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Sur les bouleversements intervenus dans le champ des institutions théâtrales avec et par les événements de mai 1968, ou ce que l’on pourrait appeler avec Robert Frank « les années 1968 » pour prendre en considération « les années 60 vues à travers le prisme de 68 », ou en d’autres termes « ce qui précède 68, l’événement 68 même et ce qui suit », de sorte à « démêler l’écheveau des discontinuités[1] », Marie-Ange Rauch[2], Marion Denizot[3] et Emmanuelle Loyer[4] ont apporté des éclairages décisifs. Ce n’est donc pas cette dimension politiquement institutionnelle qui sera interrogée ici, mais la manière dont, alors que « le théâtre engagé des années 40 et 50 a fait long feu[5] », des écritures dramatiques délestées « du très conscient échafaudage moral de l’engagement sartrien[6] » permettent de concevoir les apories de la contestation. Entre affirmation du Désir (freudien) et appétit de Révolution (marxiste), les utopies esthétiques appelées par les événements de 1968 peinent à se déployer, soit qu’elles ne trouvent, littéralement, pas de place, soit qu’elles se heurtent à des menaces de dissolution. C’est ce que l’on s’efforcera de percevoir à partir de l’exemple de deux des plus grands dramaturges français de la période : Armand Gatti et Michel Vinaver. Nés dans les années 1920 (1924 pour Gatti et 1927 pour Vinaver), tous deux sont en 1968 des créateurs expérimentés, qui choisissent d’interroger, au coeur de leur(s) création(s), la possibilité même d’une ou de plusieurs révolutions. Mais tandis que l’un (Gatti), figure majeure du théâtre politique et tenant d’un théâtre avec le peuple, s’éloigne toujours davantage, bon gré mal gré, des lieux où le théâtre institué se fait, l’autre (Vinaver), regardé par Barthes comme le héraut d’un théâtre critique révélateur d’un « monde sans procès[7] », y fait retour, renonçant à dissocier la libération du recyclage pour promouvoir un objet dramatique insoluble.

« En quête d’autres formulations » (Gatti)

À partir du 15 mars 1968, le metteur en scène Guy Rétoré crée au Théâtre de l’Est parisien (Paris) Les treize soleils de la rue Saint-Blaise, une pièce d’Armand Gatti, avec une musique de Diego Masson, dans des décors et costumes d’Hubert Monloup. Pour Michel Séonnet, « [c]’est Mai 68 avant mai 68 », puisque « tout y est » : les barricades, la « contestation du savoir », « la suggestion – qui fleurira sur les murs de Mai – selon laquelle sous les pavés, il pourrait y avoir la plage[8] ». Et pourtant, précise-t-il, « ce n’est pas la pièce qui “reflète” un état d’esprit de l’époque. C’est bel et bien l’époque qui – sans le savoir – s’engouffre dans les mots de Gatti[9]. » Ce qu’évoque cette pièce, en effet, c’est, à la suite du projet préfectoral de destruction du quartier de Charonne pour y construire des immeubles de standing, la résurgence de l’idée de la Commune dans ce xxe arrondissement parisien, dont Charonne fut l’un des quartiers rouges. Une institutrice, dans un cours du soir, propose à ses élèves adultes un sujet de réflexion : « essayez de personnifier le soleil qui se lève chaque matin sur notre rue – et d’imaginer quelles seront ses réactions devant l’événement qui nous intéresse[10] ». Chacun reconstruit donc la rue à partir de ses besoins et du soleil tel qu’il le pense : soleil mystique, marginal, revendicatif, baroque, excentrique, commémoratif…

La correction des copies, résume Gatti, fera apparaître deux attitudes irréconciliables : ceux qui vont vers les barricades et ceux qui se dirigent vers les vacances. Après un certain nombre de péripéties, les soleils inadaptés, rejetés dans les poubelles de l’histoire, tenteront de s’organiser pour atteindre le soleil primordial, c’est-à-dire une image d’eux-mêmes plus grande qu’eux. C’est l’échec, d’où la nécessité de reculer pour redevenir des hommes. Ce retour au réel débouche sur une remise en cause de la culture de l’institutrice « qui ne fait que réchauffer les fêtes mortes de l’esprit » à partir d’une notion de la culture encore balbutiante et frémissante qui commence à la Commune et se nourrit des luttes de chaque jour[11].

La quête de la montre d’Eugène Varlin – militant de l’Association Internationale des Travailleurs, communard, fusillé en 1878 par les Versaillais – emblématise la nécessité de s’approprier, « à l’indicatif futur[12] » plutôt qu’au passé, et « sans l’identification » qui maintient « toujours en exil[13] », une culture habitée. À la demande du réalisateur Marcel Bluwal, Gatti écrit parallèlement pour l’ORTF le scénario d’une série de trois émissions d’une heure sur la Commune de Paris, en vue de son centenaire. Les événements de mai 1968 mettront fin au projet. Michel Séonnet n’a donc pas tort de signaler qu’il s’agit moins pour Gatti, avec Les treize soleils, de faire place à des préoccupations d’époque que de continuer à déployer les questions qui traversent une oeuvre ayant en son coeur la « seule révolution qui compte », surtout pour un soleil : « Celle qu’il fait sur lui-même[14]. » D’ailleurs, en mai, Guy Rétoré ferme son théâtre, refusant qu’il soit occupé par les jeunes du quartier, de sorte que la pièce n’est pas redonnée. Quant à Gatti, les mains brisées par les coups de matraque d’un CRS alors qu’il discutait dans la rue avec un ami, il passe l’essentiel du mois confiné, empêché par ses plâtres et ses attelles[15].

La rencontre des Treize soleils avec les contestations de mai semble ainsi à la fois contingente et nécessaire. Armand Gatti le dira à Denis Bablet : mai 1968 « était devenu une nécessité[16] ». Une fois encore, le fait est souligné : il s’agit moins de ce qui se joue « sur le plan de l’imagination » (« les barricades, la remise en question de la culture, les rapports humains repensés… ») que de la « situation d’auteur dramatique face au système[17] ».

Car ce qu’inaugure Gatti avec Les treize soleils, à la faveur de la commande de Rétoré, ce sont de nouvelles modalités d’entrée en écriture, aussitôt repérées par la critique comme une aventure inédite, tantôt regardée comme une « expérience » et un « risque », tantôt moquée. Pour Renée Saurel, qui rend compte du spectacle dans Les Temps modernes, cette expérience et ce risque se confondent avec la quête d’un « théâtre à vocation populaire[18] », qui se détourne des préoccupations du public bourgeois des théâtres privés. En invitant, autour d’Armand Gatti, une trentaine d’adhérents du Théâtre de l’Est parisien – « deux prêtres, un syndicaliste, un Noir, des gens choisis en raison de leur activité et de leurs contacts sociaux[19] » – à participer à la naissance d’une pièce, Guy Rétoré aurait voulu approfondir leur relation au théâtre tout en se rapprochant d’eux. Une double question leur était adressée : « Quels sont les problèmes contemporains importants qui prennent leurs racines dans vos préoccupations quotidiennes ? Si vous étiez auteur dramatique, sur quoi écririez-vous[20] ? » Au cours des cinq réunions et vingt-cinq heures de débat qui suivirent, dirigés par Émile Copfermann, il fut question « de l’habitat, des constructions de H.L.M., des salaires, des jeunes, du tiercé, de la femme dans la société moderne, des vacances, etc. » sans que jamais ne cessent de venir « battre, inlassable[s] comme la mer », « les événements du jour : Vietnam, la guerre israélo-arabe[21] ». « Tous, militant à divers titres, suggéraient que Gatti écrive leur propre histoire », se souvient Émile Copfermann, « ce que Gatti ne souhaitait pas, puisque ce thème du militant, il l’avait déjà traité dans Un homme seul[22] », une pièce antérieure[23]. Face à ce matériau débordant et à cette exigence des débatteurs, Gatti dit s’être senti comme pris de vertige : comment « entrer dans le quotidien de gens que l’on ne connaît pas, étudier leurs visages, leurs mains, leurs regards, qui semblaient toujours vouloir dire quelque chose qu’ils n’arrivaient pas à exprimer[24] ? ». Les notes et les enregistrements accumulés ne suffisent pas : « Rien de plus fragile qu’une discussion. Les uns, les autres peuvent parler pendant des heures sans qu’on sache qui ils sont[25]. » Gatti estime devoir apporter de l’extérieur ce qui à ses yeux manque à ce « script[26] » : la possibilité d’une incarnation. Après plusieurs séances, il relance les débats par deux nouvelles questions : « aujourd’hui, la Résistance, comment la voyez-vous ? Et que voudriez-vous être[27] ? » Que l’un des participants, un Antillais, Maximin, ait alors lancé « Un soleil ! » suffit à mettre en branle le processus créatif. Les débatteurs, eux, se sentent floués, trahis, comme si « leur propre réalité leur échapp[ait] pour grossir l’imagination de Gatti[28] ». Émile Copfermann se souvient de leur indignation presque unanime, à la lecture de la pièce achevée : « de quel droit avait-il trié, choisi, inventé[29] ? » « Écrivain public ou public écrivain ? », fait mine de s’interroger Claude Olivier dans Les Lettres françaises[30]. Quant à l’acerbe Jean-Jacques Gautier, il persifle dans Le Figaro : « Je donnerais cher pour savoir si [les adhérents du T.E.P.] ont reconnu une seule de leurs préoccupations à travers les divagations solaires, astrales, planétaires de M. Gatti », avant de conclure : « Si les habitants du xxe ont trouvé leur poète, tant pis pour eux, ils l’ont. Si c’était la pièce qu’ils voulaient, tant pis pour eux, ils l’ont[31]. » Il ne s’agit pas pour autant, tous en tombent d’accord[32], d’écriture collective stricto sensu, d’écriture qui mobilise plusieurs mains, au sens où le Manifeste des 121, à l’automne 1960, put être présenté par Mascolo, l’un de ses initiateurs, comme un texte sans signataire, avec seulement des coauteurs, jusques et y compris quand ces coauteurs s’étaient désolidarisés du texte dont ils avaient infléchi la teneur[33]. Il s’agit plutôt d’une écriture collaborative, d’une écriture participative, de ce que Michel Séonnet appelle une « écriture avec[34] », une « écriture-à partir de[35] », pour signifier, peut-être, la part irréductible apportée par chacun de ses participants et leur non-substituabilité. Et sans doute les exégètes de l’oeuvre y sont-ils d’autant plus sensibles[36] que ce mode d’entrée en écriture, cette « écriture plurielle[37] » qui implique et dépasse les démarches individuelles, portée par la présence du poète, impulse l’essentiel de l’aventure gattienne. L’écriture dite « collective », telle que la vit Gatti, est en effet exercice de création, forcément solitaire. L’opération « 1 + 1 + 1 + 1 + …[38] » pourrait en être la traduction algébrique.

Mais il n’y aurait rien de bien neuf à ce que ces contributions aient fait office de matériau documentaire dont le poète se serait emparé – « inspiré », allait jusqu’à avancer Rétoré[39], reprenant à son compte une vieille antienne que Gatti semblait ne pas désavouer[40]. Et l’on perçoit aussitôt que Gatti a vite jugé illusoire le désir de relais dans la création. La véritable nouveauté tient plutôt à la nécessité d’enraciner la parole des personnages, de lui offrir pour point d’appui, pour socle, des identités réelles ou souhaitées. La question « que voudriez-vous être[41] ? », inaugurée à ce moment, semble être prolongée par les « qui je suis ? », que Gatti constitue en préliminaire rituel adressé à chacun des participants aux expériences théâtrales qu’il mène depuis, et ce, jusqu’aux toutes dernières créations[42]. Car, dès l’écriture des quatre mini-pièces du Petit manuel de guérilla urbaine, en octobre 1968, le dramaturge, renonçant à faire appel à des comédiens de profession, ne conçoit plus de mener ses aventures théâtrales qu’avec « des hommes et des femmes réels[43] » : infirmières (La journée d’une infirmière ou pourquoi les animaux domestiques), lycéens (Les hauts plateaux ou Cinq leçons à la recherche du Vietnam pour une lycéenne de Mai), militants (La machine excavatrice pour entrer dans le plan de défrichement de la colonne d’invasion Che Guevara), plus tard rejoints par des détenus (Les combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis), et autres déshérités de la vie et du langage… Il n’est plus désormais de participation qui ne coïncide avec une verbalisation, autant dire une prise de conscience, cette révolution sur soi-même à laquelle invite Gatti dès Les treize soleils de la rue Saint-Blaise. Pour être politique, le théâtre ne doit pas s’épuiser dans le moment de la représentation, mais faire lever les questions. Théâtre non plus de participation, mais « acte de conscience qui dit non[44] ». Barthes ne disait pas autre chose en posant le savoir politique, produit de la conscience historique des hommes, en premier objet de l’action politique[45].

Cette mutation gattienne procède aussi d’un événement majeur dans la trajectoire de l’oeuvre, également survenu en 1968 : l’interdiction de la pièce d’abord intitulée La passion du général Franco qui devait être représentée au Théâtre national populaire. En Allemagne fédérale, où elle a été créée le 6 novembre 1967, la pièce, parce qu’elle évoque l’Espagne franquiste à travers l’émigration née de la guerre civile, s’était déjà heurtée à une demande d’interdiction du gouvernement espagnol, écartée par le gouvernement allemand. En France, son inscription à la saison du répertoire du T.N.P. – répertoire soumis à l’approbation du ministère des Affaires culturelles – ne pose d’abord pas problème. Le 8 octobre 1968, sur intervention de l’ambassade d’Espagne, les Affaires culturelles exigent une modification de titre, et la suppression de toute mention nominative (« Franco », « Caudillo », etc.). La pièce, désormais intitulée Passion en violet, jaune et rouge et toilettée, figure au programme du Théâtre et doit y être jouée à partir du 11 février 1969. Soixante personnes (comédiens, décorateurs, costumiers…) sont mobilisées pour la réalisation du spectacle, les répétitions débutent, 35 000 places sont louées quand, le 18 décembre 1968, sur une intervention de l’ambassade d’Espagne à Paris auprès de Michel Debré, ministre des Affaires étrangères, le gouvernement français, invoquant des « règles internationales en usage », ordonne que « soit retirée du répertoire de ce théâtre national cette pièce, qui ne pourra donc être représentée que sur une scène privée[46] ». Des protestations surviennent aussitôt contre ce « premier cas d’interdiction directe et préalable d’une oeuvre théâtrale pour un motif politique[47] ». Le Syndicat national de l’enseignement supérieur se dit solidaire ; les professionnels du spectacle se mobilisent ; Marguerite Duras fait entendre sa protestation aux spectateurs venus assister, salle Gémier, à la représentation de L’amante anglaise ; le député communiste Roland Leroy dépose une question écrite sur le bureau de l’Assemblée nationale ; des artistes et directeurs de maisons de la culture et théâtres populaires[48] s’inquiètent de la confusion opérée entre subvention et sujétion ; François Mitterrand, député de la Nièvre, demande au premier ministre, dans une question orale, de bien vouloir définir les pouvoirs et les devoirs du pouvoir exécutif dans le domaine de la création littéraire et artistique ; des groupements de spectateurs proposent de louer à titre privé, pour dix représentations, le palais de Chaillot… Le 28 décembre, Jean-Paul Sartre monte sur la scène du T.N.P. avant que ne débute la représentation du Diable et le Bon Dieu. Il dit son indignation :

Le Ministère a-t-il oublié que le T.N.P. a été créé sinon contre les théâtres privés, du moins pour les personnes qui n’ont pas les moyens de s’y rendre. […] À moins qu’on n’ait rien oublié du tout, au gouvernement, et surtout pas les rancunes du mois de mai. À moins que ce coup de force ait précisément pour but le public populaire. De fait, il apparaît à une époque trouble, et puis il a des précédents fâcheux. On a chassé Barrault de l’Odéon pour avoir refusé de risquer des accidents graves, en coupant le courant quand le théâtre était occupé, on a chassé de la Télévision une centaine de journalistes, préférant la détruire et lasser les téléspectateurs plutôt que de laisser dire la vérité sur le petit écran. Ce nouvel épisode est tout à fait dans le style de la répression qui s’accentue de jour en jour.

Qui dit que l’autorité, qui n’aime pas beaucoup les masses et l’a prouvé, ne désire pas justement détruire ce public populaire qui s’est organisé, ici autour des pièces de Brecht, de Gorki, de Gatti, de Dürrenmatt[49] ?

La location de la salle est refusée. Le public, pris à partie, se mobilise : un comité contre la censure est créé, animé par Émile Copfermann ; des assemblées générales sont tenues ; 13 359 personnes écrivent au ministre des Affaires culturelles pour l’interpeller. Le ministre a beau répéter que « [c]e ne sont pas des motifs d’ordre culturel, mais des motifs d’ordre diplomatique » qui ont prévalu, « le caractère national d’une scène […] s’oppos[ant] à ce qu’on y évoque le chef vivant quel qu’il soit d’un État étranger avec lequel la France entretient des relations diplomatiques », et la liberté d’expression n’étant pas en cause « puisque cette pièce peut être représentée partout ailleurs sous la seule réserve du délit d’offense à chef d’État étranger[50] », la protestation s’amplifie. Tandis que les uns rappellent à André Malraux qu’il fut un jour l’auteur de L’espoir[51], d’autres lui remémorent sa position lors de l’affaire des Paravents[52].

Rien n’y fait. La passion du général Franco devenue La passion en violet, jaune et rouge ne sera pas représentée au T.N.P. Gatti écrit alors L’interdiction, ou Petite histoire de l’interdiction d’une pièce qui devait être représentée en violet, jaune et rouge, dans un théâtre national. Le spectacle est une autoproduction du Groupe V, un groupe formé autour de la pièce V comme Vietnam et du travail de Gatti. Il est créé le 24 avril 1969 au théâtre de la Cité universitaire. Le comédien Daniel Dubois s’en souvient comme d’« une espèce de comédie farcesque, burlesque contre le pouvoir[53] », s’ouvrant sur l’arrivée de CRS venus interdire La passion, « une pièce sans décor », avec simplement quelques malles d’où sortaient des têtes de ministres en marionnettes (le ministre de l’Intérieur, le ministre des Affaires étrangères, Malraux). Il faudra toutefois attendre 1976 pour que la troisième version de la pièce, composée en 1972 et intitulée La passion du général Franco par les émigrés eux-mêmes, soit créée aux Entrepôts Ney-Calberson, à Paris.

Dans l’intervalle, Gatti qui, comme le relève Michel Cournot, aurait pu « devenir écrivain célèbre ou l’un de ces metteurs en scène qui sont comme les phares du métier, auxquels les dirigeants confient un grand théâtre, dont les spectacles voyagent, pour le prestige du pays[54] », a conçu un théâtre hors les murs : un théâtre portatif, léger, pouvant être joué sans décors, à personnel réduit, d’abord ; un théâtre ancré « dans les espaces réels où une vie d’homme peut s’inscrire[55] » (école, caserne, usine, prison…), ensuite. Le lieu n’est plus alors simplement décor ou structure d’accueil ; c’est une forme, une architecture qui récuse l’illusionnisme et engage le langage théâtral en permettant à chacun de s’en emparer comme d’un espace (utopique) de création (poétique) continue. Car Mai, selon Gatti, a « fait éclater les contradictions[56] », en révélant combien les artistes étaient in fine plus préoccupés de se trouver une utilité sociale et de justifier leur rôle que d’avoir une action réelle. À sa suite, les uns auraient choisi de rester du côté du théâtre traditionnel pour poursuivre « le combat à l’intérieur du système », tandis que les autres – au nombre desquels il se compte – seraient « partis en quête d’autres formulations[57] », renonçant à chercher la vérité dans le langage politique pour la guetter du côté d’un langage poétique qui met la réalité en état de polylogue et permet que se déploient des circulations inouïes, des échanges impensés[58].

Absorption et insoluble (Vinaver)

Mai 1968 et l’interdiction de la Passion semblent ainsi conjuguer leurs effets pour infléchir la trajectoire gattienne du dedans au dehors des théâtres. Le parcours vinavérien au même moment est inverse. Quand Michel Vinaver entreprend l’écriture de Par-dessus bord, à partir de 1967, mais principalement durant les étés 1968 et 1969, il est PDG de la filiale française de Gillette. Professionnellement reconnu pour ses activités entrepreneuriales, il vit en tant que dramaturge ce qu’il désigne, non sans humour, par contraste avec la « Longue Marche » de Mao Zedong, comme sa « Longue Panne[59] » : panne de l’écriture théâtrale, d’abord, entre la composition d’Iphigénie Hôtel (1959) et la conception de Par-dessus bord ; « panne de production[60] », ensuite, puisqu’aucune pièce de lui n’est créée à la scène entre 1959 (La fête du cordonnier par Wilson) et 1973 (Par-dessus bord par Planchon et La demande d’emploi par Jean-Pierre Dougnac). Il est donc dehors. Il est aussi clivé entre « deux vies non communicantes […] sans conflit intérieur[61] » apparent : celle du cadre, puis de l’homme d’affaires Michel Grinberg (son nom de naissance) ; celle du romancier devenu dramaturge Michel Vinaver (nom de naissance de sa mère, choisi pour devenir son nom de plume). Pour la première fois, Par-dessus bord fait de l’expérience professionnelle l’une des matrices de l’oeuvre, opérant la « jonction » des deux activités et des deux personnalités :

Le débouchage s’est produit « un beau jour » que m’est venue la pensée (jusqu’alors impensable) qu’il était possible de lier mon existence professionnelle et mon existence d’écrivain, qu’à la limite je pouvais essayer de les rapprocher jusqu’à ce qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ; qu’en tout cas l’écartèlement entre les deux modes d’activité était peut-être un faux problème, qu’il fallait ne plus être coupé en deux. […] Par-dessus bord a été au départ un acte d’exorcisme. Après avoir si longtemps joué à cache-cache avec moi-même, risquer de s’accepter, accepter de se raconter. Se raconter pour sortir de l’ornière. Se raconter, mais sur le mode bouffon[62].

L’« autocensure[63] » est levée. La « crise de la fable[64] » n’est plus de saison. Pour Vinaver-Grinberg, une telle jonction ne peut qu’entraîner une « sanction » et l’« éjection de l’entreprise[65] », mais la sanction ne vient pas. « Quitter Gillette ? » s’interroge Vinaver dans les notes contemporaines de la rédaction de Par-dessus bord. « Seulement quand je serai devenu moi-même un produit lancé et standing on his feet ( a) volume, b) profit, c) notoriété ). Pour cela espérer que Par-dessus bord devienne une locomotive. Tout faire pour (du bon marketing that is)[66] ». Interrogé par Libération en mai 2008, quarante ans après les événements de Mai, sur d’éventuels regrets qu’en tant qu’auteur de Par-dessus bord il aurait pu éprouver à constater le calme dans l’entreprise dont il était PDG, il répond qu’il a « été un peu sidéré qu’il n’y ait […] aucune ride à la surface du climat social » dans l’usine d’Annecy, qui abritait le siège de l’entreprise, mais que lui était sans état d’âme « dans [s]on rôle de patron[67] ». Il est désormais dedans : comme patron et comme auteur.

Christian Schiaretti, qui met en scène la pièce en 2008 le note : ce qui frappe d’abord, c’est la « place relative[68] » qu’occupent les événements eux-mêmes dans cette « épopée du capitalisme contemporain », dans cette « guerre des mondes » qui oppose « une entreprise familiale de papier toilette » à une « concurrence américaine agressive » qui « finira par l’absorber », et où se joue « l’américanisation de notre société, de la libéralisation des moeurs à la mondialisation, du marketing à la société de consommation, du management à la civilisation des loisirs[69] ». Deux échos, tout juste, peuvent y être trouvés que Gérald Garutti, conseiller littéraire du metteur en scène, estime « très discrets[70] ». Si le premier, au sein du deuxième mouvement[71], se contente de mettre en balance les étudiants parisiens, « encore très bien », « sur les barricades », et les garçons américains devenus « des petits managers puants » aussitôt l’université quittée, le second mérite que l’on s’y attarde. Au coeur du quatrième mouvement, il est formulé par le personnage d’un psychosociologue, Reszanyi, ayant procédé à une quarantaine d’interviews qui visent à déterminer pour le compte de l’entreprise les images associées à la défécation :

Deux familles de personnes paraissent à première vue se distinguer ceux pour qui l’acte d’évacuer ses excréments est une punition nous les appellerons les opprimés et ceux pour qui il constitue un soulagement un défoulement nous les appellerons les libérés j’ai ici une interview où les événements de mai soixante-huit sont sortis comme une immense défécation collective à laquelle il a été pris collectivement plaisir puis le trente du mois le Père a parlé et la collectivité brusquement figée de honte a régressé dans ses attitudes antérieures[72].

Le propos établit la jonction entre la libération physiologique (l’évacuation excrémentielle), la libération psychique (le plaisir pris hors le regard castrateur du Père), la libération politique (les événements de mai, le collectif vs le Père de Gaulle), et le libéralisme économique (les intérêts de l’entreprise et le profit qu’elle pourra tirer de ces associations). Il est donc tout sauf fortuit et anodin. Vinaver résume dans ses notes en cours d’écriture :

On jette par-dessus bord :
– le théâtre.
– la décence (pudeur), le respect, les us et coutumes, les lois et règlements.
– le père (Benoît) / le mari (Margerie).
– la société (Ravoire et Dehaze).
– la Société (Alex / Jiji).
– les cadres (Passemar) et les représentants (Lubin).
– les méthodes anciennes devenues inopérantes[73].

Bien au-delà des mentions directes de mai 1968 et de ses événements identifiés, il s’agit donc pour la pièce d’incorporer à la fois l’idéologie manifeste de 1968 jusque dans ses contradictions les plus inextricables (la double exigence, par exemple, de renoncer à toute forme de pouvoir et de placer l’imagination au pouvoir), et l’idéologie capitaliste incarnée à ce moment par les chantres du marketing naissant et les nouveaux techniciens du management. Que Vinaver ait été PDG d’une entreprise d’abord connue pour avoir lancé un produit jetable et ait évolué « dans la lignée de la jetabilité comme concept-produit[74] » n’est évidemment pas indifférent au choix du papier toilette comme produit d’une entreprise à la fois perçue comme un roc inamovible et comme un système pris dans un processus de changement incessant. Sphynge, l’entreprise s’adapte et renaît comme un organisme incessamment vivant, qui expectore et éjecte en même temps qu’elle absorbe ou est absorbée. Par-dessus bord montre la métamorphose des organigrammes, l’inflation des anglicismes, l’exploitation marchande des hédonismes, les bénéfices que le capitalisme tire de la levée des inhibitions « aujourd’hui que le désirable prend le pas sur le nécessaire[75] ». L’« immense réservoir érotique[76] » en chaque individu y est aussitôt perçu comme « la source d’un marché gigantesque[77] ». Les ors noirs (pétrole[78], excréments[79]) s’y confondent.

Mais c’est aussi bien l’art qui est en réinvention perpétuelle. Passemar, chef du service administration des ventes et dramaturge « tenté par le théâtre total[80] »,

oscille encore entre les deux formes actuelles de théâtre le théâtre sauvage où tout est permis mais qui ne se joue que dans les caves les sous-sols et le théâtre qui se situe dans la grande tradition ce qui n’exclut pas l’audace et l’innovation mais il faut bien admettre que le seul théâtre qui fasse des recettes est un théâtre qui répond à la demande d’un public qui est le public de la société de consommation alors il faut offrir le produit qu’il désire[81].

Quant à la jeune Jiji, elle participe à des happenings où tout est possible « pourvu que ça entre entre le début et la fin d’une action[82] », au point qu’Alex, son amant, peut les mettre en connexion avec « les actions allemandes sous l’occupation » – « ça se prononçait “aktion” c’était le même mot un peu la même chose c’était à Lvov en Ukraine[83] ». Anne-Françoise Benhamou le confirme : dans « l’après-Mai 68 », les débats sur la part respective, dans l’art de la mise en scène, de la « responsabilité sociale » et de la « subjectivité artistique » entraînent la remise en cause de sa mission éducative et l’affirmation du « théâtre comme prise de parole artistique : arbitraire, poétique, fulgurante[84] ». Au fond, qu’il s’agisse de « remplir convenablement ses fonctions » au sein de l’entreprise ou d’écrire, « c’est à la même » imagination que tous puisent. Reste que la contre-culture incarnée par Alex Klein, musicien de free jazz converti au happening par Jiji, est récupérée par l’entreprise qui l’embauche in fine comme « créatif », tant ses dirigeants sont désormais convaincus « que ce sera de moins en moins par la raison et de plus en plus par les sens qu[’ils] attireron[t] à [eux] les consommateurs[85] ». Il illustre ainsi la capacité du capitalisme à faire profit de tout, du fait de sa neutralité éthique et politique. Luc Boltanski et Ève Chiapello ne disent pas autre chose, dans Le nouvel esprit du capitalisme, quand ils montrent comment la critique artiste de l’inauthenticité des relations et de l’oppression hiérarchique, les attaques lancées contre un capitalisme bureaucratique et monopolistique, la réhabilitation de l’intuition créatrice, de l’autonomie, de l’inventivité ne font que contribuer à promouvoir les réseaux informels et les organisations par projets comme emblèmes d’un capitalisme libertaire[86]

De sorte que c’est bien une histoire d’« absorption » que met en scène Par-dessus bord : absorption d’une moyenne entreprise par une puissante société américaine ; absorption-fusion de la danse et de la musique dans un spectacle total ; absorption de l’art et de ses potentialités créatrices par le marketing… Plutôt que de parler, avec Gérald Garutti, de « conflit » entre « l’hypothétique gratuité de l’imagination » et « la faculté de récupération universelle propre au capitalisme[87] », il faudrait penser en termes de porosité généralisée et de vases communicants. Jean Baudrillard le souligne en clôture de La société de consommation : si

toutes les dénonciations [de] l’« aliénation », toute la dérision du pop et de l’anti-art sont si facilement « récupérées », c’est qu’elles sont elles-mêmes partie du mythe, qu’elles parachèvent en jouant le contre-chant dans la liturgie formelle de l’Objet[88].

Ainsi, les créateurs font figure de rois bouffons[89] tandis que les patrons comptent sur la création[90]. L’entreprise comme l’art sont voués à fonctionner, et leurs agents astreints à optimiser ce fonctionnement. La qualité des rouages, la précision de la mécanique, l’efficacité des engrenages signalent la beauté de l’ouvrage. Vinaver ne masque d’ailleurs pas la « grande admiration » que lui inspire l’efficacité du système capitaliste :

Sa capacité de dévorer, ou, en tout cas, de jeter par-dessus bord au fur et à mesure de son développement tout ce qui le constitue, le rend supérieur à tout autre système. Il s’autogénère sans cesse, en faisant toutes les victimes que nous savons, mais on ne peut que dire : chapeau l’artiste[91].

Importe, alors, de ne pas confondre révolution et recyclage. Le deuxième danseur le répète après M. Onde, professeur au Collège de France, dans le troisième mouvement : « au désastre succédera un renouveau[92] », de sorte, et c’est la phrase qui dans toutes les versions de la pièce clôt le drame, que « la fin rejoint le commencement[93] ». Le constat, ironique, rejoint celui, déceptif, de Michel de Certeau dans « Le pouvoir de parler », en octobre 1968 :

Tour à tour, la contestation et l’ordre établi ont voulu faire la loi. En réalité, il leur est arrivé d’avoir à subir une loi contraire : « libérée », la parole s’est fait reprendre ; « répressive », l’institution avoue le désordre qu’elle doit censurer[94].

Comment, alors, échapper à l’aporie ? Où quêter une « solution » ? Pour Vinaver comme pour de Certeau, cette « solution » ne saurait être trouvée ni dans le « privilège donné à “l’ordre” ancien » ni « hors du système, en marge de l’ordre dans sa négation (qui fige toujours les structures ou les divisions en les inversant)[95] ». Elle ne peut naître que d’une structuration nouvelle, d’une organisation différente, d’une esthétique inédite. Dans Par-dessus bord, Vinaver prend ainsi le parti de l’« hénaurme ». Il opte pour la grosseur du trait, pour une pièce symphonique, à personnel multiple, volontiers chorale (le brainstorming dans le quatrième mouvement, le festin dans le sixième), où les paroles cessent même d’être originées, qui échappe à la linéarité et à la continuité, où alternent scènes de groupe et duos/duels. Une pièce qui, d’une part, embrasse l’ensemble des activités humaines, des plus triviales (déféquer) aux plus supposément nobles (enseigner au Collège de France), et d’autre part s’allège de tout ce qui pourrait la corseter ou la rigidifier. La ponctuation y est progressivement supprimée pour se rapprocher de la parole dont les « coupes […] ne sont pas nécessairement là où se trouveraient les signes », et, note Vinaver en cours d’écriture,

Parce que la ponctuation – qui est une aide à la compréhension, mais aussi un confort et une habitude – fait obstacle au jaillissement des rythmes, des associations d’images et d’idées, gêne les assemblages, les recouvrements de sons et de sens, empêche tout ce qui est confusion. Elle organise, elle fige, alors que le propos ici est d’atteindre la plus grande fluidité que le langage (comme il m’est donné de l’écrire) permet[96].

Les didascalies, de même, se raréfient, comme si elles entravaient ou figeaient inutilement le verbe et les échanges. Il s’agit avant tout de saisir la parole comme jubilation, accomplissement héroïque, « en crête sur l’instant[97] », quitte à ce que plusieurs scènes se jouent simultanément ou produisent un effet de simultanéité[98]. L’objet théâtral ainsi conçu parviendra peut-être à demeurer, selon un mot cher à Vinaver, « insoluble[99] », autant dire réfractaire, irrécupérable, imprévisible. Car, loin de dissoudre l’insoluble et d’invalider la prétention à l’irréductibilité textuelle, les sauts à l’écart artistiques, les pas de côté esthétiques, les différentes versions de la pièce (rappelons que la pièce existe sous quatre formes publiées : intégrale, brève, hyper-brève, super-brève, échelonnées sur plus de trente ans) contribuent à la consolider. L’objet n’est jamais où il est attendu, il se déplace et se transforme. Les variations et les réécritures se succèdent sans que le noyau dur de la création soit atteint. L’auto-réinvention s’impose comme une forme de résistance à la récupération castratrice, de sorte que Par-dessus bord est tout à la fois l’envers et l’endroit de mai 1968 : l’endroit, comme lieu de concentration des contradictions et des collusions, des libérations affichées et des exploitations souterraines ; l’envers, moins comme épopée du capitalisme que comme invention d’un objet théâtral insoluble, qui renonce aux émancipations frontales pour promouvoir l’oblicité, l’entre-deux, l’ironie comme autant de ponts légers jetés dans un univers discontinu, « les seuls ponts qui ne s’effondrent pas sur les bases glissantes et mouvantes où ils s’accrochent, parce qu’ils sont légers, déformables et étirables à l’infini, à peine là[100]… ».

Devançant mai 1968, Gatti peut sembler en son coeur alors qu’il ne fait qu’en révéler les contradictions. Pris entre la volonté et la possibilité d’une écriture collective, entre la volonté et la possibilité d’être produit dans et par les théâtres institutionnels, il lui faut se déplacer, concevoir un théâtre avec participants, poétique autant que politique. Vinaver paraît se situer à l’envers des événements : comme patron et usager décomplexé des systèmes tels qu’ils existent. Mais c’est pour mieux faire valoir leur leçon : libération et libéralisme ont partie liée ; il n’est pas de révolution qui tienne. Pas de côté, soustraction à l’ordre de l’absorption généralisée, le théâtre devient alors promesse d’insolubilité, espace utopique de résistance continue.