que rarement une décision d’organisation administrative n’a soulevé pareille controverse politique. À l’automne 1870, elle semblait même se rapprocher du point de rupture qui précède tous les troubles d’envergure. À Alger, les officiers capitulés que le gouvernement de la Défense nationale expédiait vers la colonie pour relever ceux appelés à combattre en France face à la Prusse échappaient de peu au lynchage d’une foule ivre de ressentiment : « Sommé de se démettre, le général [Walsin-Esterhazy] accepta, après une courte hésitation […]. Une voiture protégée par les miliciens le conduisit à la darse, au milieu d’une foule compacte, qui saluait sa victoire par “des chants, des cris et des huées”. Des manifestants tentèrent, sans succès, de ramper sous la voiture pour la jeter à la mer[7]. » À la même époque, certains considéraient comme une solution réellement envisageable de remettre les clés du gouvernement de l’Algérie à Garibaldi, l’artisan de l’unification italienne : « “Le conseiller municipal (d’Alger) au titre d’étranger, Crispo, Italien, était en correspondance avec Garibaldi, […] dont les soldats […] arrivaient à Alger où on prévoyait de les utiliser pour un coup de main. Une délégation demandait à Garibaldi de venir prendre le gouvernement de l’Algérie”[8]. »

Cette rétrospective des grandes lignes de l’accusation anti-militaire est indispensable pour comprendre les délais étonnamment longs qui séparent la narration des faits insurrectionnels de 1871 de l’insurrection algérienne elle-même, comme si sa relation, durablement controversée, ne devait intervenir qu’après l’oeuvre du temps nécessaire pour résorber les passions qu’elle n’aura pas manqué de soulever. En fait, les termes du réquisitoire anti-militaire constituent la clé de voûte de toute démarche qui vise à saisir la restitution des événements de 1871, non pas seulement comme une chronique factuelle, mais aussi comme la formalisation d’un discours, voire d’un récit, qui résulte d’un enjeu de lutte entre deux pôles antagonistes et manifestement inconciliables, les élites militaires et l’opinion coloniale. Dès lors, les ouvrages de Louis Rinn et de Joseph Nil Robin livrent tout ce qu’ils recèlent de disculpation du régime militaire et de contestation de l’opinion dominante parmi les colons d’Algérie.

Dans les développements qui vont suivre, nous nous attacherons à rendre compte des deux lieux de lecture qui explicitent cette subtilité caractéristique des chroniques militaires : les rapports de causalité que les auteurs cités retiennent pour motiver le soulèvement de 1871 et l’indécision permanente qui frappe la question de la haute responsabilité insurrectionnelle, tantôt attribuée au bachaga de la Medjana, Mohamed Ben el Hadj Ahmed el Mokrani et, par conséquent, à la structure nobiliaire, tantôt au commandeur de l’ordre religieux des rahmaniyas, Mohand Ameziane Ben cheikh el Haddad (Aheddad en kabyle) et, subséquemment, à la structure confrérique. Il s’agira ensuite d’interroger sur cette même question un corpus de poésies kabyles postérieures à 1871, appréhendées comme des oeuvres esthétiques qui donnent la parole à la société insurgée. Nous chercherons à identifier dans ces poésies les traces du paradigme mis en place par les chroniques militaires au sujet de la question du primat insurrectionnel.

Les causes de l’insurrection dans les chroniques militaires

S’agissant de l’établissement des causes de l’insurrection, aucun des deux chroniqueurs, ni Louis Rinn ni Joseph Nil Robin, ne tient pour crédible l’accusation de manigance des troubles de 1871 par l’armée elle-même. Outre que cette prétendue machination avait gravement porté atteinte à l’honneur et à la réputation des institutions militaires de l’Algérie, il était rappelé à l’opinion publique coloniale son entêtement à nier en leur temps les menaces d’un soulèvement. Le colonat soutenait en effet que les troubles pré-insurrectionnels qu’avait connus l’Algérie vers la fin de 1870 étaient animés par le bras politique de l’institution militaire (les Bureaux arabes). Tout en faisant l’impasse sur le dégarnissement militaire de l’Algérie, l’opinion publique coloniale sommait l’armée d’Afrique d’aller combattre en France l’envahisseur prussien : « [O]n laissait partir à l’armée du Rhin un grand nombre d’officiers des Bureaux arabes, qui, certains de voir leur situation amoindrie ou supprimée en Algérie, avaient déjà fait démarches sur démarches pour prendre part à la guerre. / Le général Durrieu, comprenant bien le danger de ces départs […], fit tous ses efforts pour enrayer le mouvement[9]. » Ce lien de causalité fait problème, sur divers plans. Il revient tout d’abord à motiver des faits tangibles par des facteurs d’imprévision : la guerre franco-prussienne et ses suites défavorables en Algérie comme en France. Il prête ensuite à l’insurrection de 1871 une cause extraterritoriale : la décision prise à Paris de disposer d’une part importante des troupes stationnées en Algérie pour secourir la métropole. Il assimile enfin à une cause ce qui n’est en réalité qu’une condition favorable à l’avènement de troubles, une opportunité dont les énergies disposées à s’insurger auraient gagné à se saisir. L’emploi du conditionnel est justifié car la chronologie du soulèvement algérien ne recoupe pas le calendrier de la guerre franco-prussienne. C’est à la mi-juillet 1870 que la confrontation a débuté. Capitulation de Paris et signature du traité d’armistice sont datées du 28 janvier 1871. Cette date précède celle du 16 mars 1871 qui marque l’avènement de l’insurrection algérienne. En dépit des troubles communalistes que les historiens font généralement débuter à la date du 18 mars, la précipitation de la défaite face à la Prusse a permis au ministère de la Guerre de doter l’Algérie de quelque dix-sept mille soldats supplémentaires dès le 14 mars, lesquels furent augmentés de quatre mille unités au début du mois d’avril 1871, portant le total des troupes françaises disponibles en Algérie à quatre-vingt-six mille unités[10]. Le 16 mars 1871, pas moins de quinze mille combattants se sont présentés à l’assaut de Bordj Bou Arreridj (hautes plaines de la Medjana) sous le commandement de l’ex-bachaga El Mokrani. L’avant-veille, voici comment celui-ci motivait ses intentions nouvelles :

Si j’ai continué à servir la France, c’est parce qu’elle était en guerre avec la Prusse et que je n’ai pas voulu augmenter les difficultés de la situation. Aujourd’hui, la paix est faite, et j’entends jouir de ma liberté […]. J’écris à monsieur Olivier[11] que je refuse mon mandat de février [le salaire de huit cent trente-trois francs qu’El Mokrani recevait mensuellement en sa qualité de bachaga de la Medjana] et qu’il ait à se tenir sur ses gardes, car je m’apprête à combattre[12].

À elles seules, ces lignes suffisent pour relativiser la portée réellement causale de la présomption selon laquelle l’insurrection algérienne de 1871 serait la conséquence directe de la guerre franco-prussienne. Quant au fond, on sent bien que le recours à cet argument vise, consciemment ou inconsciemment, à motiver le soulèvement en question par « la contingence malheureuse » de la défaite française face à la Prusse.

Le rapport de causalité qui incrimine le rôle « nocif » du décret Crémieux (24 octobre 1870) portant sur la naturalisation des Juifs autochtones est de conception relativement analogue :

Ce fut vers cette époque, milieu de novembre 1870, que l’on connut en Algérie les décrets […] du 24 octobre relatifs à la naturalisation en masse des israélites […].
[…] Le premier, dont on a d’ailleurs exagéré les effets, servit aux indigènes de thème à des excitations malveillantes : les uns, les djouads, dirent qu’il fallait que nous ayons bien peu de souci de notre honneur pour consentir à traiter les juifs comme des égaux ; les autres, les marabouts, y virent une preuve de notre prétendue intolérance religieuse […][13].

Il repose sur ce même postulat selon lequel dans l’Algérie de 1870-1871, les répercussions les plus graves seraient toutes (ou presque) d’impulsion métropolitaine. Ce second rapport de causalité se distingue néanmoins du premier en ce qu’il désigne une responsabilité physique, pour ne pas dire une culpabilité charnelle, quand le premier s’en remet au « malencontreux » hasard calendaire de la guerre franco-prussienne et de ses suites. C’est en réaction au décret promulgué à l’initiative du ministre de la Justice et garde des Sceaux, Adolphe Crémieux, que des dizaines de milliers d’Algériens se seraient peut-être insurgés. L’argument situe les soupçons d’antisémitisme du côté des colonisés, lesquels, après avoir docilement ressassé la possibilité faite aux quelque trente mille « indigènes » de religion juive d’acquérir la nationalité française, s’en seraient subitement et violemment offusqués, plusieurs mois après l’adoption de la loi en question. La réalité des faits conteste cette présomption. Comment expliquer, sinon, le silence des chroniques du soulèvement quant à d’éventuels cas d’agressions, d’atteintes aux biens ou de tentatives d’homicide commises sur des sujets issus de la communauté juive autochtone ? Il convient, de plus, d’observer que la judaïté était en Algérie une réalité humaine d’implantation essentiellement citadine. Comment un soulèvement aussi profondément rural et paysan que l’insurrection de 1871 aurait-il pu compter le décret Crémieux parmi ses causes majeures ? Les prétendus effets pervers du décret Crémieux reposent sur un double sous-entendu. Le premier suppose une frustration diffuse, sinon générale, devant l’opportunité faite à la minorité juive d’Algérie d’accéder à la citoyenneté française. Le second présume que la masse des musulmans aurait indistinctement envié ce privilège, quand bien même il signifiait pour les bénéficiaires de la loi un basculement d’appartenance dans la communauté nationale française. C’est ici que le terrain devient glissant car il suffit de lire l’ouvrage d’Yvonne Turin portant sur les tentatives de réformes initiées par le colonisateur dans les domaines scolaire, religieux et médical[14], pour saisir l’ampleur des résistances que la société dominée a opposées à tout ce qui lui semblait corrompre son identité. Que dire alors de la citoyenneté française qui est à l’absorption de l’individu ce que le décret sur la départementalisation de l’Algérie fut à son assimilation territoriale ?

Tandis que les arguments de la guerre franco-prussienne et du décret Crémieux tendent à disculper l’autorité militaire de toute responsabilité majeure dans la conflagration de 1871, celui du surgissement de la controverse anti-militaire dans les espaces public et journalistique désigne ouvertement un coupable, le colonat des villes : « [C]e qui est absolument certain, c’est que les actes et les paroles de ces comités révolutionnaires, qui dominaient les généraux et les préfets, produisirent l’effet le plus déplorable sur les indigènes : il n’est pas bon qu’une population […] entende chaque jour calomnier de la manière la plus grossière ceux qui la commandent[15]. » À l’instar du dégarnissement de l’Algérie, conséquence de la guerre franco-prussienne, cette cause s’apparente davantage à une condition favorable à l’apparition de troubles. Comme pour le mécontentement et l’indignation prétendument soulevés par le décret Crémieux, on notera que la polémique civils-militaires était exclusivement citadine, quand le caractère du soulèvement de 1871 reste essentiellement rural et paysan. En matière d’incrimination du colonat, Louis Rinn ne va pas plus loin. Il faut attendre encore dix ans pour que Joseph Nil Robin ose enfin dénoncer les effets délétères de la revendication d’une colonisation agraire tentaculaire, totalement affranchie de la préoccupation pourtant cruciale des équilibres alimentaires et de la subsistance des colonisés :

[L]es colons veulent-ils beaucoup de terre, ils en sont insatiables.
Mais pour leur donner des terres une fois les réserves domaniales épuisées, il fallait les prendre aux indigènes […]. Il leur semblait, en voyant aux mains des Arabes de belles propriétés […] qu’ils étaient victimes d’une spoliation.
L’autorité militaire […] avait dû défendre les indigènes contre cet esprit d’envahissement […]. De là, la rancune des colons[16].

La personnification du soulèvement dans les chroniques militaires

Ainsi, c’est seulement avec la parution de l’ouvrage de Joseph Nil Robin que les chroniques militaires laissent entrevoir la possibilité de prêter au soulèvement algérien de 1871 des motivations puisées dans l’ordre des matrices profondes ou des causes endémiques d’un matérialisme économique aussi édifiant que les transferts de propriété opérés au détriment des autochtones, tout au long de la période coloniale et davantage encore après l’instauration du régime civil. Avant lui, les rapports de causalité semblent condamnés à se réduire à des causes immédiates, sans rapport direct ou intime avec la réalité de la condition des colonisés. En fait, et dès la première page de son ouvrage, Louis Rinn annonce la couleur en définissant l’insurrection de 1871, non par ce qu’elle fut, mais par ce qu’elle n’aura pas été. Il nie d’emblée que celle-ci ait pu résulter d’un élan général, d’inspiration nationale ou même religieuse :

L’insurrection de 1871, en Algérie, n’a été ni la révolte de l’opprimé contre l’oppresseur, ni la revendication d’une nationalité, ni une guerre de religion, ni une guerre de race ; elle n’a été que le soulèvement politique de quelques nobles mécontents [le bachaga El Mokrani à leur tête] et d’un sceptique ambitieux [le cheikh El Haddad] que le hasard de sa naissance avait rendu le chef effectif d’une grande congrégation religieuse musulmane[17].

Il va sans dire que le procédé disculpe une nouvelle fois les gouvernements militaires successifs de toute responsabilité active dans l’avènement du soulèvement de 1871. Toutefois, l’essentiel réside dans le caractère défensif des chroniques militaires. Il se précise en effet dans l’impression étrange que laisse le décompte des pages consacrées au bachaga El Mokrani et au cheikh El Haddad. La balance penche formellement du côté du commandeur de la rahmaniya alors même que Louis Rinn attribue au bachaga El Mokrani la haute responsabilité des faits advenus : « L’insurrection de 1871 […] fut commencée par le bachaga[18] » El Mokrani, le « Cheikh El Haddad n’a été […] qu’un instrument aux mains de Mokrani[19] ». Le relevé de quelques occurrences significatives, appartenant aux champs lexicaux des structures nobiliaire et religieuse, n’est pas vain. Il est clair que Louis Rinn recourt bien davantage à un lexique de terminologie religieuse ou confrérique[20].

Les termes de la controverse anti-militaire expliquent largement pourquoi quelques-uns des représentants de l’opinion civile coloniale, à l’instar de Charles du Bouzet[21], ont eu tendance à placer la haute responsabilité de l’insurrection de 1871 du côté de la noblesse traditionnelle, ou à relativiser l’engagement de l’autre pilier de ce soulèvement, soit l’important réseau des affiliés à l’ordre religieux de la rahmaniya, commandé par le cheikh El Haddad de Seddouk (Kabylie, vallée de la Soummam) : « Les khouans n’étaient d’ailleurs nullement disposés à s’insurger, et en fait ils n’ont pris les armes qu’après les autres [entendre les notabilités autochtones, bachaga El Mokrani à leur tête][22]. » Acerbe et humiliante, la contestation du régime miliaire avait atteint un tel niveau de propagation parmi la société civile coloniale qu’il était difficile d’en mettre en cause frontalement la conviction. À défaut, il s’est agi pour Louis Rinn de s’en accommoder tant bien que mal, avant de s’en distancier au moyen habile du détournement de l’attention, portée préférentiellement sur la responsabilité du cheikh El Haddad et de ses fils (Aziz et M’hamed), de la confrérie rahmaniya et de son impressionnant réseau d’affiliés, celui des khouan, estimé à quelque deux cent mille hommes. Ingénieux, le procédé consistait à partager la responsabilité du soulèvement entre deux parties, à imputer le volet qualitatif au bachaga El Mokrani, à un ensemble de caïds et de cheikhs, c’est-à-dire à la structure nobiliaire, et le volet quantitatif aux Ben el Haddad, au « clergé » et aux khouan rahmaniyas, c’est-à-dire à la structure confrérique. Inconciliables, les divergences d’avis qui ont scindé en deux camps nettement tranchés le rang des dominants prouvent bien que les débats sur l’insurrection de 1871 exprimaient moins un élan désireux de faire la lumière sur le soulèvement qu’un enjeu de lutte entre deux pôles contradictoires : le premier (le pôle militaire) était déclinant à partir des années 1860, le second (le pôle civil) ascendant au tournant de la même décennie. Étrangement, c’est le premier de ces pôles qui a triomphé du second, dans l’importante bataille des représentations de l’insurrection algérienne de 1871.

La poésie kabyle

On a vu Thomas Robert Bugeaud et Eugène Daumas souligner l’intérêt, pour la domination coloniale, de prendre appui sur les familles dont l’aura d’autorité, de commandement et de représentation était reconnue par les tribus. Sur ce point précis, on notera d’emblée que les créateurs de langue kabyle font un écho certain à la légitimité que les populations du xixe siècle reconnaissaient à leurs élites traditionnelles. On peut dire des dépositaires de cette aura qu’ils étaient comme assignés par la société au devoir de représentation et d’exercice des emplois politiques, administratifs et judiciaires, y compris sous la direction d’une autorité étrangère. En fait, il suffit de parcourir Poèmes kabyles anciens de Mouloud Mammeri[23], notamment Taqsit n wahed-u-sebâin (« La révolte de 1871 »), pour prendre l’entière mesure du lien solide qui unissait encore les populations algériennes à leurs structures d’organisation politique. Que de poèmes regrettent la fin d’un monde dont la réduction de l’insurrection de 1871 aura sonné le glas ! Que de poèmes déplorent l’avènement d’un ordre nouveau, celui des parvenus auxquels la société ne reconnaissait pas la moindre légitimité ! Que de poèmes, à l’instar de Taqsit n wahed-u-sebâin, dénoncent la disparition des djouad (noblesse d’épée) et chantent leurs louanges sur le mode de la contrition ! Sur la déploration des djouad :

Hommes finis sont les preux

PKA, 443

Finis sont les nobles pauvres d’eux

PKA, 451

Sur la déploration des Mokrani[24] :

Hadj Mohamed Mokrani[25]

Lune parmi les étoiles

Lion des sables tu n’es plus

[…]

Nous sommes à la fin des temps

Déchus sont les Mokrani

PKA, 443

Sur la déploration des Ou Kassi[26] :

Tamda n’est plus que ruines

Murs éboulés

Tu peux prendre le deuil demeure du caïd Ali[27]

PKA, 445

Sur l’avènement des parvenus :

À chaque famille, il [le représentant de l’autorité] a imposé un responsable

PKA, 447

Le lion [allégorie du noble] baisse les yeux

Devant l’hyène [figure du parvenu] triomphante

PKA, 447

D’une valeur esthétique remarquable, ce poème plonge dans une grande perplexité qui consent à le considérer comme un objet de savoir. Il évoque nommément un certain nombre d’acteurs de l’insurrection de 1871, tantôt identifiables (par exemple, El Hadj Mohamed Ben el Hadj Ahmed el Mokrani, bachaga de la Medjana, Ali Ou Kassi, caïd du Sébaou), tantôt non (Mohand Ou Saïd, Bou Daoud et Youssef). Le poème cite le fondateur de la confrérie rahmaniya à la fin du xviiie siècle et mort en 1793 : « Vieux Ben Abderrahman, on a fermé les portes de ton mausolée[28] », mais il ne nomme pas le cheikh El Haddad, commandeur de la confrérie de 1860 à 1871. Le poème évoque des établissements religieux : Sidi Mahdi Ou Zerouk, Sidi Ammar, etc. La zawiya du cheikh El Haddad n’est pas mentionnée. Le poème énumère un certain nombre de lieux : Tamgout, dans le massif du Djurdjura, la forêt d’Akfadou, dans la partie orientale du Djurdjura, Tamda, dans la vallée du Sébaou, Boudouaou, près de la vallée de l’Isser, Bordj Bou Arreridj, dans les hautes plaines de la Medjana, etc. Seddouk, le village dont les Ben el Haddad sont natifs est également cité, mais le poème ne fait pas mention du commandeur de la rahmaniya. Les mesures de séquestre, les assises de Constantine, la peine de déportation qui frappa plusieurs prévenus sont rappelées : « Il [le représentant de la répression administrative] a séquestré toutes nos terres » (PKA, 447) ; « Ils [les chefs de l’insurrection de 1871] ont tous passé en cour d’assises » (PKA, 445) ; « Ils [les juges] ont […] / Déporté [Boumezrag] El Mokrani » (PKA, 451). On sait que les biens des Ben el Haddad ont été séquestrés, que père et fils furent jugés et condamnés aux assises de Constantine, qu’Aziz et M’hamed Ben el Haddad, les deux fils du cheikh, ont subi la peine de déportation. Le poème n’en fait pas un cas particulier et semble mettre tous les acteurs de l’insurrection sous la bannière des Mokrani. Que faut-il retenir de Taqsit n wahed-u-sebâin sinon que l’exaltation des djouad, des Mokrani et des Ou Kassi en tête, n’a pas d’équivalent pour aucune autre figure marquante du champ religieux ? Le poème semble nuancer le rôle de l’élément confrérique dans l’insurrection de 1871.

Moins connu bien que tout aussi élégant, le poème de Smaïl Azikiw[29] publié en 1899 par Jean-Dominique Luciani[30] dans la Revue africaine, se situe dans le même ordre d’idées : « Le khouni [singulier de khouan], nous nous en moquons, / Eût-il un chapelet long comme une corde[31]. » Il s’inscrit clairement dans la veine de l’évocation qui glorifie la frange guerrière, en soulignant la contribution des Ou Kassi et des Mokrani tout en regrettant leur sort, comme dans Taqsit n wahed-u-sebâin. À propos du caïd Ali Ou Kassi :

Quand sa main saisissait le fusil,

La poudre et les balles,

Il marchait avec l’éclair.

« CKSA » 1899, 145

Quand il vint camper aux Aïth-Aïssi,

Le pays entier brisa ses liens ;

Dans chaque tribu, des chants (de guerre) retentirent.

« CKSA » 1899, 145

Racontez aux prisonniers

Qu’ils sont bannis du pays.

Le voyage de Cayenne[32] est terrible.

« CKSA » 1899, 157

À propos des Mokrani :

Quand ses chevaux [ceux du bachaga El Mokrani] prenaient leur course,

Aucun ne s’arrêtait ;

Chacun d’eux valait mille francs.

« CKSA » 1899, 161

Les Mokrani sont comme des faucons […]

Lorsque tomba la poutre de chêne [le bachaga El Mokrani],

L’Afrique demeura consternée,

Ce jour-là l’islamisme fut brisé.

« CKSA » 1899, 163

Ni Taqsit n wahed-u-sebâin ni l’oeuvre du poète confirmé Smaïl Azikiw ne reprennent le paradigme clivant du primat guerrier nobiliaire ou confrérique. Elles attribuent toutes deux explicitement la conduite de l’insurrection à la structure nobiliaire. Quand ils sont évoqués, les ordres religieux (confrérique et maraboutique) n’apparaissent que comme des acteurs d’un soulèvement complexe, ayant entraîné toutes les catégories de la société.

S’agissant des poèmes kabyles qui condamnent le soulèvement de 1871, ceux rassemblés et publiés par Louis Rinn en 1887, soit plus de quinze ans après les faits, sont des plus acerbes à l’encontre des Mokrani comme des Ben el Haddad[33]. Composés oralement à l’origine et comprenant plusieurs dizaines de vers de douze à quatorze pieds, ces textes transcrits en caractères arabes firent l’objet d’une traduction en français par Louis Rinn qui affirmait les tenir, sous forme transcrite, de l’amiral de Gueydon, gouverneur général de l’Algérie (mars 1871-juin 1873), auquel ils furent envoyés en 1872 par un auteur anonyme. Composés à la gloire des généraux Saussier et Lallemand, des colonnes militaires, des forces et des soldats français chargés de la répression du mouvement insurrectionnel de 1871, ces deux textes sont, nous le disions, particulièrement acides à l’encontre de Boumezrag El Mokrani, des Ben el Haddad (évoqué en Ben Haddad, Haddad, Bou Haddad ou Cheikh), de Si Aziz Ben el Haddad (plus souvent appelé Aziz) et des Ou Kassi. Ces poèmes dont la publication ne cite ni l’auteur ni les dates de composition, encore moins les méthodes et les lieux de collecte, sont d’un tel niveau d’inconvenance qu’il est pénible d’en faire état :

Ô ma langue, […]

[…]

Parle de Bou Mezrag. Lorsque la défaite l’a atteint, chacun s’est étonné de son mauvais sort.

C’est donc un idiot, qui s’obstine à se mettre sous le tranchant acéré d’un sabre.

[…]

Il a trompé Arabes et Kabyles ; il leur a fait croire qu’il connaissait la situation des Chrétiens.

[…]

Cheikh EI-Haddad a commis un crime monstrueux : il a corrompu la religion arabe.

[…]

La puissante armée de Saussier s’est précipitée et a rompu les haies.

[…]

On l’avait cru un saint complet […]

Et voici que tout à coup, il est comme un rayon sans miel[34].

Plus violente que la première, la seconde composition est des plus virulentes à l’encontre des seuls Ben el Haddad :

Bou Haddad s’est fait commandant ; il a usé du mensonge pour ensorceler les gens.

[…]

Ceux qui ont voulu s’opposer à leur marche [celle des colonnes françaises] ont été enchaînés, leurs biens confisqués, et eux-mêmes réduits à la mendicité.

[…]

Les hommes de la confrérie ont seul causé l’insurrection. C’est Aziz qui a excité les khouan[35].

Il n’échappe à personne que Louis Rinn, l’inventeur de l’ambiguïté sur la question éminemment politique du primat guerrier dans l’insurrection de 1871, jamais tranchée, perpétuellement ballottée entre la responsabilité nobiliaire et la responsabilité confrérique, a manifestement tenu à éditer, quatre ou cinq ans avant la publication de sa chronique militaire, un poème en kabyle qui accuse explicitement le commandeur de la rahmaniya d’être responsable, au premier chef, du soulèvement de 1871.

Peu importe en définitive que les créations que nous venons d’évoquer aient été élogieuses ou réprobatrices à l’égard des uns ou des autres puisque les deux tendances semblent s’être indistinctement exprimées pour encenser ou honnir la structure ou les personnes que le littérateur aura jugées les plus engagées ou les mieux compromises – c’est selon –, dans le soulèvement de 1871. Taqsit n wahed-u-sebâin, les poèmes de Smaïl Azikiw et la première des « chansons » publiées par Louis Rinn en 1887 accordent la conduite de l’insurrection à la structure nobiliaire. La seconde chanson, composée par le même auteur anonyme, la prête à la structure confrérique[36].

Pour pouvoir défendre l’idée d’une opinion dominante, il faudrait avoir la certitude que le corpus poétique étudié est représentatif de la réalité des créations kabyles relatives à l’insurrection de 1871. Puisque rien n’est moins sûr, il faudrait au moins être en mesure de donner à chacun des poèmes un ancrage territorial, un enracinement local (tribal ou villageois), quelques indications sur les conditions de production et sur l’identité du producteur, bref, un minimum de renseignements indispensables pour déterminer la part que l’appartenance à un territoire ou à une catégorie sociale aura prise (ou aurait pu prendre) dans chacune des compositions étudiées. La plupart ne le permettant guère, on retiendra que la question du primat insurrectionnel mettant en concurrence les structures nobiliaire et confrérique n’est clairement affirmée en deux pôles distincts, opposés ou complémentaires, que dans les productions publiées et analysées par Louis Rinn. Taqsit n wahed-u-sebâin glorifie la structure ayant conduit l’insurrection en acteur de guerre, c’est-à-dire la structure nobiliaire. La poésie de Smaïl Azikiw se tient dans cette veine en exaltant la noblesse guerrière, notamment les Mokrani et les Ou Kassi. Elle déplore les conséquences de la défaite et insiste sur les malheurs et les représailles portées contre la société par des individus qualifiés de parvenus, placés aux postes d’autorité en remplacement des anciennes légitimités. À aucun moment, ces créations n’opposent les acteurs de l’insurrection ni ne les compartimentent en deux pôles prétendant à des intérêts différents ou à des conduites distinctes. Tout se passe comme si ce clivage ne s’immisçait que dans une certaine production ; l’autre, déplorant la défaite, ployant sous ses conséquences, se souvient avec art d’une insurrection massive, sociétale, conduite par une élite guerrière : la noblesse d’épée.

En ce qui concerne la question non moins essentielle des causes attribuables au soulèvement de 1871, on soulignera que la poésie kabyle est plutôt silencieuse. Taqsit n wahed-u-sebâin évoque certes quelques combats, loue les qualités guerrières de quelques grandes figures du mouvement insurrectionnel, Smaïl Azikiw évoque la fermeture des Bureaux arabes et la paupérisation de la société (comprendre l’avènement du régime civil et l’extension du colonat ; voir « CKSA » 1899, 19), mais c’est aux conséquences du soulèvement que la poésie kabyle consacre le plus clair de son propos. Il en est ainsi d’une publication plus tardive, celle du Recueil de poésies kabyles[37] édité en 1904 par Ammar ou Saïd Boulifa[38] qui s’est attaché à collecter, auprès de la mémoire populaire kabyle (lui-même kabyle, la langue était familière à Boulifa), une somme de poèmes attribués à Si Mohand Ou Mhand[39] et à d’autres poètes restés anonymes. Le recueil comprend un total de deux cent soixante-quatorze neuvains. Intitulée « Pétition » par Boulifa lui-même, la dernière pièce n’évoque pas explicitement l’insurrection de 1871, mais elle n’en reste pas moins digne d’intérêt. Postérieure à l’ouvrage de Louis Rinn (1891), cette composition est datée puisqu’elle fait référence à l’expédition de Madagascar de 1894-1895 : « Ils auront à subir trois mois de bateau / Partis loin de leurs parents / Ils s’en vont tous dans le pays des noirs[40]. » Elle évoque, une trentaine d’années après son instauration, le régime civil et, une trentaine d’années après son remplacement, le régime militaire. C’est à raison que Boulifa l’intitule « Pétition » puisqu’il s’agit d’un véritable manifeste de revendications en quatre neuvains rimés et versifiés, mais sans véritable épaisseur poétique. Le premier neuvain est adressé à un ministre non identifié, le deuxième au ministre de la Guerre, le troisième au préfet, le quatrième au capitaine recruteur de conscrits. Identifiable au genre de la complainte, le poème expose la dure condition des colonisés héritée de la répression et des conséquences de 1871 (séquestres, dépossession, impôts, amendes, patentes, corvées, dénuement). L’intérêt sémantique de cette pièce semble résider dans ce qu’elle recèle de vitupération à l’égard du régime civil : « C’est depuis qu’on a innové le gouvernement de maire / Que nous nous trouvons réduits à la plus grande misère[41] », et de réclamation, encore à l’orée du xxe siècle, une trentaine d’années après le soulèvement de 1871, du rétablissement du régime militaire : « Nous vous supplions, ô ministre de la guerre / De nous rendre l’administration militaire[42]. » En quelques expressions versifiées, la composition publiée par Si Ammar ou Saïd Boulifa campe de nouveau la scène des antagonistes internes à la colonisation, tels que décrits par Louis Rinn en 1891 et par Joseph Nil Robin en 1901 : le régime militaire versus le régime civil.

Dans la poésie kabyle relative au soulèvement de 1871, dans certains poèmes plus que dans d’autres, il apparaît très distinctement que les répercussions de l’insurrection, la répression militaire et judiciaire, les exécutions sommaires, la ruine des djouad, les amendes collectives et les séquestres, l’ont comme privé du présent de son actualité et davantage encore de ce qui précède celui-ci :

Le général Cérez s’est mis en campagne

Il a exterminé le monde entier

PKA, 445

Ils ont tous passé en cour d’assises

Avec chacun un chef d’accusation

PKA, 445

Le géomètre mesure

Avec ses instruments

Il a cadastré les terres

PKA, 447

Il a séquestré toutes nos terres

Prélevé tribut

PKA, 447

Les autorités […]

Faisaient couper les barbes

Et fermer les lieux saints

PKA, 453

Terrible, le volet répressif du soulèvement se donne à lire comme le confluent de toutes les violences, le moment de tous les excès, des découvertes de la puissance du fusil chassepot, de la prison, des procès en assises, des amendes de guerre, du séquestre, des cales de bateaux, de la déportation aux antipodes. Il fut aussi celui de la fin des temps et celui de tous les commencements, de l’installation durable et du développement de la colonisation de peuplement : « La plaine Amraoua était lourde / De moissons abondantes / […] / Aujourd’hui les Français l’habitent » (PKA, 448-449). L’accablement post-insurrectionnel a même disposé une partie des contemporains au regret, voire à la condamnation, de cette séquence pourtant historique :

Quand les bornes furent franchies,

On tint chaque jour des réunions dans les tribus :

Venez à la guerre sainte ! Marchez !

Il y eut des hommes sages,

[…]

Ceux-là dirent : c’est un projet insensé

« CKSA » 1899, 19, 21

Pigeon, qui habites les terrasses,

Prends ton vol, et dirige-toi

Vers Paris, en franchissant la mer.

Crie à nos maîtres : Au secours !

Pour l’Afrique ruinée, qui s’en va.

Qu’on nous vienne en aide avec le pardon.

« CKSA » 1899, 31[43]

Les chroniques militaires concourent à réduire le soulèvement de 1871 à ses incarnations emblématiques : le bachaga El Mokrani, allégorie de la structure nobiliaire, et le cheikh El Haddad, figure de la structure confrérique. Or une tension intéressée semble avoir sous-tendu l’élaboration de ce paradigme qui dénie à la masse des insurgés toute forme, même la plus rudimentaire, de conscience politique ou d’emprise sur son destin. Il situe la société sous la tutelle hégémonique de ses élites, les religieuses comme les nobiliaires. Cette tendance à la négation de la société est moins une fin en soi que l’effet d’une disposition portée presque instinctivement vers l’absolution du système colonial. Inscrire la société colonisée au coeur de la matrice insurrectionnelle eût été une manière implicite de reconnaître que des causes endémiques, nécessairement compromettantes pour la dignité de l’État colonial, ont pu provoquer le soulèvement de 1871. De là, la répugnance des auteurs des chroniques militaires pour tout ce qui tend à confondre l’hyperstructure coloniale dans l’amalgame des responsabilités coupables de la conflagration de 1871. L’éventail des causes retenues dans les ouvrages de Louis Rinn et de Joseph Nil Robin confirme cette indicible tentation.

En ce qui concerne la poésie kabyle, on retiendra surtout que celle-ci est bien silencieuse en ce qui a trait aux causes du soulèvement. On peut aussi considérer que ce silence n’est en réalité qu’apparence. Pour ce faire, tout sujet curieux de comprendre cette insurrection se doit d’accepter que les séquelles de 1871, allégrement reprises dans la poésie kabyle, sont en réalité la forme aggravée de ses propres causes. Les littérateurs kabyles déplorent la fin des djouad. À titre d’exemple, on sait que cette disparition est en réalité le point d’orgue d’un processus entamé bien des années auparavant, dès la fin des années 1850 environ. Témoin la rétrogradation d’Ali Ou Kassi : « Nommé d’abord caïd effectif des Amraoua, [il] ne sera plus que caïd honoraire en 1860[44]. » Témoin aussi la révocation de deux grandes familles de Kabylie orientale (Babors, Djidjelli), les Ben Azzedine du Ferdjioua en 1861 et les Ben Achour du Zouagha en 1864[45]. Comme on a pu le voir, la poésie kabyle se remémore avec douleur la dépossession des plaines de Amraoua (vers Tizi-Ouzou) et de Jebla (vers Tikobaine, dans l’actuelle commune de Ouaguenoun). Or, on sait que les transferts de propriété opérés au bénéfice de la colonisation agraire sont bien antérieurs à l’avènement du régime civil en Algérie. Dans la province de Constantine,

Le Tableau des Établissements Français de 1865 donne les chiffres suivants […] :
 – Européens  206 044 ha
 – Indigènes  5 686 837 ha
soit donc par Européen 9,61 ha et par indigène 4,60 ha. La population agricole est estimée à 21 428 Européens et à 1 234 941 indigènes.
[…]
[L]e territoire civil […] se trouve dans les régions de plaine littorale, près des routes, dans les banlieues bien irriguées des centres : ainsi, les plaines de Philippeville, Bône, Guelma, autour du Safsaf et de la Seybouse, la vallée du Bou Merzoug autour de Constantine, et certaines zones autour de Sétif (près du Bou Sellam) ou de Bougie (oued Sahel).
[…]
[U]n coefficient de valeur [affecté aux] terres européennes [donnerait] une valeur de vingt à trente fois plus grande[46].

La typologie des lieux et des édifices que les insurgés de 1871 ont pris pour cible montre bien que cette insurrection fut, avant toute autre chose, une réaction guerrière à la colonisation de peuplement. Partout où des faits insurrectionnels majeurs se sont déroulés, des moulins à huile, des meules à fourrage, des magasins à orge, mais aussi et surtout des fermes isolées furent entièrement ou partiellement détruits. Partout où les insurgés sont ensuite parvenus à frapper, au-delà des banlieues et des périphéries, en portant leurs coups sur des centres de colonisation, des habitations de propriété et de facture européennes furent à leur tour attaquées. Dans l’ordre des cibles préférentielles, les édifices publics et religieux viennent tout de suite après les biens des personnes physiques. Partout où les opérations insurrectionnelles ont procédé à des homicides, les victimes ont péri sous des coups de fusil, des jets de projectiles, ou à l’arme blanche. La liste des décès (en dehors des soldats) concerne pour l’essentiel des fermiers, des propriétaires, des employés d’usines et des ouvriers en tout genre : briquetiers, charbonniers, employés de travaux publics, bûcherons, etc. Outre les fermes, les habitations de propriété et de facture européenne, les usines et les outils de transformation de biens agricoles, les cibles les plus représentatives des attaques commises en 1871 sont des établissements publics ou des biens d’utilité publique de construction française : les auberges, les caravansérails et les maisons cantonnières pour les besoins et le confort de la circulation des personnes, des marchandises et des ravitaillements, les gendarmeries pour l’ordre et la sécurité, les écoles pour l’enseignement, les cures, les presbytères et les églises pour le culte de la religion chrétienne. Tout ce qui, à portée d’atteinte, rappelait l’essaimage du colonat hors des grandes villes d’Algérie fut attaqué[47]. Ce tour d’horizon des cibles les plus représentatives de l’insurrection algérienne de 1871 permet de discerner la matrice profonde de ce mouvement. Les faits insurrectionnels les plus récurrents impliquent trop souvent des localités, des personnes ou des édifices significatifs de la progression du phénomène de colonisation de peuplement pour que l’on omette d’observer formellement que ce soulèvement fut bel et bien une réaction à l’occupation coloniale de l’Algérie vigoureuse, celle de l’intérieur du pays, de la structuration tribale de la société, des grandes notabilités, du paysannat et des ressources agricoles. Il a suffi de conquérir la plupart des grandes villes d’Algérie pour les dominer durablement. Il en alla autrement du vaste domaine rural qui, moins de quinze ans après la réduction des dernières crêtes de Haute Kabylie en 1857, a offert à l’histoire de l’Algérie un immense soulèvement.