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Cent cinquante ans après le soulèvement anti-colonial de 1871, il nous a semblé utile d’écouter enfin les vaincus et de lire dans la poésie kabyle les traces du profond traumatisme qui a saisi les populations au lendemain de leur défaite. Celle-ci constitue incontestablement un tournant dans l’histoire de la Kabylie et ses conséquences tant matérielles que morales furent plus que désastreuses pour les populations : leur élite traditionnelle fut décimée, leurs terres, confisquées et, plus que tout, leur mode d’organisation sociale et politique, totalement démantelé. Il faut sans doute remonter très loin dans l’histoire, jusqu’à la révolte dite des Quinquegentiens[1] pour trouver une insurrection populaire équivalente qui a embrasé toute la Kabylie de Saldae (Bejaïa) à Russucru (Dellys) et jusqu’au Mons Ferratus, « la montagne de fer » des Romains[2].

La répression terrible qui s’est abattue sur les villages, l’effondrement puis le démantèlement des anciennes structures sociales, le séquestre des terres et l’appauvrissement des tribus ont laissé des traces dans la poésie populaire kabyle et nourri une inspiration où dominent l’angoisse et le désarroi. Notre propos s’attachera à lire les traces mémorielles du trauma historique et de ses conséquences sur les plans économique, politique et social à partir d’un corpus de poésies orales kabyles constitué principalement de chansons[3] de Smaïl Azikiw traduites et éditées par Jean-Dominique Luciani[4] et de poèmes de Si Mohand Ou Mhand des Aït Iraten choisis et transcrits par Mouloud Mammeri[5].

On sait peu de chose de la vie de Smaïl Azikiw sinon qu’il a été un ami fidèle et un client loyal des Aït Kaci, une grande famille de jouads (noblesse guerrière) qui avait dirigé la révolte de 1871 dans la vallée du Sébaou. Comme son nom l’indique, il fut le poète de la tribu des Aït Ziki (commune de Bouzguène) située à une soixantaine de kilomètres à l’est de Tizi-Ouzou dans la Daïra (sous-préfecture) d’Azazga à la limite des wilayas (départements) de Tizi-Ouzou et de Béjaïa. Ses poèmes ont été initialement recueillis et transcrits en arabe par le cheikh Mohand-Saïd Ibnou Zekri qui officiait alors comme imam à la mosquée de Sidi Ramdane d’Alger. Ils ont ensuite été remis à Jean-Dominique Luciani qui les a traduits en français et publiés dans trois livraisons de la Revue africaine[6] sous le titre « Chansons kabyles de Smaïl Azikkiou[7] ».

Si Mohand Ou Mhand Aït Hamadouche des Aït Iraten (1845-1906), appelé communément Si Mohand, est le plus célèbre des poètes kabyles. Sa vie et son oeuvre ont été marquées par le soulèvement de 1871. Sa famille a été décimée pour la part active qu’elle avait prise dans l’insurrection[8]. Son père a été fusillé en 1871 à Fort-National (aujourd’hui Larbaâ Nath Irathen). Lui-même ne dut la vie sauve qu’au capitaine Ravez, chef du Bureau arabe, qui avait jugé sa mort inutile. Tous leurs biens familiaux ont été séquestrés et leurs terres situées dans la fertile vallée du Sébaou, confisquées et distribuées à quelques familles kabyles collaboratrices et à des colons venus s’installer en Kabylie après 1871. Ruiné et déclassé, sans attache tribale ni familiale, vivant d’expédients et de petits métiers, Si Mohand Ou Mhand a passé près de trente ans à errer et à essaimer ses poèmes entre la Kabylie, l’Algérois et l’est de l’Algérie où vivait une forte communauté kabyle. Une grande partie de son oeuvre a été recueillie, traduite, annotée et éditée par Mouloud Mammeri sous le titre Les Isefra. Poèmes de Si Mohand Ou Mhand[9]. Le destin singulier de Si Mohand Ou Mhand reflète le « drame, qui fut celui de tout un peuple » (LI, 31). Son recueil témoigne de l’état social et psychologique des hommes de son temps même si, contrairement à l’oeuvre de Smaïl Azikiw, il ne contient pas de poèmes faisant explicitement référence à l’événement lui-même. Il ne fait, même, aucune mention des Européens qui semblent avoir subitement disparu. Toute la colère, toute l’indignation du poète est réservée à ses compatriotes devenus collaborateurs de l’administration, aux caïds, aux affairistes et autres parvenus à la faveur des événements.

À travers les « Chansons kabyles de Smaïl Azikkiou » et Les Isefra de Si Mohand Ou Mhand et, en complément, à travers les vers de poètes qui, eux, sont demeurés anonymes[10], c’est l’état d’âme d’une population totalement stupéfaite par le désastre de 1871 et par la violence des représailles qui s’est abattue sur elle que nous lisons. Chaque poète a, selon son talent ou son tempérament, traduit un désarroi collectif. Ce sont « ces voix qui nous viennent du passé[11] » et qui transmettent la mémoire d’une catastrophe historique que nous voulons faire réentendre.

La poésie comme « mémorial »[12] de la répression

Si l’on considère le panorama de la poésie orale kabyle du xviie au xixe siècle telle qu’elle est arrivée jusqu’à nous à travers les recueils Poésies populaires de la Kabylie du Jurjura d’Adolphe Hanoteau[13] et Poèmes kabyles anciens de Mouloud Mammeri[14], force est de constater une rupture brutale au point de vue thématique et stylistique après la défaite de 1871. Ce qui frappe de prime abord, c’est l’introduction pour la première fois d’un vif sentiment d’inquiétude et d’un profond désarroi inconnu jusque-là dans la poésie traditionnelle des Kabyles. En effet, la violence inouïe de la répression, l’instauration brutale du nouveau régime civil et l’agressivité de la nouvelle politique de colonisation imposée à la population ont été interprétées par les poètes comme la fin de leur monde. Pour Smaïl Azikiw, « le monde s’écroule, lézardé » (« CKSA » 1900, 51) et, selon Si Mohand Ou Mhand, « [l]e monde pour tous a explosé » (LI, 139).

Dans le climat général de prostration qui a saisi le peuple abasourdi par la violence et l’ampleur de la répression, les poètes disent leur conviction d’assister à l’avènement du fameux « quatorzième siècle » que la tradition populaire tenait pour un siècle de ruine annonçant la fin des temps[15]. Ainsi pour Si Mohand Ou Mhand :

Nous sommes au quatorzième siècle

Le treizième a pris fin

Esprit avisé écoute et comprends-moi

Les métèques ont prospéré

Ils parlent haut

Et des nobles le nom s’est perdu

On s’adonne maintenant à l’amour des garçons

On est sans foi ni loi

On va attifé comme une fille.

LI, 137

Pour Smaïl Azikiw, l’année 1871 annonce la fin des temps telle que les livres la prédisent. Un des signes annonciateurs est, selon le poète, le règne de l’injustice sur terre : « L’année 1871 fut l’année terrible. / Les livres l’avaient bien prédit ; / La justice disparut ainsi que la vérité » (« CKSA » 1899, 151). Pour exprimer le désastre de 1871, un autre poète resté anonyme a forgé l’image d’un « soleil qui s’éteint » : « Le soleil encagé s’est obscurci / Le pays tout entier n’en peut mais / Le tout pour l’amour du Prophète » (PKA, 455).

À peine les armes déposées, des représailles terribles se sont abattues sur les populations. Les témoins de l’époque, des historiographes militaires pour la plupart comme le commandant Rinn[16] et le colonel Robin[17], reconnaissent que la répression a été expéditive, aveugle et, bien souvent, disproportionnée par rapport à la culpabilité réelle ou supposée des révoltés. Le colonel Robin le dénonçait ainsi :

La répression de l’insurrection algérienne de 1871 a été sans mesure ; elle a plutôt ressemblé à un acte de vengeance implacable qu’à l’application d’un châtiment proportionné aux méfaits commis. Les indigènes révoltés les avaient pourtant déjà durement expiés, ces méfaits, par les hécatombes d’hommes que nos armes perfectionnées avaient produites, par les ruines matérielles qui avaient jalonné le passage de nos colonnes[18].

Pour venir à bout de l’insurrection, les puissantes colonnes des généraux Cérez, Lallemand et Saussier ont pratiqué une véritable politique de terreur : incendies et destructions systématiques des villages, saccages méthodiques des récoltes et des arbres fruitiers, razzias, sacs des mosquées et des mausolées, exécutions sommaires, etc. Louis Rinn et le colonel Robin ont condamné les exactions et la répression exercées sur de pauvres populations désarmées. Pour les vaincus, cette violence inouïe était incarnée par le général Cérez, chargé de réprimer la révolte et réputé pour sa grande brutalité :

Le général C[é]rez s’est mis en campagne

Il a exterminé le monde entier

Hommes vous entendez ce que parler veut dire

Il en a fait décapiter beaucoup

Qui n’avaient commis nul crime

Mon coeur en est bouleversé

PKA, 445

Et, fait plus grave pour ces hommes très croyants, même les mosquées, les mausolées et autres lieux saints pourtant réputés inviolables n’ont pas été épargnés : « C[é]rez défigure celui qu’il n’a pas pendu / Il a fait jouer du tambour dans les mosquées / Ses soldats y ont dansé et chanté à qui mieux mieux » (RPK, 220). Tous ont relevé les exécutions sommaires : « Quiconque reconnaissait ce dont on l’accusait / Était guillotiné / Combien en a-t-on exécuté qui n’avaient rien fait » (PKA, 453), ainsi que les incendies de villages : « Tamda n’est plus que ruines / Murs éboulés / Tu peux prendre le deuil demeure du caïd Ali[19] » (PKA, 445).

Cette violence était réclamée par les colons qui, à travers leur presse, leurs relais et leurs représentants, poussaient et encourageaient les autorités à une politique de terreur et d’extermination. Un collaborateur de L’Union de Sétif exigeait ainsi de « supprimer tous les chefs, caïds, cheicks, etc., sans exception, car il n’y en a pas un de sincère […]. Il faut donc les supprimer tous, les soi-disant fidèles par extinction, si l’on veut. [… L]’occasion est on ne peut plus belle puisqu’ils sont tous insurgés et qu’on a le droit de les faire fusiller[20]. »

La défaite des insurgés a eu pour conséquence de donner un nouvel essor à la colonisation. Le parti colonial s’est saisi de cette opportunité pour réclamer de nouvelles terres. La loi Warnier[21] du 26 juillet 1873 leur donne le cadre juridique et les moyens légaux pour spolier les populations et en priorité les terres dites « arch » (propriété collective des tribus) très convoitées par le colonat. Un autre collaborateur de L’Union de Sétif résume parfaitement l’état d’esprit des colons qui voulaient que « partout où il y a [eu] une insurrection, il n’y [ait] plus qu’une propriété domaniale à partager entre les colons, les immigrants et les indigènes demeurés fidèles[22] ». Les poètes kabyles se sont fait l’écho de cette dépossession comme Smaïl Azikiw qui note : « Les gens sont partis, emportant leurs ustensiles ; / Les terres ont été prises par les Espagnols, / Par les Maltais et par les agents prévaricateurs » (« CKSA » 1900, 55). C’est impuissant qu’un autre poète constate : « Le géomètre mesure / Avec ses instruments / Il a cadastré les terres » (PKA, 447).

Le séquestre collectif des terres a provoqué la ruine des tribus déjà fortement ébranlées. Pour agrandir les domaines, on a exproprié de nouvelles tribus pour « cause d’utilité publique » :

Depuis Boudouaou jusqu’à Oudris

Jusqu’aux Aït Ouaghlis de delà la montagne

De Bou-Aréridj à Michelet

Il a séquestré toutes nos terres

Prélevé tribut

Réduit les musulmans à la famine

PKA, 447

Au drame du séquestre collectif s’est ajouté le séquestre individuel qu’un poète anonyme décrit ainsi :

De Boudouaou à Sedouk

Il a cadastré la terre

L’a mesurée à l’hectare

Chacun ouvrant ses coffres

Donnait jusqu’aux baguettes

Des longs fusils endeuillés

PKA, 449

Un autre poète aussi anonyme ajoute :

Le pouvoir a redoublé de férocité

Les gens sont hantés par l’angoisse

Vers nous il envoie l’usurier

On a battu le tambour pour lire son avis

Il dit inscrire le nombre de nos brebis

Alors que sur un chien nous avons payé l’impôt

RPK, 220

Le colonel Robin lui-même fut offusqué par ces mesures de répression qui ont provoqué un appauvrissement rapide des populations : « On pourrait croire que lorsqu’un individu condamné par les tribunaux de droit commun avait porté sa tête sur l’échafaud il avait suffisamment payé sa dette à la société ; il n’en était rien, tous les biens meubles et immeubles de sa famille étaient saisis et on vouait à la plus noire misère des femmes et des enfants qui ne nous avaient rien fait[23]. »

Le désarroi qui suivit l’écrasement de la révolte fut immense car la population avait compris que sa liberté était irrémédiablement perdue et qu’à la défaite s’ajoutait la ruine pour les tribus insurgées qui devaient s’acquitter aussi, en guise de réparation, d’un impôt de guerre s’élevant à trente-cinq millions de francs (somme fixée en juin 1872) :

L’impôt s’abattit sur nous à coups répétés ;

Soixante écus par tête à chaque fois ;

Apporte-les ou débrouille-toi !

Les gens ont vendu leurs arbres à fruits,

Et même leurs vêtements ;

C’est pour eux une époque terrible.

« CKSA » 1899, 167

Pour le poète Smaïl Azikiw, cette mesure injuste frappa jusqu’au coeur des familles puisque les liens qui jadis attachaient solidement ses membres se délièrent au point de pousser les hommes, dans leur malheur, à renier leur propre parentèle : « Quand l’impôt de guerre nous affola, / Nous tombâmes tous sur l’aire, / Chacun renia son frère germain » (« CKSA » 1899, 151). Si cet impôt de guerre eut comme conséquence immédiate d’appauvrir plus lourdement encore les tribus et les populations déjà fortement éprouvées par la dépossession de leurs terres, qui constituaient leur unique ressource et leur principal moyen de subsistance, la nouvelle politique de colonisation mise en place par les vainqueurs après 1871 affectera plus profondément la société kabyle et aura des conséquences plus dramatiques sur les populations. En effet, pour asseoir définitivement sa domination, l’administration coloniale s’est attaquée aux fondements mêmes de cette société : son organisation sociale et politique ancestrale qu’elle s’est acharnée à démanteler pièce par pièce.

Requiem pour une société disparue

La révolte jugulée et le procès des grands chefs terminé, les autorités coloniales s’attelèrent à casser les ressorts d’une population attachée à son élite traditionnelle, à ses anciennes coutumes et à son mode de vie ancestral. La disparition des anciennes chefferies religieuses et guerrières a fini de désemparer une population, déjà fortement éprouvée, qui a vécu l’élimination de son élite traditionnelle comme une perte pénible, voire une punition, qui s’ajoutait aux autres épreuves : « Finis sont les nobles pauvres d’eux / Sur les enfants de pure race / Les épreuves sont tombées par monceaux » (PKA, 451). Ainsi d’Ali Oukaci, un des chefs de la révolte, regretté par Smaïl Azikiw : « Il est tombé, le rempart de Thamda. / Tous les peuples en furent informés. / La vallée demeura déserte » (« CKSA » 1899, 155).

Livrées à elles-mêmes, les populations médusées virent apparaître à la faveur des événements une nouvelle race d’hommes, sans relief et sans réelle tradition de commandement, qui parvinrent, à prix d’argent et d’entregent, à se faire nommer à des postes de responsabilité comme le dénommé Achertouh[24] qui réussit à obtenir un poste de caïd chez les Amraouas[25] après 1871 et que fustige Smaïl Azikiw :

Celui dont le coursier hennissait,

Dont on écoutait jadis la parole,

Sur qui les mouches ne se posaient pas,

Est remplacé par un Achertouh’,

Dont la morve ressemble à un morceau de viande séchée !

Qu’êtes-vous donc devenus, faucons !

C’est à un ivrogne, qui n’a pas de terre à cultiver,

Qui boit du vin dans les coupes,

Que le Gouvernement a donné un rang.

« CKSA » 1899, 31, 33

Ce qui caractérise la société nouvelle née des décombres de la défaite de 1871, c’est l’ascension d’hommes issus de classes réputées inférieures, d’anciens bergers, maquignons ou bouchers (métiers totalement décriés et méprisés dans la société kabyle), de nouveaux riches qui ont acquis frauduleusement des biens et des terres et qui exhibent leur richesse avec morgue. Une promotion sociale qui a offusqué les anciens « aristocrates » déchus comme Si Mohand Ou Mhand, scandalisé par cet ancien boucher :

Jadis

Il se vendait comme bétail

On le menait où bon semblait

Ore son bonheur se hausse

Par-dessus tous

Et sa chance l’emporte sur toutes les autres.

LI, 159

Et par cet ancien berger, El Hadj M’Barek, qui monte une mule harnachée, qui étale avec arrogance sa nouvelle fortune et

Qui a oublié le temps qu’il se louait comme berger

À Icheriden

Et qui maintenant que les temps ont tourné

Est devenu propriétaire

Et compte parmi les citoyens d’Icheraiouen[26].

LI, 157

Comme l’a montré Mouloud Mammeri[27], les perturbations jetées dans les hiérarchies sociales ont bouleversé l’ordre ancien qui fixait les rôles et les valeurs des individus dans le groupe selon leur sagesse et leur savoir. Désormais, c’est l’argent qui procure respect et considération : « Le monde est à ceux qui ont de l’argent / On leur donne du Monsieur / Tout comme si c’était des clercs » (LI, 165). L’époque nouvelle imposée par la colonisation appartient désormais aux profiteurs et aux affairistes, ces « hommes de rien » qui eurent les faveurs des Français depuis « l’exil des preux » : « Le sort maintenant favorise la valetaille / C’est elle qui commande / Ce siècle est venu pour son bonheur » (LI, 163).

Le bouleversement s’étendit au domaine politique de l’ancienne société kabyle. Parce qu’elles les soupçonnaient d’entretenir le bellicisme et l’esprit de résistance des populations, les autorités coloniales s’attaquèrent à l’armature politique et aux cadres séculiers qui maintenaient depuis des siècles la société kabyle. Contrairement à la conquête de 1857 où on respecta (du moins formellement) la promesse faite par le maréchal Randon aux Kabyles vaincus de leur laisser, pour le prix de leur reddition, leurs coutumes, leurs lois et leur organisation municipale[28], l’administration coloniale, après 1871, décida de reconfigurer totalement le paysage politique du pays en soumettant les populations, qui obéissaient jusque-là à leurs assemblées citoyennes, à l’autorité d’un administrateur civil qui installa à leur tête des hommes qui lui étaient acquis par intérêt, par opportunité ou par sympathie. Ces nouveaux chefs, sans tradition et sans passé, devinrent les agents à tout faire de l’administrateur et des colons. Les assemblées de villages qui réglaient et régulaient la vie des citoyens furent dessaisies de leurs pouvoirs de juridiction et de leurs prérogatives en matière civile et pénale et placées sous l’autorité de caïds, un temps nommés « présidents », aux pouvoirs exorbitants et arbitraires qui donnèrent lieu à de nombreux abus.

Smaïl Azikiw a témoigné de ces assemblées nouvelles devenues, au gré des événements, des espaces où s’affrontent désormais les intérêts les plus vénaux, où règnent corruption, mensonge et faux témoignages : « On vend la justice comme on vend un tissu ; / L’iniquité règne en maîtresse ; / Comment espérer d’abondantes récoltes ! » (« CKSA » 1899, 25). Ces assemblées jadis dirigées par des hommes éclairés respectés par leurs concitoyens pour leur sagesse et leur probité se transforment, après 1871, en espaces pleins d’abus et de passe-droits présidés par des hommes sans foi ni loi : « Nous allons vous raconter, enfants, / L’histoire de l’assemblée des douze[29], / Dont le président est un coquin » (« CKSA » 1899, 23).

Plus scandaleux encore, pour une société volontiers gérontocratique, ces assemblées ont même été remises entre les mains de jeunes hommes sans aucune connaissance ni expérience des affaires de la cité : « Un enfant encore tout jeune, / Dont la tête est sans jugement, / Est président d’une tribu » (« CKSA » 1899, 31). Les populations sont désemparées et désorientées parce qu’elles assimilent la perte de leurs anciennes structures politiques à une destruction de leur style de vie. Le monde ancien définitivement disparu, elles ressentent un profond sentiment d’affliction. Les temps nouveaux, loin de les rassurer, sont au contraire perçus comme une époque de désespoir. Smaïl Azikiw a saisi cette transformation dans les esprits et rendu dans ces vers le désarroi des hommes :

Le monde s’écroule, lézardé

Par le feu du parjure ;

Le doux est dominé par l’acide.

La fortune est dure pour tous ;

Nous sommes tombés dans la misère,

Tous jaunis par la fumée, comme les chèvres.

« CKSA » 1900, 51

Et celui des familles :

Le fils s’éloigne du père ;

Il n’a plus confiance en lui ;

Il méconnaît les bienfaits qu’il en a reçus.

L’enfant d’aujourd’hui est comme la punaise ;

Devenu grand, il vous étrangle ;

Il frappe sa mère avec le pilon.

« CKSA » 1900, 51

Même les valeurs religieuses ont été bafouées :

Quels méfaits commettent tous ces cheiks

Emportés par l’éboulement

En même temps que leurs ouailles

Il faut écrire ce qui vient de se passer

Le dater

En présence des vieillards[30] même

Les ordures ils nous ont dit que c’était or

Le soleil s’est voilé

Ils ont délaissé le Koran pour l’intrigue.

LI, 155

Après 1871, la poésie kabyle est marquée d’un pessimisme profond. À l’effondrement des anciennes institutions politiques et sociales, aux mutations socio-économiques introduites par la colonisation et à la violence inouïe de la répression qui ont atomisé la population répond une manière nouvelle d’exprimer le réel. Les cadres de la société traditionnelle s’étant écroulés, l’ancienne poésie devient inopérante et dans l’incapacité d’exprimer la nouvelle réalité coloniale. Le démantèlement de la société kabyle a exigé une nouvelle forme d’expression chargée de traduire la nouvelle réalité coloniale, de sublimer le traumatisme de la défaite et le désarroi des populations.

L’expropriation des terres et l’introduction de la propriété privée dans une société qui avait érigé en dogme l’indivision des terres a provoqué une prolétarisation des masses et une désintégration sociale qui a jeté sur les routes d’Algérie tous les expropriés, réduits, comme Si Mohand, à travailler dans les exploitations des colons de la plaine de la Mitidja, ou dans les chantiers de Bône, d’Alger et d’ailleurs :

Cet an inspire l’épouvante

Qui a trompé tant de jeunes gens

Sortis des médersas

Ils vont de ferme en ferme se présenter aux portes

Kabyles et Arabes

Et les porcs de se gaver de rire[31]

LI, 183

Beaucoup d’anciens propriétaires ruinés et déclassés s’étaient remis à la fortune hasardeuse des routes de l’exil ou des chemins de l’exode à la quête d’un hypothétique gagne-pain :

C’est en tout pays le quatorzième siècle[32]

De Fès à Baghdad

Partout on en répète le nom

Nobles que je vous dise

Le départ de cette fois m’effraie

De l’exil rude est la condition

Dieu daigne exaucer mes voeux

En Lui j’espère s’Il veut bien m’assister

Nul n’est libre de ne pas quitter sa maison.

LI, 181

L’introduction du thème de l’exil, inconnu jusque-là dans la poésie kabyle, trouve sa source dans cette nouvelle réalité sociologique. Pour Ouahmi Ould Braham :

Les changements socio-économiques, la mobilité sociale, le déclassement des anciens chefs et des élites, le désarroi des générations montantes sont autant de maux qui ont durablement marqué la société. Une seule issue s’offre à une partie de la jeunesse : partir et chercher fortune ailleurs. Autant de bouleversements sociaux qui vont se ressentir dans la création littéraire[33].

Esthétiquement, l’après-1871 verra l’apparition dans l’horizon culturel de la Kabylie d’une poésie inquiète et tourmentée qui trouve son explication dans la décomposition sociale et la tendance inédite de la société à l’individuation et au relâchement des liens sociaux[34]. L’exil, la solitude, l’angoisse de la séparation deviennent dès lors des motifs poétiques nouveaux qui expriment la dislocation sociale, le déracinement et l’éclatement des familles. En effet, si dans l’ancienne société kabyle, l’individu pouvait compter sur la solidarité tribale, clanique ou familiale, dans le nouveau monde de la colonisation, il est en revanche livré à lui-même :

Je suis malade sans raison

J’ai consulté les savants

Sans trouver remède auprès d’eux

Je suis écrasé

Du pays de mes pères

Ceux qui me connaissaient ont fui

Je me suis exilé en terre étrangère

Clercs pleurerez-vous

Esprits qui saisissez tout.

LI, 181

L’inquiétude gagne l’exilé séparé de sa famille :

Mon coeur pleure et c’est à raison n’est-ce pas

Il a tant subi

Qu’il saigne chaque fois qu’il se ressouvient

Qui Dieu n’a-t-il pas éprouvé

Nous nous plaignons à Lui chaque jour

Et aux saints grands et petits

Rappelez-moi je veux revenir

Trop longue a été mon absence

Mon nom perdu s’est oublié.

LI, 221

Tout effrayé de mourir socialement, oublié des siens[35] :

Faucon écoute bien mon message

Avant de déployer tes deux ailes

Sois de ceux qui comprennent

Par-delà la montagne

Emporte mes lettres

Et raconte à chaque ami

S’il est encore des coeurs qui s’attendrissent

Qu’ils se souviennent de moi

Enfant prédestiné à l’exil.

LI, 227

Incontestablement l’insurrection de 1871 a marqué un tournant dans l’histoire de la Kabylie. Après une répression sanglante, le séquestre foncier et l’impôt de guerre ont ruiné les tribus et accéléré la déchéance socio-économique et la prolétarisation des populations. L’instauration du régime civil a bouleversé le paysage politique ancien. Les populations, qui s’auto-administraient jusque-là, sont désormais soumises à l’autorité d’un administrateur qui place à leur tête des représentants qui lui sont acquis. Les anciennes coutumes et les vieilles institutions qui maintenaient l’équilibre politique volent en éclats. Ce sont tous ces bouleversements économiques, politiques, religieux et sociaux que Smaïl Azikiw, Si Mohand Ou Mhand ainsi que d’autres poètes restés anonymes ont transfiguré dans leurs vers. C’est le spectacle de la décomposition d’une société multiséculaire, dans le sillage de la défaite de 1871, qu’ils nous ont donné à voir. Leurs poèmes témoignent des nouvelles conditions de vie, des angoisses et de la colère d’une génération condamnée par le nouvel ordre social imposé par la colonisation à laquelle elle impute sa misère matérielle et sa déchéance morale. Désorientés dans une société nouvelle à laquelle ils ne peuvent ni adhérer ni se soustraire, Smaïl Azikiw, Si Mohand Ou Mhand et d’autres ont témoigné pour une population vaincue et désemparée par la perte de ses terres, l’écroulement de ses structures traditionnelles et la fin de son style de vie pluriséculaire.