Volume 55, numéro 3, 2019 L’oeuvre de Boubacar Boris Diop Sous la direction de Josias Semujanga
Sommaire (13 articles)
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Relais II. « Nous sommes gens de revue »
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Présentation : Boris Diop, au-delà de la vanité d’écrire
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Liste des sigles utilisés dans ce dossier
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De la question littéraire à l’oeuvre : aspects métapoétiques de l’oeuvre romanesque de Boubacar Boris Diop
Christian Uwe
p. 27–42
RésuméFR :
L’oeuvre littéraire de Boubacar Boris Diop comporte une importante dimension métapoétique qui interroge constamment l’ensemble du processus d’écriture. Dès le premier roman, Le temps de Tamango, une mise en abyme de l’écriture est prise à la fois dans les plis de sa propre élaboration et dans le dialogue avec un autre texte – Tamango de Mérimée. Après cette oeuvre inaugurale, dans la facture de laquelle Mongo Beti a vu une admirable « expérimentation esthétique », les romans suivants n’ont cessé de revenir à la question, classique et inépuisable, du sens, et non pas seulement des moyens, de l’écriture littéraire. D’un roman à l’autre, le lecteur reconnaît quelques préoccupations récurrentes, dont le rapport entre la fiction et la réalité (plus particulièrement l’histoire politique) et l’effet de la littérature sur ses acteurs. À travers ces aspects, Boubacar Boris Diop semble explorer la crise du littéraire sur fond de crise politique à l’ère des indépendances. Cependant, cette interrogation n’est pas celle d’un sociologue, mais celle d’un créateur de fiction. Le titre de cette contribution peut ainsi se lire de deux manières qui se complètent. C’est, d’une part, la trace du mouvement subtil qui va de la question littéraire, en tant que périmètre d’un problème relatif à la production écrite, à l’oeuvre en tant que résultat et reflet de cette production. D’autre part, c’est aussi l’étude de la façon dont cette question littéraire, déplacée au sein même de l’oeuvre par le truchement de la mise en abyme, s’y révèle à la fois problématique et féconde, permettant d’approcher, de façon plus large, la place de la littérature dans les sociétés africaines postcoloniales.
EN :
Boubacar Boris Diop’s literary work comprises an important metapoetical dimension that constantly questions the entire writing process. From the first novel, Le Temps de Tamango, a mise en abyme of the writing is caught in the fold of both its elaboration and in the dialogue with another text, Mérimée’s Tamango. After that inaugural work, whose construction Mongo Beti deemed an admirable ‘aesthetic experimentation’, the following novels never ceased returning to the topic, classic and inexhaustible, of the meaning, and not only the means, of literary writing. From one novel to the next, the reader recognizes some recurring concerns, such as the relationship between fiction and reality (especially political history) and the effect of literature on its actors. Through these considerations, Boubacar Boris Diop seems to explore the literary crisis against the backdrop of the political crisis of the era of independence. However, this is not the investigation of a sociologist, but that of a creator of fiction. Hence, the title of this contribution can be read in two complementary ways. On the one hand, it is the trace of the subtle move from the literary question (as it marks out an issue of the written production), to the work as a result and reflection of this production. On the other hand, it is also the study of how this literary question, shifted within the work by the means of the mise en abyme, reveals itself problematic and fecund, thus allowing a broader approach to the role of literature in postcolonial African societies.
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Boubacar Boris Diop et le roman total
Mbaye Diouf
p. 43–56
RésuméFR :
Que peut la littérature de Boris Diop ? En paraphrasant lafameuse question de Jean-Paul Sartre, cette réflexion viseà identifier les fonctions discursives et artistiques quel’écrivain sénégalais associe à sapratique de l’écriture. Mais c’est dans sa relationdialogique au monde et aux mémoires du monde qu’il fautaller chercher les clés d’une sémantique etd’une sémiotique du récit chez Boris Diop,justifiant le passage d’une langue d’écritureà une autre, transformant l’acte de traduction en acte denarration et contribuant à faire de la littératureafricaine le lieu symbolique d’un pouvoir alternatif.
EN :
What can Boris Diop’s literary work do? Paraphrasing Jean-Paul Sartre’s famous question, this reflection aims to identify the discursive and artistic functions the Senegalese writer associates with his literary practice. However, it is in the dialogical relationship to the world and memories of the world that one must look for the keys to Boris Diop’s narrative’s semantics and semiotics justifying the switch from one written language to another, transforming the translation act into a narration act and contributing to make African literature the symbolic space of an alternative power.
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Monstres, princesses et justicières : du féminin pluriel chez Boubacar Boris Diop
Christiane Ndiaye
p. 57–72
RésuméFR :
Plusieurs des romans de Boubacar Boris Diop s’organisent autour d’un personnage féminin énigmatique, à la fois au centre et en marge du récit. Cet article porte en particulier sur Johanna Simentho, Khadidja et Mumbi Awele, figures d’exception dans un univers romanesque qui semble souvent incohérent. Elles jouent en effet un rôle clé dans les fables politiques des romans de Diop dont elles marquent une certaine évolution. Ainsi, alors que la reine Johanna incarne la critique du néocolonialisme, Khadidja, la conteuse, permet de questionner les mythes qui entraînent les peuples dans des guerres meurtrières. Mumbi Awele, l’artiste, se présente, dans ce contexte, comme la figure de la justicière, esquissant une voie d’issue de ces configurations traditionnelles où héros sauveurs et monstres s’affrontent continuellement.
EN :
Several of the novels of Boubacar Boris Diop are organized around an enigmatic female character in the center and at the same time in the margins of the plot. This article examines in particular Johanna Simentho, Khadidja and Mumbi Awele, figures of exception in an imaginary universe which may often seem incoherent. They play a key role in the political fables of Diop’s novels, of which they indicate a certain evolution. Thus, while Queen Johanna embodies criticism of neo-colonialism, Khadidja, the storyteller, represents the questioning of myths that have drawn the people into murderous wars. Mumbi Awele, the artist, in this context, appears as the figure of justice, suggesting an alternative to the traditional configurations where the saviour hero continuously confronts the monster.
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Fables, énigmes, paraboles : les contes allégoriques des Petits de la guenon
Liana Nissim
p. 73–90
RésuméFR :
Cet article propose une analyse des techniques d’écriture du roman Les petits de la guenon de Boubacar Boris Diop, ou plutôt de son architecture rhétorique, qui recourt très souvent à des énigmes, des fables, des apologues, des paraboles, bref à des genres s’ordonnant autour de la figure majeure de l’allégorie. En choisissant pour guide les réseaux thématiques du miroir et du singe, le roman s’avère un fascinant enchevêtrement de récits et de figures allégoriques qui, d’une part, exemplifient l’esthétique et la vision du monde de l’auteur et, d’autre part, attestent l’innovation profonde et convaincante du roman africain.
EN :
This article proposes an analysis of the narrative techniques of the novel Les petits de la guenon by Boubacar Boris Diop, or rather, of its rhetorical architecture, often resorting to enigmas, fables, apologues, parables, in short, to genres organizing themselves around the major figure of allegory. Choosing to follow the thematic networks of the mirror and the monkey, the novel reveals itself a fascinating entanglement of stories and allegorical figures, which, on the one hand, exemplifies the author’s aesthetics and world view, and, on the other hand, bear witness of the deep and convincing innovation of the African novel.
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Murambi, le livre des ossements ou la question du jugement
Josias Semujanga
p. 91–108
RésuméFR :
Les études sur les génocides et la Shoah privilégient le témoignage, au détriment des mécanismes narratifs mis en oeuvre. Cet article propose une analyse de la mise en abyme du jugement dans Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop, roman-reportage sur le génocide des Tutsi au Rwanda. Je suggère que sa dimension testimoniale relève non seulement de son champ sémantique, mais également de ses plans narratif et énonciatif. Des procédés narratifs y sont déployés, mettant en scène une situation de procès où bourreau, victime et juge se font face. Dans ce roman d’horreur, Siméon Habineza émerge, figure du juste opposé à toute forme d’extrémisme, comme le véritable héros du roman. Au contraire des autres membres de sa tribu, il refuse de participer au génocide, et, après la guerre, combat la vengeance. À la différence des autres romans de l’auteur, qui sont des tragédies dont aucun héros n’émerge, dans Murambi, héros et antihéros sont identifiés. Cette forme mélodramatique suggère qu’un roman sur un génocide ne saurait rester neutre sur le plan des valeurs.
EN :
Genocide and Shoah studies give a great importance to the testimony, neglecting the narrative devices at work. This article proposes an analysis of the mise en abyme of judgement in Murambi, the Book of Bones by Boubacar Boris Diop, a novel and reportage about the genocide of the Tutsi in Rwanda. I suggest that its testimonial dimension arises not only from its semantic field, but also from its narrative and enunciative situations. Narrative devices are deployed to stage a trial situation where executioner, victim and judge face each other. In this horror novel, Simeon Habineza emerges, figure of the righteous opposed to all forms of extremism, as the true hero of the novel. Contrary to the other members of his tribe, he refuses to participate in the genocide, and, after the war, he fights against revenge. Unlike the author’s other novels, which are tragedies where no hero emerges, in Murambi, heroes and anti-heroes are identified. This melodramatic form suggests that a novel about genocide cannot remain neutral in terms of values.
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Boubacar Boris Diop : auteur, traducteur et éditeur en wolof
Cheikh Mouhamadou Soumoune Diop
p. 109–125
RésuméFR :
Boubacar Boris Diop, militant panafricaniste, a décidé d’écrire dans une des langues de son pays natal, pérennisant ainsi l’engagement de son oeuvre littéraire avec les problèmes africains. Rédigeant, traduisant et publiant en wolof, il se range parmi les avocats de la pensée et des langues africaines. Marque d’authenticité et geste révolutionnaire contre la domination du français, l’écriture wolof illustre les performances littéraires de la langue maternelle de l’auteur et invite à une lecture critique approfondie et diversifiée.
EN :
Pan-African activist Boubacar Boris Diop’s decision to write in one of his native country’s languages perpetuates his literary work’s engagement with African issues. Writing, translating and publishing in Wolof, he stands with the advocates of African thought and languages. Mark of authenticity and revolutionary gesture against the French language’s dominance, Wolof writing illustrates the literary performances of the author’s mother tongue and invites a thorough and diversified critical reading.
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Inédit : La Bibliothèque de mon père
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Boubacar Boris Diop. Trente-cinq ans de bibliographie critique : 1985-2019
Exercices de lecture
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« Bruits de langues » et articulations : la poésie de Bernard Noël à contre-sensure
Lucie Bourassa
p. 155–172
RésuméFR :
« Il n’y a pas de langue pour dire cela » (« L’outrage aux mots », dans L’outrage aux mots. Oeuvres II), écrit Bernard Noël à propos des atrocités qui se succèdent sans cesse depuis son enfance : répressions, terreurs, dictatures ; guerres, déportations, génocides. Cris d’une femme violée, hurlements de torturés, râles d’une vieille qu’on matraque : il est des horreurs qui mettent en échec la parole et nous ramènent à l’inarticulé – grognements, bruits, silences. Cependant, quand Noël parle du manque de langue, il ne renvoie pas seulement à l’indicible, il désigne aussi un problème inhérent aux rapports entre pouvoir, société et langage : « Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral – or, c’est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se retrouve censuré par sa propre langue ? » Réaliser ce retournement est un objectif fondamental pour l’écrivain, qui souhaite résister aux effets du pouvoir sur la langue, effets qu’il appelle « sensure ». Cet article traite cette question en l’abordant sous l’angle de l’articulation, lié à une critique du signe et du réalisme. Après avoir fait un retour sur la réflexion que Noël consacre à la sensure et à l’articulation, j’essaierai de voir comment sa poésie, en particulier Bruits de langue, tente de résister au dévoiement du langage en décrassant, revivifiant et réinventant diverses articulations langagières, de la phonétique à la syntaxe, en passant par le mot, le vers, la strophe, etc.
EN :
‘There is no language to say this’ («L’outrage aux mots», in L’outrage aux mots. Oeuvres II), Bernard Noël writes about the atrocities that occur constantly since his youth: repressions, terrors, dictatorships; wars, deportations, genocides. The screams of a woman being raped, the howls of the tortured, the groan of an old woman being clubbed: there are horrors that defeat words and bring us back to the inarticulate—growls, noises, silences. However, when Noël mentions the lack of language, he doe not only refer to the unspeakable, he also addresses a problem inherent to the relation between power, society and language: ‘There is no language because we live in a bourgeois world, where the vocabulary of indignation is exclusively moral—and it is this very moral which slaughters and goes to war. How to turn around one’s language against itself when one is censored by one’s own language?’ To achieve this turnaround is a fundamental goal of the writer who wishes to resist the pressures of power on language, pressures he calls ‘sensorship’. This article deals with this question from the perspective of a work on articulation, linked to a criticism of sign and realism. After going back to Noël’s consideration of ‘sensorship’ and articulation, I will examine how his poetry, primarily Bruits de langue, attempts to oppose the debasement of language by scrubbing, reviving and reinventing various linguistic articulations, from the phonetics to the syntax, through the word, the verse, the stanza, etc.
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La vie commune de Lydie Salvayre : chronique des dominations ordinaires
Sylvie Servoise
p. 173–187
RésuméFR :
Il s’agit dans cet article de montrer, à travers l’exemple du roman La vie commune (1991), comment Lydie Salvayre offre une analyse particulièrement fine des rapports de domination ordinaire entre individus. Non seulement l’auteure explore dans ce texte l’extraordinaire imbrication des formes de domination et leurs articulations les unes aux autres, révélant ainsi la porosité des champs où elles trouvent à se déployer, mais elle le fait à partir du point de vue particulier des dominés qui évitent le conflit et ne cherchent pas, du moins frontalement, à secouer leur joug. Le lecteur de La vie commune se voit ainsi amené à questionner ce que La Boétie nommait le « monstrueux vice » qui consiste à se soumettre apparemment volontairement à autrui, quand bien même, et surtout, celui-ci nous maltraiterait. L’article interroge cependant le sens de cette notion de servitude volontaire, bien plus complexe qu’il n’y paraît : le roman de Salvayre ne met-il pas davantage en scène des individus qui, pour reprendre les termes de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, « cèdent » à la violence plutôt qu’ils n’y « consentent » ? Plus profondément, il semble bien que la notion de « servitude volontaire » ne soit opératoire ici que si l’on veut bien la comprendre, comme nous y invite Claude Lefort, autrement que comme le simple acquiescement, passif, à la domination et y voir, au contraire, le « désir de servir », propre à un sujet actif, dynamique, qui contribue, par ses aspirations mêmes, à nourrir la domination.
EN :
This article explores the idea that Lydie Salvayre’s novel Everyday Life (2006, [La vie commune, 1991]) offers a particularly subtle analysis of dominance relationships between individuals. In this narrative, not only does the writer examine the extraordinary imbrication of various forms of domination and their articulations, showing the porous nature of the fields in which they expand, but she does it from the specific point of view of the persons dominated who try and avoid conflicts and don’t necessarily, at least up front, attempt to throw off the yoke of domination. The readers of La Vie commune are invited to question what Etienne de la Boétie called the “monstrous vice” which consists in submitting oneself apparently willingly to someone else, even though that someone mistreats you, and maybe for that very reason. The article critically engages with this notion of “voluntary servitude”, trying to unfold its complexity: couldn’t it be that Salvayre’s novel stages individuals who, in the anthropologist Nicole-Claude Mathieu’s words, “surrender” to violence but don’t “consent” to it? On closer examination it appears that the notion of “voluntary servitude” may be useful here, as long as we understand it, not as a form of passive assent to domination, but, as Claude Lefort suggests, as a “desire to serve” expressed by an active and dynamic subject whose very aspirations nourish the domination that subjugates her or him.