Volume 56, numéro 3, 2020 Noms d’auteurs Sous la direction de Yves Baudelle et Mirna Velcic-Canivez
Sommaire (10 articles)
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Il y a cinquante ans Études françaises et L’homme rapaillé de Gaston Miron
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Noms d’auteurs. Présentation
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Quand le nom d’un témoin est un nom d’auteur. Le Jan Karski de Yannick Haenel et les limites du témoignage
Mirna Velcic-Canivez
p. 19–38
RésuméFR :
Le témoignage est un acte de langage et un acte de discours. Lorsque nous l’étudions du point de vue de l’énonciation et plus précisément du point de vue de la réception, le nom propre du témoin joue un rôle important. Cet article met en évidence les propriétés de ce nom à partir de l’exemple du roman de Yannick Haenel, Jan Karski, où le nom « Jan Karski » a une référence multiple et un statut pluriel. Dans le roman, ce nom propre se laisse analyser en tant que nom d’auteur de plusieurs publications de témoignage, en tant qu’anthroponyme et enfin en tant que nom de témoin associé à la voix d’un autre, plus exactement à la voix de l’auteur du roman. Nous utilisons le concept de « nom d’auteur » comme argument permettant d’interpréter la tension qui traverse le projet poétique de Haenel. L’analyse suggère quelques raisons supplémentaires pour lesquelles le roman suscite des avis fortement contrastés chez les historiens et les critiques littéraires.
EN :
Testimony is a speech act and a narrative act. When analysed from the perspective of enunciation, more precisely reception, it appears that the proper name of the witness is most important. Using the example of Yannick Haenel’s novel, Jan Karski, the article outlines the characteristics of the name ‘Jan Karski’ that has a plural reference. It is a personal name as well as ‘a signature’—the name of the author who signs a couple of testimonial narratives. Moreover, the name ‘Jan Karski’ is associated with the author’s own convictions—but voiced as a first-person protagonist’s monologue. I consider the name of a witness as an ‘author’s name’ and this connection explains the tensions which inhabit Haenel’s narrative project. The paper brings forward some more points that explain the ambivalent reading of the novel by historians and literary critics.
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L’un et le multiple. Le nom d’auteur dans les écritures collectives publiées de Général Instin et de L’AJAR
Charline Pluvinet
p. 39–55
RésuméFR :
Climax de Général Instin (2015) et Vivre près des tilleuls de L’AJAR (2016) sont deux récits situés à la croisée, d’une part, de la fiction d’auteur et de l’hétéronymie (lorsque l’auteur fictif semble prendre vie hors de l’oeuvre littéraire) et d’autre part des écritures collectives, fruits tous deux d’une création littéraire à plusieurs mains. La signature sur la couverture de ces livres renvoie à un être fictif ou à un nom d’auteur réinventé, derrière lequel se place, en retrait, avec discrétion mais sans aucune volonté de mystification, les noms des écrivains réels. Le travail collectif pluriel se fond dans une signature unique tandis que les récits eux-mêmes semblent en porter l’écho en mettant en abyme le processus de constitution d’une identité auctoriale à travers une fiction autobiographique. Ces deux oeuvres témoignent d’une manière de rejouer et de déjouer l’autorité de l’auteur, telle qu’elle s’est instituée dans le champ littéraire, en mimant le mouvement d’attribution de l’oeuvre à un auteur tout en affichant la fictionnalité de celui-ci. Le nom-signature unique d’auteurs pluriels pensé comme une fiction d’auteur se lit comme un outil de recherche littéraire collective et une réflexion sur le commun dans un temps contemporain marqué notamment par le « brouhaha » et la « multitude », « l’indistinction, l’inséparation » (Lionel Ruffel) qu’explorent plusieurs oeuvres récentes également construites autour d’un nom-signature collectif.
EN :
Climax by Général Instin (2015) and Vivre près des tilleuls by L’AJAR (2016) are two stories at the crossroads of author’s fiction, heteronymy (when the fictional author seems to come to life outside the literary work) and collective writing, since both are the result of a shared literary creation. The signature on the cover of these books refers to a fictional being or a reinvented author’s name, behind which the real writers hide discreetly but without any desire for mystification. The collective work blends into a single signature while the stories appear to echo it in the mise en abyme of the auctorial identity building process by the means of an autobiographical fiction. These two works demonstrate a way of replaying and undermining the author’s authority, as established in the literary field, by imitating the movement of attribution of the work to an author while displaying the author’s fictionality. The unique signature of plural authors, conceived as a fictional author, reads like a collective literary research tool and a reflection on the common in a contemporary time marked by ‘hubbub’ and ‘multitude’, ‘indistinction’, ‘inseparability’ (Lionel Ruffel) that several recent works also built around a collective signature name explore.
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Le nom de l’auteur dans son texte (autobiographie et autofiction)
Yves Baudelle
p. 57–83
RésuméFR :
Du côté de la poétique, c’est surtout la taxinomie des genres qui s’est penchée sur le nom d’auteur (Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, 1975) en en faisant le critère décisif des discriminations génériques en régime autobiographique, débat qui n’a cessé depuis d’être relancé. C’est sur cette base que l’on se propose d’examiner les mentions du nom de l’auteur dans son texte (autobiographie et autofiction). Dès lors que l’autobiographie est un récit homodiégétique auquel l’emploi d’un je suffit pour se déployer, il faut bien que l’écrivain, pour certifier son identité, introduise son propre nom dans son texte. Retrouve-t-on alors dans les écritures de soi les mêmes procédés d’insertion onomastique que ceux décrits par la poétique du roman ? Cette signature doit-elle surgir d’emblée ? Et, au-delà de sa première occurrence, peut-on cerner un fonctionnement du nom de l’auteur dans son texte ? Chemin faisant, on se demande aussi si cette stylistique du nom de l’auteur ne risque pas de saper la solidité de la thèse désormais classique de l’homonymat comme constituant de l’autobiographie. Pour ce faire, on examine un certain nombre de cas limites (absence du patronyme, noms de jeune fille, substitutions métonymiques, etc.) que la théorie littéraire a souvent brandis pour contester les vues fondatrices de Philippe Lejeune.
EN :
Poetics looked at the author’s name above all about the taxonomy of genres (Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, 1975). Making it the decisive criterion for generic discrimination in the autobiographical regime, it started a debate that has been revived ever since. It is on this basis that we propose to examine the references to the author’s name in his text (autobiography and autofiction). Autobiography is a homo-diegetic narrative to which the use of an I is sufficient to unfold. Hence, to certify his or her identity, the writer must introduce his or her name into the text. Thus, do we find in the writings of oneself the same onomastic insertion processes as those described by the poetics of the novel? Does this signature have to appear immediately? And, beyond its first occurrence, is it possible to identify a functioning of the author’s name in his text? As we go, we also discuss whether the stylistics of the author’s name might undermine the solidity of the now-classical thesis of homonymy as a constituent of autobiography. To do so, we examine a certain number of borderline cases (absence of surnames, maiden names, metonymic substitutions, etc.) that literary theory has often used to challenge Philippe Lejeune’s founding views.
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Se pasticher ou comment s’imiter pour se réinventer
Maxime Decout
p. 85–100
RésuméFR :
Le nom de l’auteur : on sait à quel point il vaut, aussi bien pour l’écrivain que pour son lecteur, comme une marque de fabrique, une signature, et à quel point il adhère à une oeuvre, à ce qu’on appelle parfois un style. Mais l’écriture est-elle un bien que l’on peut posséder ? N’y a-t-il pas là l’illusion d’une autonomie et d’une plénitude rassurantes ? Car toute écriture est pétrie d’influences et est soumise à l’irruption des mots des autres. Il existe pourtant une parade pour celui qui cherche, coûte que coûte, à affirmer son nom d’auteur en se prémunissant des assauts de l’autre et de son style : s’imiter soi-même, pratiquer l’auto-pastiche, pour se réinventer.
EN :
The author’s name: we know how much it is, for the writer and his reader, a trademark, a signature. We know to what extent it adheres to a work, to what is sometimes called a style. But is writing a good one could possess? Wouldn’t that be the illusion of a comforting autonomy and a plenitude? For all writing is shaped by influences and submitted to the intrusion of the words of others. There is, however, a parade for those who seek to assert at all cost their author’s name by protecting themselves from the assaults of the other and their style: to imitate oneself, to practice the self-pastiche, in order to reinvent oneself.
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Les noms dans les nouvelles à la main
João Luís Lisboa
p. 101–115
RésuméFR :
Les nouvelles à la main au Portugal, au xviiie siècle, sont des fascicules non signés de faible diffusion. Le producteur de ces feuilles d’information est-il un auteur ou un simple traducteur ? Sa qualité d’auteur ne se dissout-elle pas dans le travail d’atelier qui, de copie en copie, modifie le texte initial ? Quel est le statut de cet auteur qui ne se nomme que comme son propre personnage ? Dans le cas ici exposé, comme dans beaucoup d’autres, les lecteurs connaissent le nom de l’auteur, un facteur décisif pour la crédibilité et le statut des nouvelles rapportées. L’article porte sur la référence au comte de Ericeira (1673-1743), à la fois comme source de nouvelles et comme objet d’intérêt dans le récit. L’identification de l’auteur aide à comprendre les jeux politiques autour de l’information sous l’Ancien Régime.
EN :
Scribal news in Portugal, in the eighteenth century, are non-signed small-distribution news sheets. Is the creator of these sheets an author or a mere translator? Does his authorial quality dissolves in the workshop process, which, copy after copy, modifies the initial text? What is the status of this author who mentions himself only as his own character? In the case at hand, as in many others, the readers know the author’s name, a decisive factor for the credibility and the status of the reported news. The article deals with the reference to the Count of Ericeira (1673—1743), both as the source of the news and as an object of interest in the narrative. The author’s identification helps understand the political games played around information under the Ancien Régime.
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La fonction auteur entre épistémologie et éthique. Sur les traces de Michel Foucault
Luís Manuel A. V. Bernardo
p. 117–138
RésuméFR :
La fameuse « fonction auteur » de Michel Foucault (1969) a posé les termes de la question pour une génération au moins. Elle se confond avec le procès de la modernité : toujours corrélé à son oeuvre, l’auteur est indissociable de l’ordre du discours et de la façon dont cette fonction prend corps au long de l’histoire. Pourtant, les enjeux qu’elle implique sont encore à discuter et méritent d’être repris à la lumière des perspectives les plus récentes. Cet article se propose ainsi de relire la fonction auteur, au-delà des positions textualistes, dans le cadre plus général d’une critique de la culture, en mettant en évidence la dialectique entre contrôle et libération qui l’anime ainsi que les choix épistémologiques et éthiques qui s’y mêlent.
EN :
The famous ‘author function’ of Michel Foucault (1969) has settled the question for at least one generation. It meets with the process of modernity: always correlated to his or her work, the author is indissociable from the order of discourse and of the manner this function develops throughout history. Still, the stakes involved remain open to discussion and deserve to be taken up again in the light of more recent perspectives. Hence, this article proposes to reread the author function, beyond the textualist positions, within the general framework of a critique of culture, by highlighting the dialectic between control and liberation that animates it, as well as the epistemological and ethical choices that intermingle within.
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Un Moyen Âge sans noms ? Statuts d’auteur et anonymat dans les textes vernaculaires des xiie et xiiie siècles
Olivier Collet
p. 139–156
RésuméFR :
Dans ce qui nous est parvenu de notre plus ancienne littérature, la proportion de textes dont l’auteur reste inconnu est telle qu’elle tend à ériger ce constat en une véritable norme. Il convient toutefois de s’interroger sur la pertinence de la notion d’anonymat pour cette période de notre histoire culturelle. Cet article propose de faire le tour de la question au moyen d’une variété d’exemples, avec une attention spéciale aux traductions d’oeuvres pieuses. Pour cela, il tient compte de la diversité des situations, des statuts et des postures que ces variantes révèlent face aux auteurs et aux autres intervenants de la scène littéraire.
EN :
In what came to us from our more ancient literature, the proportion of texts of which the author remains unknown is such that it sets this situation as an actual norm. Yet, it is proper to question the relevance of the notion of anonymity for this period of our cultural history. This article proposes to examine the question from all sides by means of a variety of examples, with a special attention to the translation of pious works. For that purpose, it will take into account the diversity of situations, statuses and postures that these variants reveal in front of the authors and other contributors on the literary scene.
Exercice de lecture
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Plans rapprochés et fondus enchaînés dans Envoyée spéciale de Jean Echenoz
Julien Alarie
p. 159–176
RésuméFR :
L’expérience contemporaine de l’espace est marquée par la virtualisation et la mondialisation qui provoquent un « nivellement du lieu et [un] effacement de ses marques distinctives » (Élisabeth Nardout-Lafarge). À l’ère du post-exotisme, le lieu rejoint la ville-monde, « noeud de commutation des réseaux mondiaux » (François Moriconi-Ebrard). Il n’est plus instable ni incertain : il est en crise. Dans Envoyée spéciale de Jean Echenoz (2016), les constituants d’un triptyque spatial improbable – Paris, le département de la Creuse, Pyongyang –, sont parodiquement mis sur un même plan, celui du simulacre : la ville et le village échangent leurs signes, une capitale secrète s’ouvre au monde. L’analyse de ces lieux permet d’observer un voile d’uniformité qui estompe les particularités nationales et locales. Notre article s’intéresse à l’une des actualisations échenoziennes de cet arasement spatial : le recours aux techniques cinématographiques. Sorte de grand imagier, le narrateur multiplie les effets déréalisants de zoom, il ménage des raccords entre les plans et entre les lieux rapprochés par le montage, il varie les angles de caméra en jouant avec la focalisation et traverse l’espace à coup de travelling.
EN :
Contemporary experience of space is affected by virtualization and globalization which cause a ‘levelling of places and the obliteration of their distinctive features’ (Élisabeth Nardout-Lafarge). In a post exotic era, even the place becomes part of the global city, a ‘switching node in worldwide networks’ (François Moriconi-Ebrard). It is no longer unstable or uncertain: it is in crisis. In Jean Echenoz’s Envoyée spéciale (2016), an unlikely geographical triptych—Paris, the French region of Creuse and Pyongyang—are parodically set on the same level, that of the simulacrum: the city and the village exchange their signs, the secluded capital opens itself to the world. The analysis of these places allows for the observation of a veil of uniformity which blurs the national and local particularities. Our article focuses on one of Echenoz’s actualization of space levelling: the recourse to cinematographic techniques. Like a great coloured-print maker, the narrator multiplies the derealizing zoom effects, arranges link scenes between distinct spaces brought together by editing, varies the camera angles playing with the focus, and crosses space using travellings.