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L’influence réciproque du cinéma et de la littérature n’est plus à démontrer, et nombreux sont les travaux qui s’y sont intéressés, depuis la perspective de l’adaptation des textes littéraires[1], ou plus récemment, de la novellisation[2], jusqu’à la description des « affinités électives[3] » de ces deux formes artistiques. Dans les recherches récentes, on note un intérêt soutenu pour l’étude, au sein de la littérature, de « cinématismes[4] », du « tropisme cinématographique[5] », d’une « performativité cinématographique[6] », bref, pour l’influence d’une pensée cinématographique et, plus particulièrement, de son image sur les oeuvres narratives, qu’elles soient antérieures[7] ou postérieures à l’invention du cinéma. Dans ce contexte soucieux de la présence d’une spécificité cinématographique dans la littérature, notre article veut analyser la manière dont les narrations contemporaines sollicitent l’image en mouvement du cinéma et, surtout, la façon dont celle-ci affecte celles-là. Afin de donner une idée précise de ces effets possibles dans le roman français contemporain, nous analyserons en détail une seule oeuvre, Les grandes blondes de Jean Echenoz, publiée en 1995.

Lauréat du prix Goncourt en 1999 pour son neuvième récit, Je m’en vais, et plus récemment connu pour sa trilogie biofictionnelle formée par Ravel (2006), Courir (2008) et Des éclairs (2010), Echenoz appartiendrait aux « nouveaux auteurs de Minuit[8] », caractérisés par une écriture minimaliste[9]. Cet auteur entretient des liens étroits avec le cinéma, que ce soit par la référence directe à certains films, comme ceux d’Alfred Hitchcock, ou indirecte à des genres cinématographiques (road movie, film d’aventures, d’espionnage, etc.), ou par ce que Christine Jérusalem nomme le « métalangage cinématographique[10] » qui transforme métaphoriquement les personnages en comédiens et leur environnement en décor en employant le lexique du cinéma. Dans les entretiens accordés par Echenoz, on trouve des commentaires répétés sur la grammaire cinématographique (mouvement de caméra, profondeur de champ, montage, etc.) dont il se sert aussi dans l’élaboration de ses romans[11]. Toutefois, on peut difficilement considérer ses oeuvres sous l’angle du remake, en ce qu’elles ne visent ni à reprendre intégralement des séquences de films ni à véritablement les prolonger. Dans le contexte du recyclage et du remploi cinématographique, on peut néanmoins envisager ses romans au prisme de ce que Nicolas Bourriaud nomme, dans le domaine de l’art contemporain, la « postproduction »[12]. C’est ce à quoi nous nous appliquerons afin de cerner les enjeux et les formes de l’usage de l’image cinématographique dans le roman echenozien.

Postproduction et dispositifs

Tout d’abord, voyons en quoi consiste la postproduction. Elle concerne l’ensemble des traitements effectués sur un matériau enregistré ; il s’agit d’une activité liée au monde des services et du recyclage. Pour Nicolas Bourriaud, elle commence au début des années 1990 (elle est donc contemporaine de la publication des Grandes blondes), au moment où des artistes interprètent, reproduisent, réexposent ou utilisent des oeuvres (ou des produits culturels) réalisées par d’autres. Cette activité abolit ainsi la distinction entre production et consommation, entre création et copie, entre ready-made et oeuvre originale. Les matériaux sélectionnés pour réaliser de telles oeuvres proviennent de sources diverses dont, bien entendu, le cinéma, et elles sont exploitées de manière variée, en donnant naissance à des formes nouvelles, comme, par exemple, le cinéma d’exposition ou les oeuvres issues du remontage, telles que The Clock de Christian Marclay (2010). Ce montage vidéo d’une durée de vingt-quatre heures est une horloge constituée de milliers de séquences cinématographiques ou télévisées qui contiennent une indication de l’heure et sont synchronisées avec l’heure réelle de la projection. Cette manière d’utiliser de telles sources participe d’une culture de l’usage qui s’oppose à la culture passive de la consommation et transforme, dès lors, le rapport au cycle de production capitaliste. D’un point de vue politique et social, son intérêt réside dans sa façon d’inventer des itinéraires, de « produire de la singularité », d’« élaborer du sens à partir de cette masse chaotique d’objets, de noms propres et de références qui constituent notre quotidien[13] ». Aussi, Nicolas Bourriaud propose-t-il de considérer la postproduction comme « une attitude » :

Le préfixe « post » ne signale ici aucune négation ni aucun dépassement, mais désigne une zone d’activités, une attitude. Les démarches dont il est ici question ne consistent pas à produire des images d’images, ce qui serait une posture maniériste, ni à se lamenter sur le fait que tout aurait « déjà été fait », mais à inventer des protocoles d’usage pour les modes de représentation et les structures formelles existantes. Il s’agit de s’emparer de tous les codes de la culture, de toutes les mises en forme de la vie quotidienne, de toutes les oeuvres du patrimoine mondial, et de les faire fonctionner. Apprendre à se servir des formes, comme nous y invitent les artistes […], c’est avant tout savoir les faire siennes et les habiter[14].

L’attitude décrite s’oppose ainsi au remake lorsqu’il est entendu dans son « degré zéro » comme « instrumentalisation de l’acte mimétique par des mécanismes d’effacement des possibilités esthétiques[15] ». Elle ne s’attache pas à la reproduction du même, mais à l’utilisation d’éléments existants ; en ce sens, elle tient du détournement debordien, qui consiste en le remploi d’éléments artistiques préexistants dans une nouvelle unité. En ce qui concerne le matériau cinématographique, la postproduction ne viserait pas la copie littérale de l’image en mouvement, mais en proposerait une nouvelle expérience, une autre manière de la montrer, de la saisir. Grâce à la postproduction, le matériau enregistré est source de nouvelles relations à l’art et de nouvelles formes de socialité.

Le concept de postproduction tel qu’il est pensé par Nicolas Bourriaud s’associe avantageusement, lorsqu’on s’intéresse au matériau cinématographique recyclé dans le récit, à la théorie des dispositifs de représentation, qui permet d’appréhender les éléments non discursifs des textes, comme les images en mouvement. En s’opposant au modèle linguistique, la critique des dispositifs élargit la poétique des textes à partir de la pensée non structuraliste des années 1970, s’inspirant notamment de Michel Foucault, pour qui le dispositif rassemble « du dit, aussi bien que du non-dit[16] ». On peut considérer, avec Bernard Vouilloux, qu’un dispositif est « un agencement qui résulte de l’investissement ou de la mobilisation de moyens et qui est appelé à fonctionner en vue d’une fin déterminée[17] ». Lorsqu’il est projeté dans l’espace de la représentation, comme celui de la littérature, le dispositif conserve sa dimension pratique intrinsèque. Philippe Ortel nous invite toutefois à distinguer le dispositif représenté du dispositif employé : « [T]andis que le dispositif employé dans la vie quotidienne n’a de sens que par l’usage qu’on en fait, au point de devenir partiellement invisible pour l’utilisateur […], le dispositif représenté, que ce soit par le texte ou par l’image, exhibe sa configuration et les procédures de son emploi. [… Il] gagne en visibilité ce qu’il perd en fonctionnalité[18]. » Dans tous les cas, le dispositif est centré sur l’usage, puisque, même représenté, il n’existe qu’actualisé par l’interaction avec le récepteur ; il partage donc des similitudes avec la postproduction, caractérisée, elle, par l’usage, le réagencement de matériaux artistiques ou culturels existants.

Par ailleurs, l’étude des usages du cinéma dans la littérature, parce qu’elle concerne le cycle de production-consommation, sollicite les théories de la lecture et de la réception. Celles-ci permettent notamment de considérer le geste créateur dans le recyclage et d’étudier les itinéraires dessinés par Echenoz dans le cinéma à partir de la forme romanesque ou dans le roman à l’aide du cinéma. Elles sont aussi un moyen d’examiner les possibilités offertes au lecteur par l’effet de cet usage de l’image cinématographique sur la narration.

Les grandes blondes

Les grandes blondes est le septième volume de Jean Echenoz paru aux éditions de Minuit, qui emprunte, comme la plupart de ses autres oeuvres, au roman d’aventures, en en détournant les codes esthétiques. Le roman débute avec un producteur de télévision, Paul Salvador, qui souhaite créer, annonce la quatrième de couverture, « une série sur les grandes filles blondes au cinéma, mais aussi dans la vie[19] » et retrouver, pour l’y faire figurer, Gloire Abgrall, une étoile montante dont la courte carrière a pris fin avec la chute suspecte de son agent du quatrième étage d’une cage d’ascenseur. Gloire ne souhaitant pas particulièrement être retrouvée, le roman est principalement consacré à sa poursuite par les envoyés successifs de Salvador, pendant que celui-ci met au point son projet télévisuel.

Tandis que le thème des grandes blondes fait écho de manière générale au cinéma d’Alfred Hitchcock, deux films de ce cinéaste, Psycho (1960) et Vertigo (1958), sont directement évoqués dans le roman d’Echenoz. Avant de poursuivre l’analyse, résumons-les brièvement. Psycho se déroule principalement dans un motel tenu par Norman Bates (Anthony Perkins), qui semble prendre soin de sa mère âgée et acariâtre. Celle-ci se révèle finalement être morte depuis plusieurs années, tuée par son fils, qui conserve néanmoins sa mémoire au point d’avoir intégré sa personnalité à la sienne. Le film explique le meurtre de Marion Crane (Janet Leigh), cliente de passage au motel après avoir volé une importante somme d’argent à son travail, par ce dédoublement de personnalité. Une scène clé du roman, montrant Norman Bates disposer de la voiture de Marion Crane dans un marécage, est recyclée dans Les grandes blondes.

Vertigo est une adaptation du roman D’entre les morts, de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, qui met en scène le détective Scottie (James Stewart), souffrant d’acrophobie (phobie des hauteurs), victime d’une supercherie criminelle menant au meurtre d’une femme, Madeleine, par son époux. Celle-ci est auparavant remplacée par une figurante, Judy (Kim Novak), engagée pour faire croire au détective qu’elle est possédée par l’une de ses ancêtres, permettant ainsi de justifier son suicide par une chute mortelle mise en scène du haut d’un clocher. Or, lorsque, après le meurtre, le détective recroise par hasard cette femme dont il est épris, il renoue une relation avec elle et tente de la faire ressembler à l’image qu’il a conservée d’elle lorsqu’elle prétendait être Madeleine. Il s’aperçoit alors qu’il s’agissait, précisément, d’une image et que Madeleine n’a jamais réellement existé, qu’elle était le fruit d’une duperie. Judy déguisée en Madeleine tombera, elle aussi, accidentellement, du même clocher où Scottie l’a emmenée pour la faire avouer. En plus d’être une citation explicite, Vertigo revient en filigrane dans Les grandes blondes, notamment avec la tendance de Gloire à précipiter les importuns dans le vide et avec l’acrophobie dont souffre Salvador, le producteur de télévision. Les deux passages dans lesquels sont cités les deux films d’Hitchcock sont particulièrement intéressants, parce qu’ils témoignent de l’usage que fait Echenoz de l’image cinématographique au sein du roman, et de ce qui peut émerger du remploi de ce type de représentation dans la forme littéraire.

Psycho

La référence à Psycho est suscitée par une comparaison entre Gloire en train de pousser la voiture de Jean-Claude Kastner depuis une falaise bretonne (après avoir fait de même avec son propriétaire) et Norman Bates poussant la voiture de Marion Crane, dont il a caché le cadavre dans le coffre, dans un marécage :

Gloire avait garé le véhicule face au vide, usant de la pince pour arracher les plaques et du marteau pour effacer les numéros de moteur et de châssis. Puis elle avait baissé les vitres, desserré le frein à main et poussé de toutes ses forces. D’abord en vain. Le véhicule résistait. Puis après avoir bougé d’un cran, lentement d’un autre cran, il avait brusquement accéléré comme de lui-même, pour en finir, et tout s’était parfaitement bien passé – sauf qu’au dernier moment la jambe de la jeune femme s’était prise dans le pare-chocs, dont une extrémité lui avait entaillé la cheville. Gloire avait crié puis juré grossièrement cependant que la voiture s’abîmait. Penchée, tenant sa cheville d’une main, elle s’était rapprochée du bord en grimaçant puis son visage, progressivement, s’était calmé pendant qu’elle regardait couler le véhicule. Comme sous anesthésie, comme si la chute des corps lui procurait quelque apaisement, comme Anthony Perkins considérant le même spectacle en 1960 – sauf que l’auto de Kastner est une petite Renault beigeasse immatriculée dans le 94, et qui s’immerge docilement sans faire d’histoires, alors que celle de Janet Leigh était une grosse Ford blanche récalcitrante, plaque minéralogique NFB 418.

LGB, 51

Dans un premier temps, on peut considérer que la comparaison cinématographique s’inscrit dans un jeu sur la représentation, qui révèle ses sources tout en aménageant un écart vis-à-vis d’elles grâce à l’ironie. La citation, qui fait appel aux « dessous » du film (noms des acteurs, détails matériels des accessoires), insiste sur la production cinématographique et, dès lors, sur la construction semblable du littéraire, à partir de matériaux divers. La scène, comme l’a relevé Christine Jérusalem, est marquée par l’opposition entre le modèle américain et sa version française nettement moins séduisante, « avec une auto minable, d’une couleur indéterminée mais dont le suffixe nous indique clairement la valeur péjorative[20] ». Elle appuie la reprise d’un monument du cinéma, dont un unique fragment est évoqué à travers le regard du personnage de Gloire, et signifie son altération.

Ce passage témoigne aussi d’une réflexion sur la forme cinématographique et ses particularités, et montre une manière de la faire (dys)fonctionner dans l’oeuvre littéraire. En effet, la comparaison est l’occasion, sans que cela saute aux yeux, d’introduire dans le texte ce qu’on appelle au cinéma un faux raccord. Au début du passage, Gloire utilise une pince pour arracher les plaques d’immatriculation de la voiture (« usant de la pince pour arracher les plaques »), mais, ensuite, la comparaison avec le plan de Psycho suggère que la plaque arrière, « immatriculée dans le 94 », est toujours visible (« sauf que l’auto de Kastner est une petite Renault beigeasse immatriculée dans le 94, et qui s’immerge docilement sans faire d’histoires, alors que celle de Janet Leigh était une grosse Ford blanche récalcitrante, plaque minéralogique NFB 418 »). La littérature n’est pas exempte de ce genre d’erreur qui tient de l’incohérence et elle peut parfois en jouer : pensons aux cas d’omission volontaire, de narrateur non fiable et autres impostures. Pourtant ici, dans le contexte cinématographique mis de l’avant par le roman, c’est le faux raccord qui semble le plus approprié pour décrire ce phénomène qui relève du montage. En effet, comme c’est souvent le cas au cinéma, il passe inaperçu à moins de s’y attacher et il a peu ou pas d’incidence sur le récit. En fait, il semble naître de l’insertion de la scène de Psycho dans Les grandes blondes, comme si c’était le raccord entre cinéma et littérature qui n’était pas complètement juste, toujours un peu faux, décalé, visible, comme si la présence du cinéma affectait la narration, comme si la citation cinématographique affaiblissait la vigilance à l’égard de la construction narrative ou, au moins, en transformait la dynamique. Le recyclage intermédial, même lorsqu’il s’inscrit dans une continuité du point de vue de la fiction, semble perturber le régime de la représentation. Et de même que pour le faux raccord au cinéma, ce passage témoigne du réel qui revient dans la fiction, en exhibant le dispositif de représentation et sa facticité[21].

Si l’on s’intéresse maintenant de plus près à la comparaison présentée, on constate qu’en posant côte à côte un plan cinématographique et un « plan » littéraire, cette figure incite le lecteur à y voir un effet de montage, sous la forme d’un raccord de position. En effet, on sait que la figure de la comparaison met en relation deux objets différents, mais elle s’établit ici en termes de relations entre les images : celle, décrite, de Gloire qui fixe la voiture de Kastner et celle, rappelée, de Norman Bates qui fait pareillement avec la voiture de Marion Crane, mais aussi, en champ-contrechamp, celles de la Renault et de la Ford[22]. Le lecteur est ainsi encouragé à imaginer la dynamique entre ces images, ce qui confère, si on pense le phénomène sur le plan de la « cinéfiction » telle qu’elle est décrite par Sylvano Santini[23], une dimension performative implicite au passage. C’est dire que l’enchaînement des images suggère au lecteur une forme connue de montage cinéma : comme pour le raccord de position, les deux images sont visualisées successivement, un personnage laissant place à l’autre dans un plan au cadrage semblable, une voiture s’effaçant derrière l’autre de la même manière. Avec l’aide de Sylvano Santini, on peut décrire ce processus à partir du diagramme, qui est l’un des trois types d’icones définies par Charles Peirce. Le sémiologue identifie la relation iconique entre un signe et son objet selon son degré de ressemblance et distingue l’image, qui présente des qualités visuelles immédiates de l’objet, le diagramme, qui présente des relations structurelles, et la métaphore, qui présente un rapport médiatisé par l’imagination[24]. Si l’on considère le processus de visualisation engagé dans la lecture des Grandes blondes grâce aux références à l’image en mouvement, la relation entre les images activées par le lecteur crée un « montage », une nouvelle image (mentale) qui rend compte des relations établies par ce processus, c’est-à-dire un diagramme qui reproduit les relations dynamiques internes du film, avec ici, un raccord entre le visage de Gloire Abgrall et celui de Norman Bates, entre la Renault et la Ford.

Mais que signifie ce diagramme ? Que retient-on de cet enchaînement visuel entre les deux personnages (et leurs voitures) ? On pourrait d’ailleurs, vu le contexte, envisager ce raccord sous l’angle de l’effet Koulechov, un effet de montage qui explique la contamination sémantique de plans contigus. Le rapprochement entre les deux personnages signale la folie meurtrière et une forme d’apaisement et d’absence qu’ils partagent dans cet instant. Il peut rappeler que le personnage de Gloire traverse des difficultés identitaires semblables à celles de Norman Bates, puisque, comme lui, elle emprunte une autre identité, elle se travestit, etc. On pourrait même imaginer que le diagramme sous-entend une comparaison entre les diverses « personnalités » des personnages : dans ce cas, Gloire pourrait être rapprochée de madame Bates, celle qui occupe l’esprit de son fils et que le film d’Hitchcock présente comme la « responsable » des meurtres. À l’inverse, on pourrait supposer que le roman explique la folie de Gloire par la présence ponctuelle de l’une de ses personnalités qui ressemblerait à Norman Bates et expliquerait son absence à elle-même, ce qui n’est pas sans rappeler l’autonomie que Pierre Bayard confère aux personnages de fiction[25]. Il faudrait aussi considérer l’intérêt du rapprochement entre un personnage féminin et un personnage masculin, dont les troubles identitaires respectifs peuvent déconstruire une conception monolithique du genre et, plus généralement, du sujet. Car à travers la tentative de Salvador de définir ce qu’est une « grande blonde », c’est la possibilité de définir un sujet qui est remise en question tout au long du roman.

Que signifie ce montage entre images littéraires et images cinématographiques du point de vue du médium ? Outre l’opposition soulignée par Christine Jérusalem entre « l’original » américain et sa version française, est-ce que ce montage intermédial offre une qualité particulière aux images mentales suggérées par le texte ? Si l’on se fie à l’agencement interne des images du cinéma, on peut penser qu’elles sont d’abord et avant tout circonscrites par le cadrage, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les images mentales. Le cadre de l’image cinématographique a pour conséquence, par exemple, le hors-champ et ses possibilités narratives. Aussi, la présence du plan de Psycho dans Les grandes blondes encouragerait le lecteur à cadrer autrement ses images mentales : alors que le récit décrit la côte bretonne, la fosse où Gloire pousse la voiture, sa blessure à la cheville, etc., le plan de la voiture de Marion Crane resserre au contraire l’image sur la voiture à demi immergée et sa plaque d’immatriculation. Une « image-choc », définie et identifiable, qui relègue le reste au hors-champ.

Ce qui semble significatif dans l’association des deux images du point de vue de la critique, c’est qu’elle attire (doublement) notre attention sur la capacité de la mimésis à transformer les objets du monde en dispositifs et ouvre la poétique traditionnelle, centrée sur la forme de l’expression, à une poétique consacrée aux formes de la fiction. Plutôt que d’associer, par exemple, comme le fait Gérard Genette, la scène à une question de vitesse narrative, au moment où le temps de l’histoire racontée et le temps du récit paraissent coïncider, on doit ici tenir compte de l’univers de référence du roman et de la présence du lecteur. On rejoint ainsi ce qu’affirme Philippe Ortel au sujet du dispositif de représentation : « Au lieu de découper des niveaux d’analyse dans la seule matière textuelle, on place le texte et sa réception sur le même plan ; on fait du public un actant […], et l’on inclut ainsi l’efficacité du dispositif dans sa structure. Le lecteur n’y est pas simplement le déchiffreur d’un sens explicite ou caché, mais le pôle imageant du texte, celui où s’opère la transformation des signes en images mentales […][26]. » Faire du lecteur « le pôle imageant du texte » correspond tout à fait au rôle qu’il tient dans l’élaboration de l’image mentale du raccord de position. En considérant la scène comme un dispositif, on peut la schématiser par un triangle formé du lecteur, du personnage et de la voiture. Il s’agit d’une scène dans laquelle le personnage est immobile, spectateur du mouvement d’un objet. Ce qui est particulier dans cette scène, c’est qu’elle est doublée par la citation comparative et que le lecteur est invité à considérer les deux personnages sur un même plan, en formant un second dispositif superposé au premier, dont le schéma triangulaire rassemble cette fois le lecteur, Gloire et Norman. On observe le visage de Gloire qui se détend tandis qu’elle regarde couler la voiture et, si l’on se fie au champ-contrechamp de la scène filmée chez Hitchcock, le visage de Norman Bates fait face au spectateur tandis qu’il regarde lui aussi s’immerger la voiture. En plaçant les deux personnages dans un rapport de contiguïté, le roman double le regard qu’il renvoie au lecteur. D’une scène d’effraction où l’on observe les personnages dissimuler leur méfait avec un certain soulagement, on passe à un double portrait, qui suscite l’incertitude vis-à-vis de « qui regarde » et donc de « qui nous regarde »[27] : qui est donc ce personnage hybride, meurtrier, si difficile à cerner, et qui, en nous regardant, nous renvoie à notre propre pluralité interne ?

En suggérant au lecteur la formation d’un diagramme grâce à l’emprunt cinématographique, le roman externalise l’altérité psychique que la théorie psychanalytique du sujet conçoit comme une pluralité interne. Ceci va dans le sens des travaux de Pierre Bayard sur les univers parallèles, qui permettent de penser autrement la multiplicité du sujet : « C’est en effet dans ces univers que nous pouvons rencontrer tous ces autres nous-mêmes qui nous plongent dans l’angoisse au point de nous hanter, puisque nous percevons bien qu’ils sont ces formes vraisemblables de nous, identiques et divergentes, que nous avons failli être et sommes pour une part demeurés[28]. » Aussi, pourrait-il y avoir quelque chose de rassurant, lorsqu’un meurtre est en jeu, d’externaliser la « part mystérieuse et incompréhensible de soi », d’en faire « un individu distinct, une forme beaucoup plus radicale et inquiétante de l’altérité[29] ».

Vertigo

La seconde référence directe des Grandes blondes au cinéma d’Hitchcock, à son film Vertigo, intervient lorsque Paul Salvador travaille sur son projet d’émission télévisée et demande des photos de Kim Novak à son assistante Donatienne :

On possédait plusieurs photogrammes de la scène du clocher dans Vertigo, parmi lesquels un plan vertical de la cage d’escalier (combinaison de travelling arrière et de zoom avant), mais Salvador est lui-même très sensible au vertige, à ce point sensible que le moindre cliché d’à-pic en plongée lui donne la nausée. Non, dit-il, trouve autre chose. On va s’arrêter là pour aujourd’hui.

LGB, 96-97

Ce passage présente une image fixe du film qui suscite une impression de mouvement chez le personnage, en brouillant les frontières entre fiction et réalité, mais aussi entre les différents types de représentation. Le photogramme est, au cinéma, la plus petite unité de prise de vue ; le mouvement du film se reconstitue, on le sait, sous l’effet de son défilement, de l’ordre de vingt-quatre photogrammes par seconde. « Image paradoxale en ce qu’elle reste invisible au spectateur malgré sa force iconique, le photogramme trouve cependant, dans le flux qui le conduit insensiblement à la disparition, certaines zones de visibilité qui en révèlent le caractère à la fois fragile et intensif [30]. » Ces zones de visibilité identifiées par Jonathan Thonon sont notamment explorées dans la pratique artistique contemporaine, comme dans le célèbre 24 Hour Psycho de Douglas Gordon (1993), qui cultive une indétermination entre image fixe et image en mouvement, et souligne l’instabilité du clivage entre les deux[31]. Dans cette appropriation du film d’Hitchcock, le rythme est ralenti à environ deux photogrammes par seconde, avec pour résultat une durée de vingt-quatre heures. L’usage du photogramme dans le roman d’Echenoz correspond précisément à une zone de visibilité qui en révèle le caractère fragile et intensif, et évoque une expérience des limites entre images mobiles et immobiles. En effet, la narration décrit entre parenthèses le mouvement de caméra qui correspond au plan, le travelling compensé[32], un mouvement qui est évidemment insaisissable sur le photogramme[33]. Cette illusion de mouvement sans déplacement réel correspond exactement à la définition clinique du vertige, celui qu’éprouve Scottie dans le film, mais aussi Salvador en regardant l’image. Ici, le remploi cinématographique, quoiqu’il consiste en une image fixe, insère du mouvement dans la narration, comme si celle-ci devait pallier l’immobilité d’une image qui n’a de sens qu’en mouvement, tout en « ratant » le principe du photogramme, comme si la narration était elle aussi affectée d’un vertige.

Remarquons qu’alors que Salvador cherche des images de Kim Novak afin d’illustrer, et donc de fixer, sa (ridicule) catégorie des grandes blondes chaudes, c’est un photogramme de l’escalier qui apparaît et qui suscite le vertige, tout comme son projet de définir un genre humain, qui se dérobe dès qu’il tente de le circonscrire. En effet, comme c’est le cas dans le film d’Hitchcock, la femme (blonde) est une pure construction façonnée par (le désir de) l’homme et réactivée par sa mémoire[34]. Or, le travelling compensé décrit dans le passage correspond bien au mouvement de Salvador dans son objectif de cerner les grandes blondes. Tout au long du roman, ses efforts s’apparentent en effet à une « combinaison de travelling arrière et de zoom avant » qui, tout en rendant bien l’impression de vertige dans le film, consiste finalement à faire du surplace, à s’éloigner en même temps que s’approcher. Il me semble que l’hypothèse, proposée notamment par Élie Düring[35], du vertige comme métaphore du désir qui lie Scottie à Madeleine dans le film coïncide ici avec un mouvement vers l’objet de connaissance, c’est-à-dire la définition du sujet, toujours tenu à distance malgré les « avancées » du personnage.

Ainsi, dans les deux passages analysés, l’insertion du matériau cinématographique dans le roman affecte la narration. L’itinéraire qu’emprunte Echenoz à travers les films d’Hitchcock ne passe pas inaperçu : non seulement leur détournement est bien visible, mais il laisse des traces dans la forme romanesque et produit ainsi quelque chose de singulier. On constate que la manière dont l’auteur se saisit des modes de représentation et des structures formelles existantes reste empreinte de dérision, d’ironie, et qu’en cherchant à élaborer du sens à partir de cette masse de références, il ne cherche pas à en atténuer les sutures, à faire du monde un lieu lisse et homogène, mais à montrer son caractère pluriel, voire bancal. Son remploi du cinéma permet de mettre en scène et de rapprocher deux types de vertige suscités par le sujet, l’un portant sur l’identité, l’autre sur la tentative de le classer. Dans les deux cas, la question de la connaissance est centrale et renvoie à celle de l’altérité : l’autre est-il le meurtrier, est-elle la meurtrière ? L’autre, est-ce la femme ? Sont-ce les grandes blondes ?

La pratique citationnelle d’Echenoz, « si elle privilégie sous diverses formes le fragment, le bris, le menu, voire le déchet[36] », se soucie néanmoins du sens, donne de la valeur et, dans le cas qui nous occupe, s’inscrit dans une critique discrète de notre société et de ses impératifs identitaires, particulièrement visibles dans le monde de l’image et du spectacle qu’est le cinéma. En remployant de manière implicite ou explicite des fragments cinématographiques, l’auteur les met au service d’un propos nuancé sur la perte d’autonomie subjective, lorsque « l’individualité est [notamment] capturée par le regard de l’autre[37] », suscitant éventuellement la révolte du sujet. Le cinéma d’Hitchcock, porté sur l’illusion identitaire en tout genre (doubles, mésidentification, etc.), se prête bien à cet exercice sans toutefois qu’il tourne au pastiche : Echenoz inscrit ce matériau dans son jeu sur la représentation, notamment grâce à son ironie caractéristique.

Son propre itinéraire à travers l’image cinématographique contribue à ce que ses lecteurs délaissent une position passive vis-à-vis de celle-ci et de son utilisation, ce qui prolonge l’« expérience de civilisation et d’intimité commune » du cinéma, qui « joue dans cette perspective un rôle de stimulateur et de contre-modèle[38] ». On peut penser qu’il s’agit d’une manière de proposer, toutes proportions gardées, de nouvelles formes de socialité dans la communauté des lecteurs. En faisant de ceux-ci « le pôle imageant du texte », Echenoz les prend à partie – comme c’est le cas lorsqu’il les interpelle directement, « en [se] plaçant en porte-à-faux entre la position de l’auteur, celle du narrateur et celle du lecteur[39] ». On pourrait d’ailleurs considérer la présence de fragments cinématographiques comme un tiers, un témoin qui passerait par là et prendrait la parole au sein du récit, offrirait son point de vue dans une sorte d’incongruité narrative. Dans tous les cas, ces emprunts interpellent les lecteurs afin que ceux-ci forment leur propre montage mental en déployant la visibilité et les possibilités performatives des images du cinéma, prolongeant ainsi les gestes impliqués dans la postproduction, puisque ce concept, et c’est ce qui fait son intérêt, rassemble le remploi pratiqué par l’auteur comme par les récepteurs.