Volume 54, numéro 3, 2018 Frontières du témoignage aux xviie et xviiie siècles Sous la direction de Frédéric Charbonneau
Sommaire (9 articles)
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Présentation : frontières du témoignage aux xviie et xviiie siècles
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Miné de l’intérieur : le fragile témoignage du voyageur dans l’Histoire des Sévarambes
Marie-Pierre Krück
p. 13–26
RésuméFR :
Dans l’Histoire des Sévarambes (1677), utopie romanesque présentée comme un ouvrage d’histoire et de géographie, Denis Veiras recourt aux tropes attendus des récits de voyages, notamment celui de l’autopsie – le témoignage oculaire – pour avérer son récit. Toutefois, malgré sa prétention à la véracité, le récit est sans cesse ébranlé de l’intérieur, déstabilisé par les différentes voix qui le tissent et qui mettent en cause l’unité épistémologique du témoin ; par la présence du ouï-dire au coeur de la relation de première main ; par les éléments dystopiques qui minent subtilement ce monde parfait. Ces failles de crédibilité affectent tant l’ethnographie que l’historiographie de la relation du capitaine Siden et la frappent d’incertitude, un peu comme les Histoires d’Hérodote, l’inventeur de la notion d’autoptes, de témoin oculaire, et constamment soupçonné de mensonge dans son témoignage paradigmatique sur l’Égypte ancienne.
EN :
In History of Sevarambes (Histoire des Sévarambes) (1677), a Utopian novel presented as an historical and geographical work, Denis Veiras resorts to the usual travel-writing tropes, including that of the “autopsy” – the eye-witness account – to give credence to his narrative. However, despite his claim to veracity, the story is persistently disrupted from within, destabilized by the various inter-weaving voices, which challenge the witness’s epistemological coherence; by the presence of hearsay inherent in the first-hand relationship; by the dystopian elements that subtly chip away at this perfect world. These cracks in the credibility affect both the ethnography and the historiography, of Captain Siden’s relationship and slap uncertainty on it, a little like the Histories of Herodotus, inventor of the notion of autopsies (autoptes), of eye-witness evidence, who is constantly suspected of untruths in his paradigmatic descriptions of Ancient Egypt.
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La valeur de l’erreur dans l’Histoire d’une Grecque moderne de Prévost
Audrey Faulot
p. 27–43
RésuméFR :
Les romans-mémoires, genre particulièrement en vogue en France dans le premier xviiie siècle, ont la particularité de faire parler un narrateur témoin de sa propre histoire. La valeur du témoignage proposé au lecteur repose alors sur l’articulation entre l’implication du mémorialiste et la prise de distance temporelle et réflexive rendue possible par les caractéristiques narratives du genre. Dans l’Histoire d’une Grecque moderne (1740) cependant, le mémorialiste, qui raconte une de ses « erreurs » – une passion hors norme –, insiste volontiers sur la précarité et les biais qui altèrent son témoignage. L’Histoire d’une Grecque moderne participe ainsi d’un changement d’horizon heuristique du témoignage : à mesure qu’il perd son rôle dans l’élaboration de la vérité, le témoignage se constitue en autre objet de connaissance, susceptible de ne plus délivrer un savoir que sur le témoin lui-même. Nous nous proposons dans cet article d’étudier les conséquences éthico-narratives de ce nouveau régime de l’erreur.
EN :
Romans-mémoires, a genre particularly in vogue in the first half of the 18th century in France, have the distinction of giving a voice to a narrator who is witness to his own history. The value of the testimony offered to the reader hinges on the interplay between the memorialist’s involvement and the temporal and reflexive distance made possible by the narrative characteristics of the genre. However, in The Greek Girl’s Story (1740) the memorialist, who recounts one of his “errors” – an extraordinary passion – readily acknowledges the precariousness and biases that alter his testimony. The Greek Girl’s Story thus participates in a heuristic change in the value of a testimony. No longer playing a role in unfurling the truth, the testimony becomes another object of knowledge, one that yields knowledge only on the witness himself. This article examines the ethical-narrative consequences of this new regime of error.
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En l’absence de témoin : l’histoire des temps reculés à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
Frédéric Charbonneau
p. 45–59
RésuméFR :
Au cours des années 1722-1724, quelques savants de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres – l’abbé Anselme, l’abbé Sallier, Louis Jean Lévesque de Pouilly et Nicolas Fréret notamment – débattirent vigoureusement du degré de foi qu’il fallait accorder aux oeuvres historiques anciennes lorsque les rares témoignages contemporains des faits qu’elles relataient et sur lesquels elles auraient pu s’appuyer paraissaient douteux, comme c’était le cas pour les quatre premiers siècles de Rome. En nous penchant sur les textes de cette querelle, nous réfléchissons au rôle tenu à l’époque par le témoignage dans la connaissance historique, aux conséquences de sa raréfaction, de sa fragmentation, voire de son absence : comment l’histoire, qui est testis temporum selon le magnifique éloge de Cicéron (De Oratore 2, 9), peut-elle subsister sans testis ? Nous éclairons par cet examen, dans la transition lente d’une pratique littéraire de l’histoire à sa pratique scientifique, le rôle des monuments, des traités, des lois, des relevés astronomiques et des autres archives qui ne transcrivent ni témoignage ni mémoire personnelle.
EN :
During the years 1722-1724, several savants of the Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres – notably Abbé Anselme, Abbé Sallier, Louis Jean Lévesque de Pouilly and Nicolas Fréret – vigorously debated just how much credence to accord the ancient historical works when the rare contemporaneous factual testimonies and their underpinning “facts” seemed questionable, as was the case in the first four centuries of Rome. Our study of the texts examines the role of testimony during that period in relation to historical knowledge, the consequences of its rarity, its fragmentation, even its absence: how could history, which is testis temporum, according to Cicero’s magnificent eulogy (De Oratore 2, 9), subsist without testis? Through this examination we elucidate, in the slow transition from a literary to a scientific practice of history, the role of monuments, treatises, astronomy reports and other archives that convey neither testimony nor personal accounts.
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Le Testament de Philippe Fortin de La Hoguette entre témoignage sur soi-même et témoignage de l’esprit
Louis Laliberté-Bouchard
p. 61–82
RésuméFR :
En dépit de son titre, le Testament de Philippe Fortin de La Hoguette ne paraît pas testamentaire, surtout comparé à la tradition littéraire, ironique et polémique, incarnée par François Villon. Pour rendre compte d’un tel texte, il faut momentanément abandonner le modèle notarial de la tradition satirique pour se tourner vers l’étymologie : celle du testis, qui fait du testateur un témoin, et celle de la testatio mentis, qui fait du testament un témoignage de l’esprit. Ce détour permet de constater d’une part l’avantage rhétorique de la posture testamentaire – où l’on ne peut mentir, et où, pour cette raison, le témoignage ne peut être contesté –, et d’autre part la liberté intrinsèque de cette forme d’écriture, dans laquelle le message du testateur devient un bien à part entière.
EN :
Despite its title, Testament by Philippe Fortin de La Hoguette doesn’t appear testimentary, especially compared with the literary, ironic and polemic tradition characterized by François Villon. To approach such a text, one must momentarily abandon the notarial model of the satiric tradition to delve into the etymology of certain terms: that of testis, which makes the witness a testator, and that of testatio mentis, which makes the testimony a declaration of the mind. This detour makes it possible to observe, on the one hand, the rhetorical advantage of the testamentary position – where lying is enabled, hence making the testimony uncontestable – and, on the other hand, the intrinsic freedom of this form of writing, where the testator’s message becomes a wholly separate item.
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Faire peuple : le témoignage de deux révolutionnaires ordinaires : S.-P. Hardy et A. Duquesnoy, mai-octobre 1789
Pascal Bastien et Guillaume Mazeau
p. 83–106
RésuméFR :
Siméon-Prosper Hardy (1729-1806) est un ancien libraire de la rue Saint-Jacques, petit notable bien connu des circuits jansénistes. Adrien Duquesnoy (1759-1808) est député du Tiers-État aux États généraux réunis à Versailles en mai 1789. Les deux ont rédigé des centaines de pages de notes, d’observations, de témoignages et de récits d’événements sur lesquelles Pascal Bastien (Hardy) et Guillaume Mazeau (Duquesnoy) se sont penchés. Souvent présentés comme des « journaux », les manuscrits constituent surtout des notes à partager, par cahiers, lettres ou lectures publiques, dans les réseaux où l’un et l’autre s’inscrivent. Hardy est membre du district des Mathurins et a participé, en avril 1789, aux assemblées du Tiers-État : il suit donc les travaux de Versailles avec attention. Hardy et Duquesnoy offrent ainsi, dans un intéressant jeu de miroir, un regard sur Paris et Versailles. Sur les mêmes événements, les témoignages diffèrent largement et proposent une vision beaucoup plus complexe de la Révolution que celle à laquelle on l’a souvent réduite. En croisant leur récit parallèle de la Révolution, de mai à octobre 1789, il devient possible de comprendre le parcours, les regards et les temporalités différents, de deux « révolutionnaires ordinaires ». Un regard parallèle sur les pratiques d’écriture, sur la conscience historique et sur la citoyenneté vécue, sera ainsi présenté à travers l’écriture immédiate des premiers mois de la Révolution.
EN :
Siméon-Prosper Hardy (1729-1806) was a bookseller on the rue Saint-Jacques in Paris, a well-known figure in Jansenist circles. Adrien Duquesnoy (1759-1808) was an elected deputy of the Third Estate (commoners) to the Estates-General that met at Versailles in May 1789. The two wrote hundreds of pages of notes, observations, testimonies and descriptions of events, which have been extensively researched by Pascal Bastien (Hardy) and Guillaume Mazeau (Duquesnoy). Often presented as “diaries,” the manuscripts mainly comprise notes to be shared in the form of booklets, letters or public readings, within each one’s respective networks. As a member for the (Paris) district of Mathurins, Hardy in April 1789 participated in the Third Estate assemblies, assiduously following the work at Versailles. Hardy and Duquesnoy thus provide an interesting play of mirrors, reflecting the views from Paris and Versailles. The widely differing testimonies on the same events yield a much more complex view of the Revolution than our generally distilled version. These parallel accounts of the Revolution from May to October 1789 make it possible to understand the unfolding of events and the different observations and timelines from two “ordinary revolutionaries.” A parallel look at writing practices, the historical awareness and the actual citizenry are also presented through direct writings on these early months of the Revolution.
Exercices de lecture
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Mémoire de l’événement dans La compagnie des spectres et Pas pleurer de Lydie Salvayre
Corinne Grenouillet
p. 109–130
RésuméFR :
Les deux romans de Lydie Salvayre, La compagnie des spectres (1997) et Pas pleurer (2014) sont étudiés conjointement en raison de leurs parentés diégétiques et formelles. Le premier a été lu comme un « roman sur Vichy » et le second met en scène la mémoire de la révolution espagnole de 1936 et de la guerre civile. L’article replace ces deux livres dans le contexte mémoriel de leur parution et en dégage les enjeux. Ils sont porteurs de projets différents, témoignant d’un rapport au passé complexe et parfois douloureux. En montrant que l’événement historique est un spectre qui vient hanter le présent et en explorant la mémoire des petits et des vaincus de l’histoire, ces deux romans expriment une sensibilité politique de gauche.
EN :
Lydie Salvayre’s two novels, La compagnie des spectres (1997) and Pas pleurer (2014) are studied jointly because of their diegetic and formal kinship. The first was read as a “novel about Vichy,” and the second deals with the memory of the Spanish Revolution of 1936 and the Civil War. The article places these two books in the context of their publication and highlights their stakes. They carry different projects, testifying to a complex and sometimes painful past. By showing that the historical event is a specter that haunts the present and by exploring the memory of the small and the vanquished in history, these two novels express a left-wing political sensitivity.
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« Un pays, une langue, une ville ? » : mémoire(s) torsadée(s) et « zones frontières » de l’autobiographie dans Une autobiographie allemande et Gare d’Osnabrück à Jérusalem d’Hélène Cixous
Alice Michaud-Lapointe
p. 131–146
RésuméFR :
De quelle(s) langue(s) naît-on, et comment ? Il y a la langue-Mère, celle qui arrive comme un don, puis la seconde langue, celle dont on s’éprend et qui bouleverse les affects et les souvenirs. Chez Hélène Cixous, et plus particulièrement dans Une autobiographie allemande et Gare d’Osnabrück à Jérusalem, les langues apprises et rêvées se superposent dans l’écriture autobiographique : Allemagne et Algérie se fondent, la ville d’Oran ressurgit dans celle d’Osnabrück (ou Jérusalem), les syllabes de l’allemand, de l’anglais et du français miroitent et se réfléchissent dans la parole. La question de l’appartenance, pour l’écrivaine, ne relève jamais de l’ordre du territoire fixe, mais creuse plutôt les fluidités temporelles et l’hybridité mémorielle. Cet article propose une analyse des « zones-frontières » du récit de soi cixousien à travers l’image de la torsade, qui se trouve au fondement même de la pratique d’écriture autobiographique de l’écrivaine. Par le chemin de « l’inventer vrai » où se côtoient jeux temporels et non-savoirs, Cixous entreprend une traversée identitaire et qui interroge la figure de la langue-Mère, de la mort en revenance, ainsi que l’idée de « vérité vécue » prise comme voyage fantasmé. Cet essai se consacre aux modalités de l’écriture de Cixous, écriture capable de s’infiltrer subrepticement dans les lézardes et les fissures d’une mémoire personnelle dont il faut textuellement lier et délier, tresser et détresser les fils afin de saisir toute sa complexité.
EN :
From which languages are we born, and how? There is the Mother Tongue, the one that arrives as a gift, then the second language, the one we come to love, that stirs our emotions and memories. With Hélène Cixous, and more specifically in Une autobiographie allemande and Gare d’Osnabrück à Jérusalem, the languages learned and dreamt of overlap in autobiographical writing: Germany and Algeria merge, the city of Oran resurfaces in that of Osnabrück (or Jerusalem), the syllables of German, English and French are reflected in the word. For the writer, the question of belonging is never a question of fixed territory, but rather one of temporal fluidity and hybridity of memory. This article provides an analysis of the “border zones” of the Cixousian self-narrative through the image of intertwining that underpins the writer’s autobiographical writing practice. Throughout the notion of “true invention” where temporal games and non-knowledge meet, Cixous undertakes a journey of identity that questions the figure of the Mother Language, of recurrent death, as well as the idea of “lived truth” taken as a fantasized journey. This essay focuses on the modalities of Cixous’ writing, a writing capable of surreptitiously infiltrating the cracks and fissures of a personal memory whose threads must be textually bound and loosened, braided and destroyed in order to grasp all its complexity.
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Poétique de l’épistolarité romanesque dans l’oeuvre de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont
Beatrijs Vanacker
p. 147–166
RésuméFR :
Au sein de son oeuvre impressionnante, le rôle de Beaumont romancière, peu étudié jusqu’à présent, se déduit d’une importante série de romans publiés à des moments-clés de sa carrière. Dans ce parcours, c’est bien la période 1765-1767 (entre le Magasin des Jeunes Dames [1764] et le Magasin des Pauvres [1768]) qui marque l’intérêt de l’auteure pour la fiction romanesque. Pendant ces trois ans, Leprince de Beaumont publie autant de romans, à savoir Lettres d’Émérance à Lucie (1765), Mémoires de Mme la Baronne de Batteville (1766) et La nouvelle Clarice, histoire véritable (1767). Dans cette architecture romanesque en trois étapes, la cohérence interne est en large mesure assurée par la récurrence de passages de « lecture performante », qui servent de marqueurs intradiégétiques d’un projet de mise en récit fictionnelle. De ce fait, Leprince de Beaumont se montre d’une part une observatrice perspicace des stratégies narratives en vigueur à son époque, à travers sa mise en oeuvre d’un processus de négociation fictionnelle qui prépare et légitime la publication à proprement parler. Mais chez Leprince de Beaumont, la scénographie légitimante s’intègre en outre dans une poétique romanesque à forte orientation didactique. Les nombreuses scènes de lecture, que l’auteure prend soin d’attribuer à des héroïnes-narratrices exemplaires, marquent en même temps l’empreinte d’un programme éducatif qui passe outre le registre purement romanesque. En effet, si les rédactrices en question se décident à rédiger et faire circuler les récits de vie de leurs correspondant(e)s, Leprince de Beaumont les fait bien insister sur la logique d’édification qui justifie ce passage d’histoire privée à récit public. Dans sa capacité de prêter la voix au(x) lectrice(s)-romancières intradiégétique(s), le mode épistolaire s’avère ainsi particulièrement propice aux enjeux didactiques de Leprince de Beaumont romancière.
EN :
Within Leprince de Beaumont’s impressive oeuvre, her role as a novelist has remained largely unexplored so far, even if her literary career was marked by a continuous interest in novel writing. This was especially the case during the three year-interlude (1765-1767) between Magasin des Jeunes Dames (1764) and Magasin des Pauvres (1768), when she published three novels: Lettres d’Émérance à Lucie (1765), Mémoires de Mme la Baronne de Batteville (1766) and La nouvelle Clarice, histoire véritable (1767). The internal coherence of this novelistic “triptych” is due mainly to the recurrence of performative reading scenes, which serve as intradiegetic markers of a fictionalization of the novel writing process, appearing in all three of the novels. By doing so, Leprince de Beaumont certainly proved to be an acute observer of the narrative strategies at play in the literary field of her time, which informed a widespread process of inner-fictional legitimation, facilitating the novels’ actual publication. Yet, in Leprince de Beaumont’s oeuvre, this “scénographie légitimante” also fits in with the author’s predominantly didactic view on novel writing. The numerous reading scenes, which she cleverly attributes to exemplary feminine narrators/heroines, at the same time designate the outline of a didactic program surpassing the novelistic regime. In Leprince de Beaumont’s fiction, the motivation for writing and publishing the life stories of some of the main characters arises from within the fiction itself, thus being informed by their edifying nature which, in itself, serves to justify the inner-textual transition from private history to public story. In its capacity to lend a voice to intradiegetic readers (turned writers), the epistolary form thus functions as an ideal fictional platform for Leprince de Beaumont’s educational purposes.