Volume 56, numéro 1, 2020 Le monde en ruines : espaces brisés de la littérature contemporaine Sous la direction de Vincent Gélinas-Lemaire
Sommaire (8 articles)
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Présentation. Le monde en ruines : espaces brisés de la littérature contemporaine
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De la ruine aux décombres : esthétique du reste dans 14 de Jean Echenoz
Christine Jérusalem
p. 15–30
RésuméFR :
L’étude s’intéresse aux ruines dans le roman 14 de Jean Echenoz (Minuit, 2012). Quels vestiges la Grande Guerre laisse-t-elle dans l’oeuvre singulière de l’écrivain ? Si la ruine des Lumières ou du romantisme se présentait sur un mode élégiaque, noble et sublime, elle ne possède plus aujourd’hui le lustre triomphant des siècles passés. On verra comment, dans 14, elle se place résolument sous le signe du prosaïque, du minuscule, voire du rebut. On analysera ainsi le sens et les modalités de cet effritement mémoriel qui se double malgré tout d’un retour de « survivances », au sens où l’entendait Abby Warburg. Au-delà de 14, nous montrerons que ce motif innerve toute l’oeuvre de l’écrivain, symptôme d’une condition socio-économique et reflet d’une réflexion ontologique. La ruine constitue en ce sens un paradigme heuristique extrêmement fécond.
EN :
The present study will focus on the ruins in Jean Echenoz’s novel 14 (Minuit, 2012). What vestiges does the Great War leave in the writer’s singular work ? If ruins of the Enlightenment or Romanticism offered themselves as elegiac, noble and sublime, they no longer possess the triumphant luster of past centuries. We will see how, in 14, they are placed under the sign of the prosaic, the tiny, even the refuse. We will thus analyze the meaning and the modalities of this decay of memory, which is nonetheless shadowed by a return of modes of “survival” (Nachleben), such as they have been theorized by Abby Warburg. Beyond 14, we will observe how this motif innervates the writer’s entire work, as the symptom of a socio-economic condition and as the reflection of an ontological thought. Thus understood, ruins constitute an extremely fruitful heuristic paradigm.
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Comment vivre en ruine(s) ? L’apocalypse selon Antoine Volodine
Gaspard Turin
p. 31–47
RésuméFR :
Contrairement à la ruine perçue par la tradition moderne comme objet de contemplation ou de patrimoine éloigné du regard de l’observateur, la ruine volodinienne, omniprésente, touche de très près le protagoniste post-exotique – qui ne connaît, à vrai dire, qu’elle. Établir la typologie de ces ruines revient à considérer la dynamique des distances qui les rapprochent du sujet, jusqu’à faire corps avec lui, en lui imposant une présence actantielle effective, voire une vie propre. Cela revient également à considérer la centralité de la notion de ruine au lieu même du langage post-exotique. Milieu fondamentalement et activement hostile à l’humain, la ruine post-exotique se présente alors comme la condition même de son discours, c’est-à-dire du discours littéraire, lui-même ruiné, mais dont les possibles figurent la langue d’une post-humanité devenue seule héritière du monde. À la lecture de Volodine, on fait l’expérience de la recréation d’une langue et d’une esthétique que fondent les ruines ; il ne s’agit pas uniquement de montrer les ruines de la langue et du monde, mais d’exploiter une littérature qui repousse comme de mauvaises herbes mutées et adaptées à un nouveau terrain. Par sa coprésence dans la fiction post-apocalyptique et dans le monde de notre lecture, cette littérature nous informe sur un monde en ruines que nous habitons déjà depuis longtemps.
EN :
Contrary to the ruin perceived by modern tradition as an object of contemplation or heritage, distant from the observer’s gaze, the Volodinian ruin, omnipresent, affects very closely the post-exotic protagonist (who, in fact, hardly knows anything else). Establishing the typology of these ruins, comes down to considering the dynamics of their ever-narrowing distance from the subject, until their complete fusion, imposing on it an effective agency and even a life of itself. It also amounts to assess the centrality of the notion of ruin within the post-exotic language. Being a fundamentally and actively hostile milieu for humanity, the post-exotic ruin appears as the very condition of the literary discourse, itself ruined but whose possibilities conjure up the language of a post-humanity that has become the sole heir of the world. Reading Volodine, one experiences the recreation of a language and an aesthetic established by the ruins ; it is not only about displaying the ruins of the language and of the world, but rather about exploiting a literature that grows back, like mutated weeds adapted to new grounds. By its co-presence in the post-apocalyptic fiction and in the world of our reading, this literature informs us about a world in ruins that we have already inhabited for a long time.
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Nicolas Dickner et le charme discret des ruines
Marie-Hélène Voyer
p. 49–64
RésuméFR :
Cet article analyse la manière dont se déploie une poétique de la ruine dans l’oeuvre de Nicolas Dickner. Cet écrivain mène depuis près de deux décennies une entreprise littéraire d’une grande cohérence, jalonnée de livres qui ont tous en commun de remettre en question – sur un mode à la fois ludique et érudit – les notions de généalogie, de filiation ou encore de frontières spatiales et temporelles. Nous examinons, tant dans ses chroniques (Le romancier portatif) que ses nouvelles (L’encyclopédie du petit cercle), romans (Nikolski, Tarmac, Six degrés de liberté) et autres ovnis littéraires (Révolutions, coécrit avec Dominique Fortier), les ressorts narratifs et descriptifs de cette poétique où se déploient toutes sortes de jeux de condensations ironiques, de renversements ludiques, de télescopages étonnants et d’anticipations joyeuses qui célèbrent tout à la fois les vertus de l’humilité et de l’oubli ainsi que le potentiel hautement narratif des vestiges, débris, restes et scories.
EN :
This article analyses the deployment of a poetics of ruins in Nicolas Dickner’s work. This author has been carrying out for close to two decades a highly coherent literary enterprise, marked out by books that all question – in a playful and erudite mode – the notions of genealogy, filiation, as well as spatial and temporal borders. We examine, in his published columns (Le romancier portatif), short stories (L’encyclopédie du petit cercle), novels (Nikolski, Tarmac, Six degrés de liberté) and other literary objects (Révolutions, written with Dominique Fortier), the narrative and descriptive resources of his poetics, where are deployed a variety of games of ironic condensations, playful inversions, surprising collisions and gleeful anticipations, in a celebration of the virtues of humility and forgetfulness, as well as the highly narrative potential of vestiges, debris, remains and dross.
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« Une fissure dans le présent » : la ruine comme échappée chez Sylvain Tesson et Jean-Paul Kauffmann
Isabelle Daunais
p. 65–76
RésuméFR :
Sylvain Tesson et Jean-Paul Kauffmann accordent une place centrale aux ruines qu’ils croisent, le premier le long des chemins ruraux qu’il suit dans une traversée de la France à pied (Sur les chemins noirs, 2016), le second sur les routes de l’oblast de Kaliningrad, qu’il visite à l’occasion du bicentenaire de la bataille d’Eylau (Outre-Terre, 2016). Le choix par les deux voyageurs de ces destinations marginales et hors du temps n’est pas un hasard : ce sont les ruines, les restes, les débris et les traces qui s’y trouvent qui non seulement les leur font choisir, mais qui, aussi, les aiguillonnent tout au long de leur parcours. En cela, leurs périples respectifs suggèrent un usage contemporain des ruines, qui n’est pas de partir à la recherche de mondes disparus ni d’éprouver leur propre finitude au contact de celle de la matière. Au contraire, Tesson et Kauffmann entreprennent chacun leur voyage dans un but de consolidation : du corps pour Tesson, accidenté quelques mois auparavant ; du sens qu’on peut donner à la survie pour Kauffmann, durablement marqué par son expérience d’ancien otage au Liban dans les années 1980. Les paysages ruinés à la rencontre desquels vont les deux voyageurs constituent une forme d’échappée ; le temps que mesurent pour eux les ruines ne les renvoie pas à un moment spécifique de l’Histoire, mais leur permet d’élargir les frontières du présent, de toucher au passé dans sa généralité et dans son étendue et, par là, d’ouvrir une brèche dans la vision présentiste qu’a notre époque du monde et de l’existence.
EN :
Sylvain Tesson and Jean-Paul Kauffmann give a central role to the ruins they come across, the former along the rural paths he follows as he travels through France on foot (Sur les chemins noirs, 2016), the latter on the roads of Kaliningrad’s oblast that he visits on the occasion of the bicentennial of the battle of Eylau (Outre-Terre, 2016). Their choice of such marginal and timeless destinations is not arbitrary : they are spurred and guided by the ruins, the remnants, the fragments and the marks they find throughout their journeys. As such, these voyages suggest a contemporary function of ruins, which is neither to be an incentive for a quest for lost worlds nor to help one’s experience of one’s own finitude. Quite the opposite, as Tesson and Kauffmann embark in their journeys in search of consolidation : for Tesson, that of his body, gravely injured a few months before ; for Kauffmann, deeply scarred by his time spent as a hostage in Lebanon in the 1980s, that of the meaning of his own survival. Their journeys thus serve to expand time and space. The ruined landscapes the travelers encounter serve as forms of escape ; the time measured by ruins does not refer them to a singular moment in History, but allows them to push back the limits of the present, to touch the past in its full extent, thus to challenge the present-centered perception of our times.
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Tout dissoudre : la poétique de la ruine dans Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe
Vincent Gélinas-Lemaire
p. 77–90
RésuméFR :
Le premier roman de Stéphane Vanderhaeghe, Charøgnards (2015), se présente comme un journal d’apocalypse dans lequel se dissolvent les composantes fondamentales du récit, de l’identité des personnages, de leur environnement, de leur quotidien, du temps, de la communication, et jusqu’à l’encre sur la page. C’est aussi le langage qui se désagrège, incarnant la ruine comme processus actif et inéluctable plutôt que dans une forme figée hors du temps. Quant à l’espace, pourtant peu représenté, son organisation simple mais fixe apporte une dose de stabilité au récit, attachant l’apocalypse intime du narrateur à une aire contenue et connue, à l’opposé de la portée globale qui caractérise nombre de scénarios contemporains de fin du monde. Notre analyse est traversée d’extraits d’une entrevue menée avec l’auteur, qui nous aident à éclairer sa posture face à l’histoire littéraire de notre motif et à sa capacité à traduire les angoisses du présent dans de nouvelles formes littéraires. Nous tissons également des liens entre Charøgnards et À tous les airs (2017), le second roman publié par Vanderhaeghe, ainsi qu’avec diverses expérimentations formelles ayant inspiré l’auteur, depuis le nouveau roman jusqu’à la littérature américaine postmoderniste.
EN :
Charøgnards (2015), Stéphane Vanderhaeghe’s first novel, takes the appearance of a journal of the apocalypse, in which he dissolves the fundamental components of the narrative, the characters’ identities, their environment, their daily lives, time, communication, and even the ink on the page. Language is also breaking apart, figuring the ruin as an active and inescapable process rather than as a timeless form. As for space, although scarcely represented, its simple but fixed organization brings some stability to the narrative, binding the narrator’s private apocalypse to a limited and familiar area, much different from the globe-spanning reach that defines most contemporary end-of-the-world scenarios. Our analysis quotes excerpts from a recent interview with the author, which helps shed light on his posture towards the literary history of our subject and its capacity to translate present-day anxieties through new literary forms. We also draw links between Charøgnards and Vanderhaeghe’s second novel, À tous les airs (2017), as well as with a variety of formal experiments having inspired the author, from the French nouveau roman to postmodern American literature.
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Disparaître dans les ruines du capitalisme. L’imaginaire de Détroit dans la photographie et la littérature françaises contemporaines
Raphaëlle Guidée
p. 91–106
RésuméFR :
Le titre de cet article est une variation sur celui d’un essai d’Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. Dans cet essai remarquable, l’imaginaire apocalyptique de la fin du capitalisme et/ou du monde cède la place à une description minutieuse des formes de vie qui se mettent en place dans les espaces dévastés par l’exploitation de la nature. En prolongeant cette enquête anthropologique sur un terrain esthétique, je me propose d’examiner la manière dont la littérature de langue française et la photographie française contemporaines racontent et montrent ce qui advient après une catastrophe économique dans une ville, Détroit, dont les ruines en sont venues à incarner la faillite du fordisme et du « rêve américain ». Partant d’un examen des photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre (Les ruines de Détroit, 2011), nous verrons comment celles-ci se sont trouvées au coeur d’un débat sur la « pornographie des ruines », débat auquel les nombreux romans et récits sur Détroit publiés en France depuis 2013 ont en revanche échappé. Nous montrerons pourtant que, loin de remédier aux manques d’une imagerie des ruines qui invisibilise les habitants de la ville tout en tirant profit de leur misère, la récente littérature de langue française inspirée par ces images reconduit leur effacement dans la plupart des cas.
EN :
The title of this article is a variation on the title of Anna Tsing’s essay The Mushroom at the End of the World. On the possibility of Life in Capitalist Ruins. In this remarkable essay, the apocalyptic imagination of the end of capitalism and/or the world gives way to a meticulous description of the forms of life taking shape in the spaces damaged by extractivism. Extending this anthropological investigation to an aesthetic field, I shall examine how contemporary French language literature and photography show and tell what happens after an economic disaster in a city, Detroit, where ruins have come to embody the bankruptcy of Fordism and of the “American dream”. Starting with an examination of Yves Marchand and Romain Meffre’s photographs (The Ruins of Detroit, 2011), we shall see how they ended being at the heart of a debate about “ruin porn” which spared the many novels and stories about Detroit published in France since 2013. However, we will show that far from overcoming the limits of a ruins’ imagery which ignore the city’s dwellers while benefitting from their misery, recent French language literature inspired by these images most often fosters their invisibility.
Exercice de lecture
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Parce que c’était je, parce que c’était (parfois) moi : remarques sur quelques îlots autobiographiques de À la recherche du temps perdu
Ilaria Vidotto
p. 109–123
RésuméFR :
Le débat critique autour du genre de la Recherche, considérée tour à tour comme une autofiction, une autobiographie fictive ou un roman autobiographique, ainsi que les questionnements au sujet de la relation qui unit Marcel Proust au je narrant / narré, sont loin d’être résolus. Les indices glanés au sein de l’énorme masse textuelle et épitextuelle qui entoure le roman ne font que renforcer une ambiguïté générique que l’écrivain a veillé à préserver. En effet, même si Proust insiste à plusieurs reprises sur le caractère fictionnel de son oeuvre et sur la distinction entre son héros et lui-même, il laisse aussi entrevoir par moments la possibilité d’une identification, en jouant avec malice du clivage générique et poétique qui sépare le roman de l’autobiographie. Dans cet article, il s’agira de mettre en lumière des interstices par lesquels la composante autobiographique s’insinue dans la fiction, et d’observer comment la stratégie proustienne de transposition fictionnelle des données biographiques investit non seulement le plan macrotextuel, mais également ceux microtextuel et stylistique. Plus précisément, nous nous pencherons sur quelques occurrences saillantes de comparaison, où le comparant affiche un statut intradiégétique et accueille des analepses complétives, soit des références à des épisodes censés relever du passé diégétique, mais en réalité absents de l’histoire. Au premier abord, ces comparaisons paraissent apporter de nouvelles tesselles à la mosaïque de la vie du héros en nous laissant apercevoir des bifurcations possibles, et non avenues, de la trame romanesque. Cependant, la coïncidence entre le contenu des rapprochements et des parcelles de la biographie de Proust nous amènera finalement à avancer que le masque fictionnel du comparant permet à l’écrivain de glisser subrepticement des bribes de son propre vécu dans le roman, tout en préservant la mise à distance romanesque de la vie.
EN :
The critical debate on the genre of the Recherche, alternatively defined as “autofiction,” fictional autobiography or autobiographical novel, as well as the questions on the relationship between Marcel Proust and the narrating/narrated “I” are far from being resolved. The clues collected from the huge textual and epitextual mass surrounding the novel emphasize a generic ambiguity that the writer carefully preserved. Indeed, even though Proust repeatedly insists on the fictional nature of his work and on the separation between his hero and himself, at times he also suggests a possible identification, mischievously playing with the separation between the poetics of the novel and that of the autobiography. This article will highlight the cracks through which autobiography seeps into fiction and it will examine how the Proustian strategy of fictional transposition of biographical details involves not only the macrotexual, but also the microtextual and stylistic levels. Specifically, the article will focus on a few salient occurrences of similes, where the vehicle displays an intradiegetic status and includes some completing analepses, that is to say references to episodes supposedly belonging to the diegetic past, but in fact absent from the plot. At first, these similes seem to add new pieces to the puzzle of the hero’s life, by letting us see possible but not actualized branchings of the plot. However, the match between the comparisons’ content and the fragments of Proust’s biography will lead us to propose that the vehicle’s fictional mask allows for the writer to sneak covertly snippets of his own experience in the novel, while at the same time preserving the fictional distancing from life.