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Paru en 2013, l’année du centenaire de la naissance d’Albert Camus, le roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud a réactualisé le débat sur la représentation de l’Algérie coloniale dans l’oeuvre camusienne. Narré à la première personne, le récit est celui d’Haroun, frère cadet de Moussa, présenté comme l’Arabe anonyme fortuitement assassiné par Meursault sur une plage d’Alger en 1942, alors que le narrateur n’avait que sept ans. Devenu un vieil homme, Haroun raconte le sort qu’a subi son frère à un « jeune universitaire » français croisé par hasard dans un bar à Oran, pour rendre à la victime du meurtre de L’Étranger le nom propre, le passé et la justice dont le prive Camus dans son roman :

[C]ette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche. C’est-à-dire en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l’ont mené à sa fin, le prénom de l’Arabe, jusqu’à sa rencontre avec la balle. J’ai donc appris cette langue, en partie, pour raconter cette histoire à la place de mon frère qui était l’ami du soleil[1].

Ce projet de reformulation d’un roman français de thématique algérienne semble ranger Meursault, contre-enquête dans la catégorie des réécritures postcoloniales[2]. Prévu pour être relaté du point de vue du personnage de l’Arabe, et écrit « de droite à gauche », donc de manière figurative selon le sens d’écriture de la langue arabe, le roman est présenté au départ comme le renversement complet du modèle littéraire dont il s’inspire. Or, à mesure que le récit progresse, Haroun s’avère incapable de raconter l’histoire de son frère à sa place puisqu’il en ignore les détails[3]. On n’apprend rien sur les raisons pour lesquelles Moussa a suivi Meursault et tiré son couteau. Haroun spécule un peu, invente, et puis abandonne discrètement son plan initial. À la place, il se tourne vers les conséquences que la disparition de Moussa a eues sur sa propre vie, transformant son témoignage en confession. Meursault et Camus ont effacé Moussa, le rendant muet ; Haroun lui-même a grandi dans l’ombre des injustices commises contre son frère, et dans celle du deuil écrasant de sa mère. En découvrant Camus, c’est cette vérité qu’il finit par reconnaître, dans un récit critique qui se transforme en hommage. Ainsi, si Kamel Daoud « contre-écrit » Camus, c’est dans un effort paradoxal de le réhabiliter en même temps comme un des plus grands écrivains de son pays. Autant il identifie l’Arabe anonyme de L’Étranger, autant ce roman déclare L’Étranger algérien.

Dans la chronique « Rapatrier un jour les cendres de Camus ? », Kamel Daoud inclut cette réhabilitation de l’auteur de L’Étranger dans une réconciliation nationale nécessaire en Algérie, étroitement liée à une conception plus nuancée de son histoire :

[V]iendra un jour où, pour continuer à vivre, ce pays cherchera la vie plus loin, plus haut, plus profond que sa guerre. On devra alors proclamer nôtres les anciennes histoires, toutes nos histoires et s’enrichir en nous appropriant Camus aussi, l’histoire de Rome, de la chrétienté de l’Espagne, des « Arabes » et des autres qui sont venus, ont vu ou sont restés. / […] Et nous serons grands et fiers lorsque nous nous approprierons tout notre passé, nous accepterons les blessures qui nous ont été faites[4].

Ce travail de deuil visant à établir un « nous » algérien réconcilié avec son passé paraît ainsi essentiel à l’interprétation de Meursault, contre-enquête.

Les critiques rendent tous compte du rôle contradictoire de l’oeuvre camusienne dans le roman. Alice Kaplan y voit une réflexion sur la situation langagière actuelle en Algérie qui critique le rôle prédominant de l’arabe tout en proposant le rétablissement d’« un français rêvé, celui de la littérature, de la liberté, de la justice[5] », qui ne représentera pourtant « ni un néo-colonialisme, ni une nostalgie[6] ». Lia Brozgal décèle une tension semblable dans la manière dont le roman présente et sape en même temps sa critique de Camus, en reconnaissant son rapport difficile au passé colonial sans en rester prisonnier[7]. Jeffrey C. Isaac considère Meursault, contre-enquête comme une critique de l’illibéralisme qui a recours à Camus pour désavouer en même temps la complaisance islamophobe occidentale et l’islamisme militant[8]. Sarah Horton note que Daoud, dans son détournement critique de L’Étranger, applique et valorise les notions camusiennes d’absurde et de solidarité[9], tandis que Tahar Zouranene estime que le personnage d’Haroun adopte la liminalité de Meursault tout en s’y opposant[10].

Pourtant, aucune de ces lectures ne met le rôle ambigu de Camus dans Meursault, contre-enquête en rapport avec l’introduction du frère de la victime de Meursault dans l’histoire, en l’envisageant comme intrinsèque et essentielle au projet de réécriture. Car qu’est-ce qu’un frère, sinon l’antithèse de l’étranger ? Camus relate le meurtre de « Moussa » du point de vue d’un étranger (dans tous les sens du terme), Daoud renverse ce récit en nous proposant la version du frère. Ce renversement paraît indissociable d’une réflexion thématique sur la notion de fraternité dans le roman, évoquée par des histoires de rivalité entre frères dans la Bible et dans le Coran. Le propos de ma lecture est de montrer comment ces allusions musulmanes et judéo-chrétiennes servent à esquisser une représentation allégorique[11] du colonialisme et de ses répercussions en Algérie, qui distingue de moins en moins le « nous » des autres, la victime du bourreau, et le frère de l’étranger[12]. Paradoxalement, cette dissolution de dichotomies et d’identités s’avèrera inséparable du nom de famille du narrateur, Ould-el-assasse, par le biais des connotations multiples du terme « gardien » que contient ce nom, également mises au jour par les allusions religieuses et littéraires du roman.

Moussa et Haroun

Les protagonistes Moussa et Haroun (ou Moïse et Aron) sont les premiers frères du texte qui relèvent des religions abrahamiques. Haroun du roman, tout comme Aron de l’Exode, a le rôle de porte-parole de son frère qui, selon la formulation biblique, n’a pas « la parole facile[13] ». En caractérisant Moussa comme « un dieu sobre et peu bavard, rendu géant par une barbe fournie et des bras capables de tordre le cou au soldat de n’importe quel pharaon antique » (MCE, 19), et comme « capable d’ouvrir la mer en deux » (MCE, 20), Haroun le relie au prophète Moussa / Moïse et à l’exil des Israélites en Égypte. Ces connotations paraissent conférer à Moussa le rôle d’un représentant allégorique du colonisé, et au récit d’Haroun celui d’un témoignage de la génération post-indépendance en Algérie[14], devant faire entendre la voix des générations d’Algériens assujettis au pouvoir colonial et au Code de l’indigénat[15]. Ainsi, les motifs de l’exil, de l’esclavage et de l’incapacité à parler relevant des Écritures saintes semblent censés mettre en relief la perte de citoyenneté, d’identité et de voix de l’Arabe anonyme de L’Étranger, en accentuant les stéréotypes coloniaux du roman de Camus, et le propos postcolonial de celui de Daoud.

À ce propos, il faut préciser qu’Haroun ne distingue pas entre le narrateur protagoniste et l’auteur de L’Étranger. Pour lui, le meurtrier de Moussa est aussi l’auteur du roman qui relate le crime, rédigé et publié après sa sortie de prison. Outre son statut de citoyen français dans l’Algérie coloniale, c’est donc son éloquence d’écrivain qui permet à Meursault d’imposer sa version du meurtre à la plage comme celle qu’on tient pour vraie, aux dépens de la version occultée de Moussa :

As-tu vu sa façon d’écrire ? Il semble utiliser l’art du poème pour parler d’un coup de feu ! Son monde est propre, ciselé par la clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons. La seule ombre est celle des « Arabes », objets flous et incongrus, venus « d’autrefois », comme des fantômes avec, pour toute langue, un son de flûte.

MCE, 12-13

En représentant sa victime comme une ombre muette et déshumanisée, Meursault parvient de façon absurde à être considéré par la postérité comme la véritable victime du crime, protégé par les structures de domination coloniales :

Mon frère s’appelait Moussa. Il avait un nom. Mais il restera l’Arabe, et pour toujours. Le dernier de la liste, exclu de l’inventaire de ton Robinson. Étrange, non ? Depuis des siècles, le colon étend sa fortune en donnant des noms à ce qu’il s’approprie et en les ôtant à ce qui le gêne. S’il appelle mon frère l’Arabe, c’est pour le tuer comme on tue le temps.

MCE, 22-23

Ces formulations du roman rejoignent la critique de Camus développée par Edward Saïd dans Culture et impérialisme, qui soutient que « [l]’écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive[16] », et que ses textes « distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie[17] ». Selon Saïd, la thématique existentielle de l’oeuvre camusienne sert en réalité à masquer son occultation systématique de la population indigène dans sa représentation de l’Algérie française, entre autres dans L’Étranger. Sa constatation selon laquelle « Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère[18] », est reprise presque mot à mot par Haroun : « J’ai compté et recompté, le mot “Arabe” revenait vingt-cinq fois et aucun prénom, d’aucun d’entre nous » (MCE, 140).

Haroun associe ensuite l’effacement narratif de Moussa dans L’Étranger, et l’impossibilité réelle de documenter son décès, au racisme d’État de l’administration coloniale en Algérie et à ses réminiscences postcoloniales :

Pour ta gouverne, sache que pendant des années, M’ma s’est battue pour une pension de mère de martyr après l’Indépendance. Tu penses bien qu’elle ne l’a jamais obtenue, et pourquoi s’il te plaît ? Impossible de prouver que l’Arabe était un fils – et un frère. Impossible de prouver qu’il avait existé alors qu’il avait été tué publiquement. Impossible de trouver et de confirmer un lien entre Moussa et Moussa lui-même !

MCE, 23

Effacé des archives coloniales et dépossédé de son statut de citoyenneté, Moussa, pas plus que Moïse, n’entrera donc jamais dans la Terre promise, pas même à travers la reconnaissance posthume de l’injustice de son sort.

En somme, les réflexions autour des prénoms Moussa et Haroun, qui marquent surtout les premiers chapitres de Meursault, contre-enquête, servent à faire du frère aîné un représentant allégorique du martyr colonisé, de son frère cadet l’allié postcolonial qui plaide sa cause, et de Meursault, alias Camus, le colon et l’antagoniste. Les frères se réunissent ainsi pour faire front à L’Étranger.

En même temps, Moussa et Haroun des Écritures saintes servent à évoquer, dans le roman, le thème du père absent, ou celui de la paternité incertaine. Car il n’est pas seulement impossible de prouver que Moussa était un fils et un frère, mais aussi qu’il avait un père, tel Moïse abandonné dans une corbeille sur le Nil, sauvé et adopté ensuite par la fille du Pharaon. Si cette histoire d’enfant trouvé n’est pas mentionnée explicitement dans le roman de Daoud, elle est sous-entendue dans plusieurs passages qui thématisent la disparition et l’identité énigmatique du père de Moussa et d’Haroun. Ce père a quitté la petite famille peu de temps après la naissance de son fils cadet :

Sais-tu comment on s’appelait à cette époque ? Ouled el-assasse, les fils du gardien. Du veilleur, pour être plus précis. Mon père travaillait comme gardien dans une fabrique de je ne sais quoi. Une nuit, il a disparu. Et c’est tout. C’est ce qui se raconte. C’était juste après ma naissance, pendant les années 1930. C’est pourquoi je me l’imagine toujours sombre, caché dans un manteau ou une djellaba noire, recroquevillé dans un coin mal éclairé, muet et sans réponse pour moi.

MCE, 19

Ce nom mis à part, Haroun n’a aucune information supplémentaire sur cette ombre muette qu’était son père. Il se contente d’estimer « qu’il a fui par lassitude ou par lâcheté » (MCE, 76). Néanmoins, ce sont le père et le frère aîné, hommes absents et sans contours, qui procurent à Haroun son identité. Il consacre son récit et sa vie entière à veiller à leur mémoire, et à leur redonner vie à partir des renseignements très limités dont il dispose à leur sujet.

À cet égard, la mise en relief du nom de famille semble significative, dans la mesure où Haroun précise souvent qu’il assume pleinement l’obligation de gardien – assasse en arabe – que ce nom désigne : « Je craignais, surtout la nuit, les pas sombres des hommes, ceux qui savaient que M’ma était sans protecteur. Des nuits de veille et de vigilance, collé à son flanc. J’étais bel et bien l’héritier de mon père : gardien de nuit, ould el-assasse » (MCE, 39). La charge de gardien semble bien s’accorder avec le rôle de témoin et de porte-parole postcolonial qui veille à ce « que justice soit faite » (MCE, 16). En ce sens, elle semble consolider l’opposition entre frères et étrangers établie par les renvois à l’Exode. Mais le terme s’avère également crucial dans l’histoire du second couple de frères de la Bible et du Coran relevé dans le roman, ce qui rend sa signification plus complexe.

Caïn et Abel

Haroun procède en rapportant son histoire à celle de Caïn et Abel, les fils d’Adam et Ève. La Genèse relate comment Dieu accepte l’offrande du pasteur Abel, mais pas celle de l’agriculteur Caïn. Jaloux, Caïn tue son frère, à la suite de quoi Dieu le condamne à l’errance permanente, et maudit la terre trempée du sang de son frère. Dans le Coran, le récit de Ha¯byl et Qa¯byl, les fils d’Adam et Hawwa, est constitué des mêmes événements.

Ce fratricide offre évidemment un contraste radical avec Moïse et Aaron, qui se réunissent dans la lutte contre le Pharaon et dans la poursuite commune de la Terre promise. Haroun lie donc, en premier lieu, l’histoire de Caïn et Abel au rapport entre colon et colonisé, comme il l’indique au « jeune universitaire » français :

Caïn est venu ici pour construire des villes et des routes, domestiquer gens, sols et racines. Zoudj était le parent pauvre, allongé au soleil dans la pose paresseuse qu’on lui suppose, il ne possédait rien, même pas un troupeau de moutons qui puisse susciter la convoitise ou motiver le meurtre. D’une certaine manière, ton Caïn a tué mon frère pour… rien ! Pas même pour lui voler son bétail.

MCE, 67

Notons qu’Haroun substitue ici au nom d’Abel celui de « Zoudj » – « deux » en arabe –, qui indique l’heure à laquelle a lieu l’assassinat de l’Arabe dans le roman de Camus. Il se sert ainsi du récit biblique et de l’intrigue de L’Étranger, en les confondant, pour thématiser métaphoriquement la colonisation de l’Algérie. Par conséquent, tout en opposant meurtriers et victimes, colons et colonisés, frères et étrangers, une telle interprétation du mythe biblique implique donc aussi le fait de représenter la relation entre le colonisateur français et la population autochtone comme un rapport conflictuel, asymétrique et violent entre frères. De manière discrète, Haroun reconnaît ce point en désignant Moussa / Zoudj / Abel comme le « parent pauvre » de Meursault / l’universitaire français / Caïn.

Parallèlement, le nom du narrateur l’associe lui-même à Caïn à travers la répétition, tout au long du roman, du terme clé de « gardien ». Dans la Bible, Caïn emploie ce terme, on le sait, dans le mensonge qu’il adresse à Dieu pour éviter d’expliquer où se trouve le frère qu’il vient d’abattre : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?[19] » Cette réponse met en lumière le thème de la responsabilité du prochain en l’opposant à l’égoïsme, à l’envie et au penchant à la violence, et elle associe cette opposition au personnage de Caïn. Dans le roman de Daoud, les allusions à Caïn servent ainsi à montrer que les sentiments naissants de jalousie et de culpabilité qui se mêlent à la responsabilité qu’Haroun éprouve à l’égard de son frère constituent, en fait, une partie intégrale de son identité – et même de son nom :

Fait curieux, j’étais traité comme un mort et mon frère Moussa comme un survivant dont on chauffait le café à la fin du jour, préparait le lit et devinait les pas, même de très loin, depuis le bas d’Alger, dans ces quartiers qui nous étaient fermés à l’époque. J’étais condamné à un rôle secondaire parce que je n’avais rien de particulier à offrir. Je me sentais à la fois coupable d’être vivant mais aussi responsable d’une vie qui n’était pas la mienne ! Gardien, assasse, comme mon père, veilleur d’un autre corps.

MCE, 44-45

On voit donc comment le rôle de gardien qui résume Haroun cesse de s’associer à la restauration de la justice pour devenir fixation malsaine sur la vie ôtée au frère. Le deuil de sa mère inconsolable commence à provoquer la jalousie d’Haroun : il désire ardemment son amour et sa reconnaissance. Il s’ensuit que son obligation héritée de gardien implique aussi une ambiguïté. Cette interprétation est accentuée par la traduction arabe, « assasse », qui accompagne toujours le terme « gardien ». Dans un texte français, les sonorités du substantif arabe « assasse » évoquent inévitablement le substantif français « assassin », liant du même coup Haroun Ould-el-assasse au gardien-assassin Caïn. Haroun confirme cette association dans un autre passage du roman :

Peut-être est-ce moi, Caïn, qui ai tué mon frère ! J’ai tant de fois souhaité tuer Moussa après sa mort, pour me débarrasser de son cadavre, pour retrouver la tendresse perdue de M’ma, pour récupérer mon corps et mes sens, pour… Étrange histoire tout de même. C’est ton héros qui tue, c’est moi qui éprouve de la culpabilité, c’est moi qui suis condamné à l’errance…

MCE, 57

Cette culpabilité résume Caïn dans le roman, et l’identité héritée d’Haroun s’y confond. Il semble ainsi fondé d’interpréter le personnage d’Haroun comme une représentation de la rancune mêlée à la culpabilité qu’éprouve la génération de Daoud à l’égard de l’histoire coloniale algérienne, et notamment de la mythologie construite autour de cette histoire par le régime algérien. Selon la logique du roman, du simple fait d’être nés après l’Indépendance, les Algériens d’aujourd’hui, « condamné[s] à l’errance », se sentent irrémédiablement redevables envers leurs frères aînés victimes de l’oppression coloniale et des atrocités de la guerre, et moins estimés par la mère patrie. Le poids trop lourd d’un passé douloureux leur impose des rôles inconciliables à tenir, semble dire Haroun, en les laissant coincés et immobilisés entre la charge de gardien et d’assassin : « [T]ous sont morts avant, et j’ai été le dernier à tuer. L’histoire de Caïn et Abel, mais à la fin de l’humanité, pas à ses débuts. Tu comprends mieux maintenant, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une banale histoire de pardon ou de vengeance, c’est une malédiction, un piège » (MCE, 99)[20].

Le rôle paradoxal et irréalisable de gardien-assassin empêche Haroun de vivre. La troisième évocation de frères bibliques et coraniques dans le roman va consolider cette position intenable, en brouillant davantage l’opposition entre frères protecteurs et étrangers meurtriers.

Joseph et ses frères

La longue histoire de Joseph termine le livre de la Genèse ; le récit parallèle de Youssef constitue la sourate douze du Coran. Joseph est le favori de son père Jacob, ce qui éveille la jalousie de ses onze frères, aggravée du fait que Joseph leur relate un rêve prédisant la supériorité sociale qui le distinguera d’eux un jour. Projetant d’abord de le tuer, ils le jettent finalement dans une citerne sèche pour le vendre ensuite comme esclave. Ayant trempé la robe de Joseph dans le sang d’un bouc, ils la montrent à Jacob en prétendant que son favori a été tué par une bête sauvage. Dans le Coran, la douleur que ce mensonge inflige au père le rend aveugle. Joseph se trouve par la suite transporté en Égypte où il devient, tour à tour, domestique, prisonnier, et finalement vice-roi et interprétateur des rêves du Pharaon, après avoir prédit sept années de prospérité et sept années de famine dans la région. Lors de la période de famine, les frères de Joseph se rendent à trois reprises en Égypte pour acheter du blé. Après les avoir traités comme des inconnus et les avoir emprisonnés, en les laissant petit à petit deviner sa véritable identité, Joseph se démasque enfin devant eux dans une scène pleine d’émotion. Comme dans une tragédie grecque, le point culminant de l’histoire est donc constitué par la reconnaissance d’un parent proche caché sous l’apparence d’un étranger. Le Coran accentue cet aspect quand, lors du second retour des fils auprès de Jacob, l’identification de Joseph est confirmée par le fait que son père s’essuie le visage avec un lambeau de son vêtement rapporté d’Égypte, ce qui lui rend immédiatement la vue[21].

Dans Meursault, contre-enquête, l’histoire de Joseph est évoquée par rapport à un second meurtre fortuit. Au lieu de la contre-investigation que promet le titre, le roman aboutit à un « contre-meurtre » : sous la pression de sa mère, Haroun fusille et tue un Français inconnu, à deux heures du matin le 5 juillet 1962, le lendemain de la fin de la guerre[22]. « Ce furent comme deux coups brefs frappés à la porte de la délivrance » (MCE, 95), constate Haroun, faisant sienne la formulation correspondante de Meursault, tout en la renversant[23]. Le cadre de la guerre d’Indépendance permet donc à Haroun de commettre comme Meursault un meurtre sans suite, puisque celui qu’il exécute n’est qu’un roumi, un étranger : « Personne ne tue une personne précise durant une guerre. Il ne s’agit pas d’assassinat mais de bataille, de combat » (MCE, 87), soutient-il. Cette déshumanisation s’avèrera toutefois difficile à maintenir à mesure que le récit progresse.

Au départ, Haroun insiste sur le fait de ne pas avoir connu sa victime. En même temps, sa manière de s’exprimer laisse deviner autre chose : en insistant un peu trop vigoureusement, il donne plutôt l’impression de vouloir se défendre contre une objection sous-entendue, qu’il laisse ainsi entendre :

Non, je n’ai jamais réellement connu cet homme, ce Français que j’ai tué. Il était gros et je me souviens de sa chemise à carreaux, de sa veste de treillis et de son odeur. C’est ce qui l’a d’abord dévoilé à mes sens quand je suis sorti, cette nuit-là, pour identifier l’origine du bruit qui nous a réveillés en sursaut, à deux heures du matin, M’ma et moi. Un bruit sourd de chute suivi d’un silence encore plus bruyant et d’une sale odeur de peur. Il était si blanc que cela le desservit dans l’obscurité où il s’était caché.

MCE, 90 ; nous soulignons

Évidemment, un homme qu’il ne connaît pas « réellement » ne lui est pas complètement étranger. L’évocation de la chemise du Français lie l’histoire à celle de Joseph / Youssef, rappelant la robe (selon la Bible) ou la chemise (selon le Coran), dont le rôle est essentiel pour la transformation de l’étranger en fils et frère.

Haroun admet ensuite avoir en effet connu l’identité du Français au moment du meurtre, et de l’avoir aussi croisé dans la rue peu de jours auparavant, vêtu de la même chemise :

Ce jour-là, je cherchais un magasin ouvert au centre de la bourgade, et là, dans le petit tas de Français anxieux qui s’étaient regroupés, j’avais aperçu celui qui, le soir même, ou le lendemain, ou quelques jours plus tard, je ne sais plus, deviendrait ma victime. Il portait déjà cette chemise du jour de sa mort, et il ne regardait personne, perdu dans le groupe des siens qui scrutaient avec inquiétude le bout de la rue principale. Tous attendaient l’arrivée des responsables algériens et la justice qu’ils appliqueraient. Nos regards se croisèrent rapidement, il baissa les yeux. Je ne lui étais pas inconnu, et je l’avais déjà aperçu, moi aussi, dans les parages de la famille Larquais. Un proche sans doute, un parent, qui venait souvent leur rendre visite.

MCE, 92

La famille de la victime d’Haroun, les Larquais, sont les anciens employeurs de la mère, et les propriétaires de la maison coloniale dont sa mère et lui se sont emparés. Ce sont donc les étrangers qui leur sont les plus familiers. Il s’ensuit que l’homme qui les avait réveillés la nuit fatale du meurtre n’était pas un intrus, mais un « proche » qui ne faisait que rentrer chez lui. Ajoutons qu’alors que le Français se résumait pour Haroun, dans la citation antérieure, à sa peau blanche « d’une sale odeur de peur » (MCE, 90), les deux se regardent ici dans les yeux dans un bref moment de reconnaissance mutuelle.

Par la suite, la victime est identifiée : l’homme s’appelle effectivement Joseph. En le liant au Youssef / Joseph du Coran et de la Bible, Haroun avoue aussi l’avoir « jeté dans un puits – manière de parler bien sûr, puisque je l’ai enterré » (MCE, 101), pour conclure, enfin, que « [l]e pauvre Joseph est tombé dans un puits en atterrissant chez nous, cette nuit-là » (MCE, 122). La suite de l’histoire rend cependant ironique l’emploi de l’expression « tomber dans un puits ». Car, même s’il reste oublié et sans effet aux yeux des autorités au lendemain (littéralement !) de la Libération, le meurtre de Joseph prendra une signification bouleversante pour Haroun lui-même qui touche à la possibilité de distinguer l’étranger du frère, ce qu’évoquent plusieurs renvois à la reconnaissance progressive de Joseph dans la Bible et le Coran. Un de ces indices concerne la chemise de Joseph Larquais, dont l’importance est de nouveau soulignée lors de la scène qui relate son enterrement :

Le Français pesait lourd et on n’avait pas le temps. Je l’ai traîné sur un mètre de distance avant que sa chemise rougie et ensanglantée ne se déchire. Un pan m’est resté dans la main […]. Ma mère s’empara soudain du lambeau de chemise qui traînait sur le sol, le huma longuement et cela sembla lui rendre enfin la vue. Son regard s’arrêta sur moi, presque étonné.

MCE, 95

Comme dans le récit de Youssef dans le Coran, ce geste significatif de la mère lui révèle et lui rend un fils perdu. Ici, c’est cependant d’Haroun dont elle prend conscience, comme si elle se rendait compte pour la première fois qu’il était son fils. Cette reconnaissance du fils cadet est néanmoins vite oubliée, car le meurtre de Joseph procure d’abord à M’ma la possibilité d’enterrer son fils préféré : « Sans doute avons-nous pensé en même temps à Moussa. C’était l’occasion d’en finir avec lui, de l’enterrer dignement » (MCE, 94). De la sorte, l’acte même qui est censé occulter Joseph, tout comme le meurtre de Meursault et le récit de Camus ont effacé Moussa, accorde aussi à l’étranger la valeur de fils.

Pour la mère, cette identification de Joseph avec Moussa se transforme par la suite en un simple remplacement qui la tiendra prisonnière d’un même monde d’illusions tourné vers le passé. À ses yeux, Joseph n’est pas une victime fortuite : « M’ma a choisi Joseph Larquais comme sacrifié » (MCE, 121), constate Haroun, renvoyant à Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac, ou même au sacrifice de Jésus par Dieu, son père, puisque l’enterrement de Joseph ressuscite aussi le fils premier-né. Désormais, c’est Joseph qui, à la place de Moussa, fournira à M’ma la thématique de ses interminables histoires inventées, tout en évoquant étrangement Meursault : « Elle savait presque tout de lui. Son âge, son appétit pour les seins des jeunes filles, son métier à Hadjout, ses liens avec la famille Larquais qui, du reste, ne semblait pas beaucoup l’apprécier. “Les Larquais disaient que c’était un homme égoïste et sans racine, qui ne se souciait de personne” » (MCE, 122). Par cette double manoeuvre de renversement et de substitution, Joseph remplace Moussa en devenant tout ce qu’il n’était pas, et en s’identifiant simultanément et entièrement au fils comme à L’Étranger.

Pour Haroun, cependant, l’identification de Joseph Larquais avec Moussa produit un effet différent, auquel il ne s’attendait pas. Au moment d’avancer pour appuyer sur la détente et tirer sur sa victime, Haroun avoue avoir « ressenti [s]on corps se cabrer de refus » (MCE, 94). Il estime rétrospectivement que cette hésitation physique a évoqué la « frontière qui existait jusque-là entre la vie et le crime » (MCE, 100). Le meurtre instaure un « avant » et un « après » dans la vie du meurtrier, constate-t-il, car « [l]’Autre est une mesure que l’on perd quand on tue » (MCE, 100) – assertion évidemment calquée sur la conclusion de L’homme révolté de Camus[24]. Haroun (et / ou Daoud) indique ainsi qu’en faisant abstraction de l’humanité de la victime le meurtre révèle et accentue du même coup cette humanité. De manière paradoxale, au moment de s’effectuer, le meurtre crée en même temps le frère et l’étranger. En ce sens, il soulève des questions d’ordre philosophique : « Je philosophe ? Oui, oui. Ton héros l’a bien compris, le meurtre est la seule bonne question que doit se poser un philosophe. Tout le reste est bavardage » (MCE, 99 ; nous soulignons). Haroun conclut, on le voit, en paraphrasant l’incipit du Mythe de Sisyphe, mais en remplaçant de manière significative « suicide » par « meurtre »[25]. On peut soutenir que c’est la même modification qu’opère Camus dans la dernière partie de son oeuvre.

Fils du gardien : Camus dans Meursault, contre-enquête

La citation implicite et délibérément incorrecte du Mythe de Sisyphe indique que la philosophie de Camus joue un rôle important pour l’interprétation de Meursault, contre-enquête. Cette philosophie, on le sait, a été modifiée par le cours de l’histoire. Dans la seconde partie de son oeuvre, Camus cherche le fondement possible d’une nouvelle morale après l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, la question de la peine capitale rendue précaire au lendemain de la Libération et la montée du communisme en Europe dans les années 1950 constituent les points de départ de la réflexion sur la légitimité de la violence qu’entreprend Camus dans L’homme révolté. Il y conteste notamment le bien-fondé de la violence infligée par un régime à ces citoyens au nom d’une idéologie totalitaire, ou d’une future société meilleure, comme il l’annonce dans les premières pages de l’ouvrage :

Au temps de la négation, il pouvait être utile de s’interroger sur le problème du suicide. Au temps des idéologies, il faut se mettre en règle avec le meurtre. Si le meurtre a ses raisons, notre époque et nous-mêmes sommes dans la conséquence. S’il ne les a pas, nous sommes dans la folie et il n’y a pas d’autre issue que de retrouver une conséquence ou de se détourner[26].

Par conséquent, ce qui dans son oeuvre était au départ un malaise existentiel devient politique : alors que Le mythe de Sisyphe traitait de l’expérience individuelle de l’absurde et du non-sens, L’homme révolté explore les conséquences d’une crise semblable pour une communauté.

La conclusion paradoxale du Mythe de Sisyphe est qu’on vainc l’absurde en choisissant d’y rester, en faisant tout pour maintenir la confrontation entre la quête de sens de l’homme et l’irrationnel du monde, puisque c’est la seule certitude à laquelle aboutit la recherche de Camus. Le maintien de cette dissonance dévoile une valeur absolue : celle de la vie de l’individu. L’homme révolté traite les conséquences politico-éthiques de cette simple évidence, en constatant que la liberté de l’individu sera toujours relative parce que partagée. Avec son cogito reformulé, « Je me révolte, donc nous sommes » (HR, 79), Camus souligne ainsi que l’identité du moi est indissociable de son appartenance à une communauté, et inséparable de la défense de la vie d’autrui : « Si nous ne sommes pas, je ne suis pas » (HR, 302). La révolte qui franchit cette limite absolue débouche vers la monstruosité du totalitarisme, en oubliant le « oui » de la révolte, la dignité humaine, et le regard sur l’autre qui vit et souffre à nos côtés ; car la révolte, elle, « est […] amour et fécondité, où elle n’est rien » (HR, 322).

C’est à ce propos que Camus introduit le terme « mesure », pour désigner le juste milieu et la tension constante qui doivent tenir en équilibre une vertu trop abstraite et un réalisme trop cynique :

La valeur morale mise au jour par la révolte, enfin, n’est pas plus au-dessus de la vie et de l’histoire que l’histoire et la vie ne sont au-dessus d’elle. […] La civilisation jacobine et bourgeoise suppose que les valeurs sont au-dessus de l’histoire, et sa vertu formelle fonde alors une répugnante mystification. […] La mesure […] nous apprend qu’il faut une part de réalisme à toute morale : la vertu toute pure est meurtrière ; et qu’il faut une part de morale à tout réalisme : le cynisme est meurtrier.

HR, 315[27]

La notion de mesure concerne donc, pour Camus, la nécessité de faire de l’existence physique et concrète de l’autre le fondement et le correctif constant de son éthique, comme de ses points de vue politiques. Meursault, contre-enquête adhère pleinement à ce raisonnement.

Pour être solidaire de la communauté à laquelle on appartient, il faut d’abord la connaître et la délimiter. Haroun n’y arrive pas. Qui est son « nous » ? Qui est son frère ? Pour l’officier de l’armée de la Libération qui l’interroge après son arrestation, la réponse est simple, le groupe des « frères » se limite aux membres du maquis qui ont lutté pour l’indépendance de l’Algérie : « Pourquoi tu n’as pas aidé les frères ? » (MCE, 114). Le roman démontre néanmoins qu’une telle définition renverse la morale de L’homme révolté en rendant absurde (au sens conventionnel du terme) la révolte commune au lieu de rendre la révolte contre l’absurde une affaire commune. Le meurtre commis par Haroun la nuit après le cessez-le-feu à Alger le 5 juillet 1962 présente un dilemme délicat à l’officier qui l’interroge, traduit par un emploi perverti du terme « nous » : « Le Français, il fallait le tuer avec nous, pendant la guerre, pas cette semaine ! » (MCE, 119 ; nous soulignons). À la différence de la communauté camusienne brisée par la violence infligée à l’un de ses membres, le « nous » et la justice auxquels on a affaire ici sont donc constitués par le meurtre commis au bon moment. Un tel raisonnement s’accorde mal avec l’expérience d’Haroun :

[L]e crime compromet pour toujours l’amour et la possibilité d’aimer. J’ai tué et, depuis, la vie n’est plus sacrée à mes yeux. Dès lors, le corps de chaque femme que j’ai rencontrée perdait très vite sa sensualité, sa possibilité de m’offrir l’illusion de l’absolu. À chaque élan du désir, je savais que le vivant ne reposait sur rien de dur. Je pouvais le supprimer avec une telle facilité que je ne pouvais l’adorer – ç’aurait été me leurrer. J’avais refroidi tous les corps de l’humanité en en tuant un seul. D’ailleurs, mon cher ami, le seul verset du Coran qui résonne en moi est bien celui-ci : « Si vous tuez une seule âme, c’est comme si vous aviez tué l’humanité entière. »

MCE, 101

Ce long passage de Meursault, contre-enquête qui épouse les points principaux de L’homme révolté[28] aboutit ainsi à un verset du Coran, dont le message simple s’accorde d’ailleurs parfaitement avec l’altruisme chrétien. Cette coïncidence d’idées morales provenant d’origines différentes mais associées semble en soi établir et révéler la notion de fraternité dans le roman, en la matérialisant.

La confusion des frères et des étrangers dans Meursault, contre-enquête prend ainsi tout son sens. Le meurtre fortuit commis pour venger Moussa répète son assassinat, en faisant d’Haroun le sosie de Caïn et de l’étranger Meursault, en identifiant le roumi Joseph Larquais comme frère, en transformant la vengeance juste en fratricide.

L’impossibilité d’identifier et de connaître son frère semble aussi liée à un dernier aspect suscité par le motif de la paternité incertaine dans le roman. Lorsqu’Haroun décrit son père disparu comme « émietté dans les rumeurs de ceux qui disaient l’avoir croisé en France » (MCE, 18), il suggère subtilement que son père était peut-être d’origine française, de même lorsqu’il relate le souvenir vague d’une bagarre entre Moussa et sa mère à cet égard : « [M]on frère en voulait à M’ma pour une raison obscure, et elle se défendait de manière plus obscure encore » (MCE, 19). Haroun associe ensuite sa quête généalogique personnelle à l’« angoisse de bâtard » typique des Oranais soucieux d’être « les vrais fils de la ville, du pays », « le premier, le dernier, le plus ancien » et de se distinguer à ce propos des « autres [qui] sont tous des étrangers » (MCE, 21). Par le choix de ces termes, il fait encore allusion au titre Le premier homme, et à sa thématique parallèle de la colonisation et du déracinement, notamment au long passage clé qui clôt sa première partie, décrivant précisément l’Algérie du colonialisme et de la décolonisation comme une communauté de frères orphelins[29]. Haroun rapproche ainsi son propre manque de patrie et de père des expériences du Jacques / Camus du Premier homme, cet autre orphelin, et fils d’orphelin, du même pays, en laissant leurs histoires se confondre. Un dernier détail spécifique semble rapprocher les deux textes, car la photographie de couverture de ce roman camusien d’inspiration autobiographique ne montre-t-elle pas le jeune Camus en gardien de but de football de l’équipe universitaire d’Alger ? En se rendant compte de toutes ces références et de ces clins d’oeil, le lecteur attentif de Meursault, contre-enquête finit par s’apercevoir que la distinction entre le gardien de but français et le gardien de nuit arabe, ou entre Camus / Meursault et Ould-el-assasse, caché(s) « dans un manteau ou une djellaba noire » (MCE, 19 ; nous soulignons), se brouille. La dense trame de références intertextuelles de Meursault, contre-enquête finit par identifier, de manière vertigineuse, l’assasse et l’assassin. Fils du gardien, Haroun succède à l’un et à l’autre, semble dire le roman.

Haroun dissocie toutefois la fraternité des questions de filiation religieuse et ethnique en notant qu’à la différence de ses concitoyens, qui « ont l’habitude d’appeler tous les inconnus “Mohammed”, moi je donne à tous le prénom de “Moussa” » (MCE, 32). À la réflexion, et pour conclure, c’est peut-être aussi simple. Les frères et les compatriotes d’Haroun, ce sont tous les inconnus. Par cette constatation, moins anodine qu’on pourrait le croire, soutenue par son réseau d’allusions littéraires, Meursault, contre-enquête proclame la filiation arabe et musulmane, française et chrétienne, et camusienne et humaniste de l’identité algérienne. Ainsi, son auteur ouvre une voie possible à l’avenir de son pays.