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En avril 1969, Maurice Blanchot fait paraître dans la revue L’Éphémère, alors dirigée par Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Paul Celan et Louis-René des Forêts, son premier texte signé depuis près d’un an, « L’absence de livre », qui figurera en clôture de L’entretien infini. Si l’on excepte deux déclarations collectives parues dans Le Monde en faveur du soulèvement des étudiants et des travailleurs, où il figure comme simple signataire bien qu’il en soit l’auteur, Blanchot n’a rien publié sous son nom depuis la fondation du Comité d’action étudiants-écrivains le 18 mai 1968. Pendant une dizaine de mois, aux côtés d’une poignée d’écrivains, d’intellectuels et de militants, il se met au service du « mouvement » et édite des tracts distribués sur la voie publique, des communiqués envoyés aux quotidiens, des fragments destinés au bulletin du Comité, respectant l’anonymat qu’il juge indissociable du « communisme d’écriture[1] ». Conformément à son « exigence de rupture », il prend la décision d’interrompre sa collaboration avec La Nouvelle Revue française, dont il ne tolère plus le « libéralisme[2] ». Avec « L’absence de livre », Blanchot paraît pourtant reprendre sa méditation philosophique sur le destin de la littérature exactement là où elle s’était interrompue avant que les étudiants de Nanterre ne soient évacués de la Sorbonne par les forces policières. En mai 1968, « Le tout dernier mot », consacré à la correspondance de Kafka, commentait l’effacement de « toute idée d’oeuvre », qui condamne l’écrivain au vertige de « l’absence de livre[3] ». En avril 1969, le même désoeuvrement est rapporté au « jeu insensé d’écrire » en une référence croisée à la poésie de Mallarmé et à la déconstruction de Derrida : « Le livre : ruse par laquelle l’écriture va vers l’absence de livre[4]. » À lire ces articles l’un à la suite de l’autre, on croirait que le soulèvement retombé, l’ordre rétabli dans les rues de Paris, le Comité d’action étudiants-écrivains dissous, Blanchot a réintégré la « solitude essentielle[5] » de l’espace littéraire pour réitérer, comme si rien ne s’était passé, sa puissance de négation et de dispersion.

Mais ces articles ne délimitent aucune parenthèse insurrectionnelle. Depuis la fin des années 1950, Blanchot a progressivement politisé les maîtres mots de sa pensée littéraire, nouant de plus en plus étroitement le « jeu insensé d’écrire » à la contestation portée par toute « parole dépossédée et déracinée[6] ». Durant la décennie qui sépare Le livre à venir et L’entretien infini, parallèlement à ses engagements antigaullistes et anticolonialistes aux côtés de Dionys Mascolo et Jean Schuster, avec lesquels il rédige la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie[7] », Blanchot opère une complète requalification de son oeuvre critique, qui transpose les thèmes du désoeuvrement et de l’anonymat dans l’espace politique et les amalgame aux marxismes hétérodoxes de l’époque au sein d’un « romantisme révolutionnaire[8] » inspiré par Henri Lefebvre. Ainsi, en 1965, dans un commentaire de Littérature et révolution de Trotsky et de Culture ou mise en condition ? de Hans Magnus Enzensberger, Blanchot peut-il opposer la portée antiautoritaire de la littérature, qui est « pouvoir de contestation : contestation de ce qui est (et du fait d’être), contestation du langage et des formes du langage littéraire, enfin contestation d’elle-même comme pouvoir », à la culture, qu’il envisage comme une « entreprise de récupération » au service de « l’exploitation capitaliste » et du « pouvoir d’État[9] ». Ses positions politiques s’apparentent alors à celles d’Herbert Marcuse selon lequel le « grand Refus » de l’art et de la littérature, qui témoigne de « la protestation contre ce qui est », risque toujours d’être neutralisé par la société industrielle et son « assimilation culturelle[10] ». D’ailleurs, de passage à Paris en mai 1968, à l’occasion d’un colloque commémorant le cent cinquantième anniversaire de Marx, le théoricien de L’homme unidimensionnel, que la presse présente comme « l’idole des étudiants rebelles[11] », ne manquera pas d’appuyer la déclaration collective rédigée par Blanchot, qui attribue au mouvement des étudiants « la volonté d’échapper, par tous les moyens, à un ordre aliéné, mais si fortement structuré et intégré que la simple contestation risque toujours d’être mise à son service[12] ». À cette époque, la littérature apparaît à Blanchot déchirée entre la force corrosive d’une « écriture hyperbolique », qu’il croit capable de récuser tout pouvoir, et sa réification au sein de la culture et de sa « débauche idéologique[13] ». Cette ambivalence se manifeste dans le fragment anonyme « Tracts, affiches, bulletin », publié dans le bulletin du Comité d’action étudiants-écrivains, qui oppose la masse de livres publiés au sujet des « événements » et la dissémination des écritures militantes, qui assument l’absence de livre comme contestation radicale du pouvoir.

Déjà, par dizaines, sont publiés des livres qui traitent de ce qui eut lieu, n’eut pas lieu en Mai. […] Naturellement, personne ne s’attendait à voir disparaître, par la force du mouvement qui d’une certaine manière l’interdit, la réalité et la possibilité du livre : c’est-à-dire l’achèvement, l’accomplissement. Le livre n’a pas disparu, reconnaissons-le. Cependant, disons que tout ce qui dans l’histoire de notre culture et dans l’histoire tout court ne cesse de destiner l’écriture non pas au livre mais à l’absence de livre, n’a cessé d’annoncer, en le préparant, l’ébranlement. Il y aura encore des livres et, ce qui est pis, de beaux livres. Mais l’écriture murale, ce mode qui n’est ni d’inscription ni d’élocution, les tracts distribués hâtivement dans la rue et qui sont la manifestation de la hâte de la rue, les affiches qui n’ont pas besoin d’être lues mais qui sont là comme défi à toute loi, les mots de désordre, les paroles hors discours qui scandent les pas, les cris politiques – et des bulletins par dizaines comme ce bulletin, tout ce qui dérange, appelle, menace et finalement questionne sans attendre de réponse, sans se reposer dans une certitude, jamais nous ne l’enfermerons dans un livre qui même ouvert tend à la clôture, forme raffinée de la répression[14].

Au-delà de l’oeuvre critique de Blanchot, la figure de l’absence de livre appartient au répertoire politique de la contestation que le Comité d’action étudiants-écrivains partage avec de nombreux militants de l’époque. Elle cristallise une défense de l’espace oppositionnel instauré par les événements en marge de la sphère publique dominante et une critique de l’art comme activité séparée, tributaire de la division du travail et complice de l’ordre établi. Cette politique de la littérature se montre ainsi réfractaire à l’autorité des écrivains et des intellectuels, qui tendent à s’arroger le monopole de la parole légitime, et hostile à la réification des oeuvres en objets de contemplation, qui abstrait l’art et la littérature des rapports de domination constitutifs du monde social. Dans le contexte des « années 68 », la politique de l’absence de livre n’invite pas les écrivains à mettre leur art au service de la révolution ; elle les appelle à faire grève de la littérature en se détournant de « la vieille hostie de l’art révolutionnaire[15] ». Son action négatrice ne conduit pas à dépasser l’art pour transformer la vie, mais à rompre avec les structures instituées de l’espace public et à suspendre l’aura de pouvoir de la littérature. Comme l’affirme Jean Genet en mai 1968, qu’un journaliste de Combat décrit affranchi de l’« auréole de Sartre » et traînant derrière lui « l’odeur des barricades », cette politique du désoeuvrement ne va pas sans une dilapidation joyeuse des ressources de l’art et de la littérature : « Les platanes sont heureux. Après tout, ils préfèrent devenir barricades que cercueil ou Stradivarius[16]. » Loin d’épuiser le champ des possibles ouvert aux écrivains et aux intellectuels par le soulèvement de mai et juin, la politique de l’absence de livre éclaire les postures et les stratégies adoptées par Blanchot et le Comité d’action étudiants-écrivains et condense leur critique de la portée émancipatrice de l’art et de la culture. Car, selon Blanchot, « la culture est le lieu où le pouvoir trouve toujours des complices[17] ».

L’espace public oppositionnel : une clandestinité à ciel ouvert

Le 18 mai, un tract distribué à la Sorbonne, vraisemblablement produit à l’initiative du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle, annonce la première réunion du Comité d’action étudiants-écrivains à l’annexe Censier. Il reproduit la déclaration de solidarité des écrivains et des intellectuels parue dans Le Monde la veille de la première nuit des barricades. Après avoir dénoncé « la violence immense à l’abri de laquelle se préservent la plupart des sociétés contemporaines et dont la sauvagerie policière n’est que la divulgation », les signataires déclaraient : « il est d’une importance capitale, peut-être décisive, que le mouvement des étudiants, sans faire de promesse et au contraire en repoussant toute affirmation prématurée, oppose et maintienne une puissance de refus capable, croyons-nous, d’ouvrir un avenir[18] ». Lors de sa réunion inaugurale, le 20 mai, la première décision du Comité exige de « tous les écrivains, savants, musiciens, artistes, journalistes indépendants, hommes des diverses disciplines intellectuelles » qu’ils boycottent l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) : « Il faut cesser d’être complices, ne plus servir de caution au mensonge officiel[19]. » Une autre version du même tract appelle à « refuser tout concours aux services, organisations, institutions ou tribunes contrôlés par le gouvernement » : « La vérité sur les actions et sur les besoins réels des hommes, à commencer par ceux des travailleurs, y a toujours été passée sous silence, édulcorée, dénaturée[20]. » Dès sa fondation, le Comité prend donc la décision de rompre avec la sphère publique dominante, soumise au contrôle de l’État, et de contribuer à l’instauration d’un « espace public oppositionnel[21] » qui puisse soutenir une critique radicale de l’autorité et de suspendre le consentement à l’ordre établi. Il s’agit de « priver le pouvoir de son alibi démocratique et de faire apparaître aux yeux du peuple entier sa nature dictatoriale et répressive[22] ». Blanchot juge que « le refus de collaborer avec toutes les institutions culturelles du pouvoir gaulliste doit s’imposer à tout écrivain, à tout artiste d’opposition comme la décision absolue[23] ». Mascolo ira jusqu’à proposer une « grève de l’intelligence » afin de « rompre avec toutes les institutions contrôlées par le régime, et non seulement avec celles qui servent directement sa propagande, mais toutes celles qu’il intimide si peu que ce soit[24] ». Or, pendant la séquence de mobilisation de mai et de juin, les supports privilégiés par cet espace public oppositionnel seront précisément « l’écriture murale », « les tracts distribués hâtivement dans la rue », « les affiches qui n’ont pas besoin d’être lues », les « bulletins » des comités d’action, auxquels s’ajouteront les journaux muraux qui diffusent les décisions des assemblées générales, les revendications des grévistes, les mots d’ordre des étudiants et des ouvriers. « Toute la presse est toxique : lisez les tracts, les affiches, le journal mural[25] », déclare l’une des affiches emblématiques de l’Atelier populaire de l’École des beaux-arts.

Durant une dizaine de mois, bien au-delà du retour à l’ordre, le Comité d’action étudiants-écrivains reste fidèle à ces nouvelles « pratiques d’inscription et d’exposition de l’écrit[26] ». À l’instar du Mouvement du 22 mars, dont il reprend pour une large part les positions politiques, le Comité favorise, contre l’accaparement du discours militant par les intellectuels et les groupuscules, l’institution de lieux de parole collectifs assurant « le droit à la parole pour tous » et d’organes d’expression accueillant « la pluralité absolue des tendances[27] ». Le Comité ne recourra qu’une fois à la technique pétitionnaire typique de l’engagement des intellectuels depuis l’affaire Dreyfus. À son initiative, dans Le Monde du 18 juin, une centaine d’écrivains, de cinéastes, de peintres, de comédiens et d’artistes s’engagent à soutenir « par tous les moyens en leur pouvoir » les membres des organisations gauchistes frappées par le décret de dissolution du ministre de l’Intérieur et, en un geste d’insoumission, se déclarent prêts à défier la loi.

Par le pouvoir de refus qu’il détient et par un mouvement incessant de lutte en rapport d’étroite solidarité avec l’ensemble des travailleurs, le soulèvement des étudiants a frappé d’une façon décisive le système d’exploitation et d’oppression qui régit le pays. Par ce même mouvement, il a contribué, d’une façon décisive, à nous retirer de la mort politique, allant jusqu’à ébranler les appareils des formations et des partis traditionnels. Tout doit donc être fait pour préserver le sens de ce soulèvement, l’originalité de l’action qui s’y désigne, la liberté nouvelle qu’il a d’ores et déjà conquise pour tous[28].

De cette déclaration, rédigée par Blanchot, le Comité ne tirera pas seulement des tracts, mais aussi des affiches, imprimées rouge sur jaune, qu’il placardera sur les murs et palissades de Paris avec les noms de 180 signataires : « Les organisations dissoutes : 180 écrivains et artistes se tiennent pour responsables des actions incriminées[29] ». Dans son édition d’automne, la revue Opus international reproduira l’une de ces affiches en lambeaux, qu’un passant a visiblement tenté d’arracher, non sans évoquer les affiches lacérées de Raymond Hains qui illustraient les déchirements de l’opinion publique pendant la guerre d’Algérie. La rédaction d’Opus international y voit un « hasard objectif » : « Celui qui a déchiré l’affiche des 180 écrivains et artistes qui se sont solidarisés avec les organisations dissoutes – donc leur ennemi – a fait apparaître les lettres C.I.A. dans la déchirure. Ce “décollage” politique est aussi un décodage[30]. » Le poète Jacques Dupin, l’un des signataires de la « déclaration des 180 », se montre fasciné par « ces murs devenus transparents à tous », où se stratifient les écritures rivales : « Les signes du soulèvement s’expriment, en s’inversant, sur les murs, le papier, en un soulèvement de signes[31]. » Pour la revue italienne Quindici, le Comité réunit par ailleurs des inscriptions murales prélevées à la Sorbonne, parmi lesquelles des injonctions situationnistes (« Ne travaillez jamais »), des formules aux accents surréalistes (« La société est une plante carnivore »), des citations de Bakounine et Lénine, de Jules Vallès et d’André Breton. À la confiscation de la parole par la classe intellectuelle (« Propriétaire d’opinion, s’abstenir ») réplique la multiplication sauvage des inscriptions dans les lieux publics (« Écrivez partout[32] »). Quelques mois plus tard, dans « La clandestinité à ciel ouvert », revenant sur cet espace public oppositionnel, Blanchot reconnaît dans les printemps de Prague et de Paris « la même parole, infinie, immaîtrisable », qui « s’est écrite sur les murs, dans les arbres, sur les vitrines des boutiques, dans la poussière des chemins, sur les chars russes », toujours hors du livre, qui « n’a pu être supportée par l’État sans langage, l’État soviétique, pas plus qu’elle n’a été supportée par l’État qui prétend monopoliser le langage, l’État gaulliste[33] ».

En octobre 1968, paraît le premier numéro du bulletin du Comité d’action étudiants-écrivains sous le titre littéral Comité, vendu 2 francs, composé d’une quarantaine de fragments anonymes, la vaste majorité rédigée par Blanchot et Mascolo, entrecoupés d’une quinzaine de citations, de Che Guevara (« Lorsqu’il se passe dans la rue des choses extraordinaires, c’est la Révolution ») à Trotski (« Le comité d’action est l’instrument même de la lutte politique »). La distribution du bulletin est confiée au journal Action, créé à l’initiative de l’Union nationale des étudiants de France, du Mouvement du 22 mars et des Comités d’actions lycéens dès le déclenchement des « événements ». La première édition d’Action, dont les 6 000 exemplaires sont épuisés en quelques heures, est vendue à la criée dans la manifestation parisienne du 7 mai. Dès juin, ses unes sont des affiches que les étudiants brandissent dans les manifestations et placardent sur les murs : « Force reste à la grève », « De Gaulle, assassin », « Citroën ne désarme pas[34] ». Le bulletin du Comité, bien qu’il paraisse des semaines après le ressac du mouvement, s’inscrit dans la continuité de cette presse contestataire multiforme. À l’instar de L’Enragé, ces publications de combat sont des instruments d’agitation et de propagande, qui visent à mobiliser et à informer les acteurs du soulèvement, mais aussi à agir sur la réalité sociale, unissant les « armes de la critique » et la « critique des armes » que distinguait autrefois Marx : « Ce journal est un pavé. Il peut servir de mèche pour cocktail Molotov. Il peut servir de mouchoir anti-gaz[35]. » En effet, l’espace public oppositionnel que nourrissent ces publications constitue à la fois un espace défensif, assurant la communication parmi les militants, et une zone offensive, dont les énoncés sont dirigés contre d’autres publics. Or l’urgence des luttes, encore ressentie bien après la reprise du travail et la fin des occupations, interdit l’analyse distanciée et le bilan critique des événements. « Écrire sur, cela est de toutes manières, sans convenance », note Blanchot dans le bulletin, avant de déclarer : « Nous n’écrirons jamais sur ce qui eut lieu, n’eut pas lieu en Mai[36] », refusant de participer aux débats qui mobilisent alors le champ intellectuel. C’est exactement dans les mêmes termes que le directeur de la revue Partisans présente Ce n’est qu’un début, continuons le combat publié par le Mouvement du 22 mars. Si « écrire sur », à plus forte raison « sur et avec l’événement immédiat », est une « entreprise douteuse », c’est qu’« un livre ne constitue pas la forme la plus adaptée au but poursuivi » :

Plus efficaces, les tracts, les affiches, discussions dans les rues, les usines, dans les quartiers collent bien mieux à l’action parce qu’ils la précèdent, la suscitent ou l’expliquent immédiatement[37].

Si certains écrivains envisagent la forme hybride du « livre-tract[38] » pour se soustraire à la sphère dominante, Blanchot juge « l’arrêt du livre » absolument nécessaire au maintien d’un espace insurrectionnel : « Plus de livre, plus jamais de livre, aussi longtemps que nous serons en rapport avec l’ébranlement de la rupture[39]. »

Du fait de sa dimension publique, l’espace de délibération et de contestation qu’institue l’insurrection ne peut se soustraire à la surveillance de l’État. La « clandestinité à ciel ouvert » des militants signifie qu’ils ne peuvent s’insurger contre la sphère dominante sans s’exposer publiquement à la répression. Blanchot en avertit les lecteurs en ouverture du bulletin : « nous sommes dans une société avec laquelle nous sommes en état de guerre », si bien que « nous ne pouvons parler qu’en territoire ennemi, dans un espace où toute parole, captée par l’adversaire, sera mise à son service[40] ». Dès le mois de juin, après la dissolution des organisations révolutionnaires, le ministre de l’Intérieur oriente les Renseignements généraux vers la surveillance des groupes subversifs et des militants suspectés de troubler la sécurité publique, tâches dont les policiers s’acquittent par la collecte et le dépouillement des tracts, des affiches et des bulletins. Une censure sévère s’abat peu après sur les publications militantes, comme l’illustre la saisie du numéro de juin de L’Archibras, revue surréaliste dirigée par Jean Schuster, dont la quasi-totalité des membres participent au Comité d’action étudiant-écrivains, poursuivie pour « offense au chef de l’État, apologie du crime et diffamation envers la police[41] ». En novembre, une information judiciaire pour « incitation au meurtre et au pillage[42] » sera ouverte contre la revue Tricontinental, qui reproduit des extraits de La guerre de guérilla de Che Guevera, pourtant disponible en traduction française depuis des années. Dans un texte resté inédit, rédigé à la demande de camarades étrangers, Blanchot s’élève contre l’interdiction de la revue tiers-mondiste et l’interprète comme une mesure visant à criminaliser « tout texte de critique radicale ».

Le comité d’action étudiants-écrivains souhaite avertir les hommes libres de ce pays et des autres pays qu’en interdisant la revue Tricontinental, revue purement idéologique qui du reste ne traite d’aucune question spécifiquement française, mais des problèmes concernant l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, le régime gaulliste a fait un nouveau pas dans la répression. […] Et en voici la preuve : pour essayer de justifier l’interdiction, le ministère de l’intérieur ouvre « une information pour provocation, non suivie d’effet, aux crimes d’incendies volontaires, d’homicides volontaires et d’attentats par explosifs ». Relisons bien cette proposition de délit. Elle est telle qu’elle doit rendre impossible la publication ou nécessaire la destruction de tout texte de critique radicale, à commencer par les oeuvres de Marx, Bakounine, Trotsky, Mao Tsé-Toung, et, à plus forte raison, les textes de Fidel Castro, Guevara, Fanon (et c’est précisément un texte de Guevara qui fournit, semble-t-il, un prétexte à l’interdiction). Que dit le Manifeste de Marx ? « Les communistes déclarent ouvertement que leurs fins ne sauraient être atteintes sans le renversement violent de tout l’ordre social. » Texte évidemment intolérable, puisqu’il propose la violence comme principal moyen de libération et comme seule réplique à l’immense force oppressive de la société établie. Et, de même, les mots « lutte de classes », « guerre de classes », « guérilla », s’ils sont pris comme il faut au sérieux, doivent vouer les trois quarts des bibliothèques à l’incendie pénal. Sur le régime gaulliste, nous n’avons jamais eu et à aucun moment d’illusion[43].

Si le Comité juge impératif de poursuivre la production des tracts, des affiches et des bulletins, c’est que la publication des écrits militants constitue une « action exemplaire » au sens défini par le Mouvement du 22 mars, c’est-à-dire une intervention stratégique, d’inspiration anarchiste, par laquelle s’opère « le dévoilement de la nature répressive de l’État[44] ». L’institution d’un espace oppositionnel, en plus de servir à la fédération et à l’organisation des insurgés, agit comme révélateur de la violence d’État : la provocation du pouvoir sert à dévoiler son « puissant dispositif de répression[45] ». Quand Blanchot, toujours dans « Tracts, affiches, bulletin », note que les écritures politiques se diffusent « face à la police et d’une certaine manière avec son aide, violence contre violence[46] », il ne fait que traduire cette dialectique de la contestation et de la répression qui amène les militants à attirer sur eux la violence d’État pour la rendre visible. L’action exemplaire, précise Blanchot, « porte la nécessité de la violence, fait violence, divulgue la violence depuis trop longtemps subie et tout à coup intolérable et lui répond par la décision d’une violence infinie[47] ». Pour le Comité d’action étudiants-écrivains, l’espace public oppositionnel est le lieu qu’instituent les écritures militantes, en rupture avec le livre, lorsqu’elles provoquent, pour l’exposer et en s’y exposant, la violence constitutive du pouvoir politique.

La grève de la littérature : contre l’équivoque culturelle

« Le jour de la prise de la Sorbonne par l’imagination, jour de liesse s’il en fût, est née l’expression : agitation culturelle[48]. » Une semaine plus tard, le 20 mai, le jour de la première réunion du Comité d’action étudiants-écrivains, Le Nouvel Observateur publie une édition spéciale de 8 pages, où Jean-Paul Sartre célèbre « l’extension du champ des possibles[49] » provoquée par l’action des étudiants. La journaliste Christiane Duparc, dépêchée à la Sorbonne, y relate le « débat esthétique » qui alimente les discussions dans les amphithéâtres. Certains accusent les « circuits économiques et idéologiques » du monde artistique de récupérer « la force de contestation » des oeuvres et appellent à sortir l’art des « citadelles de la culture » par « la réalisation d’expositions, d’affiches, de spectacles dans la rue ». D’autres s’en prennent à la notion de propriété intellectuelle au motif qu’elle soutient « la ségrégation entre artiste et spectateur », elle-même solidaire des « ségrégations de tous ordres qui stratifient la société capitaliste ». Les plus radicaux refusent la « bataille culturelle » et invitent les artistes et les écrivains à se consacrer à « l’agitation politique » sans « esprit de recherche inutile », à l’exemple de l’Atelier populaire des beaux-arts, qui nourrit de ses affiches le mouvement des étudiants et des ouvriers : « S’occuper d’autre chose que de la révolution dans la rue, c’est perdre son temps[50]. » Pour le Comité d’action étudiants-écrivains, dont quelques membres sont présents à la Sorbonne depuis les premières heures de l’occupation, comme Jean Duvignaud et Georges Lapassade, la rupture avec la sphère publique dominante engage une rupture avec la littérature. Un entrefilet du journal Action rédigé par Jacques Bellefroid montre avec quelle intransigeance les écrivains du Comité feront prévaloir la lutte politique sur la « bataille culturelle » jusqu’aux derniers jours du soulèvement.

Le mercredi soir 26 Juin, les étudiants de la Fac de Médecine avaient invité dans l’Amphi Che Guevara, quelques écrivains (Clara Malraux, d’Astier de la Vigerie, Armand Lanoux, Clavel – Maurice et Bernard – ) à débattre devant eux sur le thème « Littérature et révolution ». Débat morose. Discours successifs et contradictoires. Dans le fond de la salle, soudain, des insultes bruyantes : le Comité d’action écrivains-étudiants s’exprimait (Maurice Blanchot, Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Jacques Bellefroid, Michel Thurlotte). Le porte-parole du Comité accède à la tribune. Il dénonce le thème du débat, sa teneur, et ses participants. Le moment n’est pas à faire l’autopsie de la Révolution, ni à disserter sur la littérature : le moment est à s’engager concrètement dans l’action révolutionnaire au même titre que tout travailleur. Le Comité d’action annonce qu’il quitte la salle. Celle-ci se vide, mais les étudiants exigent aussitôt que les écrivains du Comité d’action s’expliquent – dans l’Amphi Boris Vian – sur leur attitude. La discussion reprend, sans tribune, mais les écrivains comme les étudiants éprouvent de grandes difficultés à sortir du domaine littéraire, auquel les étudiants surtout semblent très attachés. Le Comité d’action écrivains-étudiants explique sa position : la seule manière de changer vraiment les rapports écrivains-lecteurs passe par le changement radical des structures sociales, et donc par la Révolution[51].

Dans le tract de convocation à sa première réunion, le Comité annonçait sa volonté de débattre du « rôle d’une littérature révolutionnaire » et de « la réforme des études littéraires sclérosées[52] », mais les tâches d’agitation et de propagande prennent le pas. Un communiqué rédigé par Jean Duvignaud à la mi-juin identifie les principes qui guident l’action du Comité, sans la moindre allusion à l’art ou à la littérature : « union active des travailleurs et des étudiants associés dans une action commune », « internationalisme révolutionnaire rompant avec le vieux nationalisme éculé », « démocratisation directe qui conteste et brise les organisations sclérosées et les appareils politiques dont la seule efficacité est d’avoir endormi les aspirations et les vocations révolutionnaires de ce pays[53] ». Au contraire de l’Union des écrivains, fondée le 21 mai par quelques-uns de ses propres membres, le Comité se conçoit très tôt comme une cellule purement insurrectionnelle, sans revendication professionnelle ni vocation littéraire, à l’instar du Comité d’action révolutionnaire de l’ex-Théâtre de France, qui promeut sans relâche « le sabotage de tout ce qui est “culturel” : théâtre, art, littérature, etc. (de droite ou de “gauche”, gouvernemental ou “d’avant-garde”) et le maintien de la haute priorité de la lutte politique sur toutes les autres[54] ».

Dans Frêle bruit, Michel Leiris se souvient d’un mot d’ordre inscrit sur l’un des murs de la salle 343 de l’annexe Censier où se réunit le Comité jusqu’à la fin de juin : « INTELLECTUELS APPRENEZ À NE PLUS L’ÊTRE[55]. » De toute évidence, l’injonction à se déprendre de soi vaut pour les écrivains. À l’exception notable de quatre « tracts poétiques » à la fin de mai, tous rédigés par Pierre Bouvier, l’un des animateurs du Comité Poésie de Censier, le Comité ne publie aucun texte littéraire : « Les textes issus du Comité d’action sont presque toujours des textes révolutionnaires d’une exemplaire rigueur[56] », se félicitera Duras. Les littérateurs font littéralement grève de la littérature. S’il est vrai que la « prise de parole » des insurgés constitue une rupture de l’ordre symbolique comparable à la « prise de la Bastille[57] », comme le prétendent plusieurs, les écrivains « au service du mouvement » doivent abdiquer leurs privilèges en une nouvelle nuit du 4 août. Dans « Sous les pavés, la plage », paru dans L’Éphémère en juillet 1968, André du Bouchet, signataire de la déclaration des 180, décrit le soulèvement comme un « temps du hiatus », une « brèche » à laquelle l’écrivain doit répondre par l’abandon de son « statut » et la suspension de ses « occupations », seuls moyens pour lui de faire sienne « la mise en cause générale » : « Écrivain – dans l’intervalle – non[58]. » Publiant ses « Notes éparses en Mai » dans le même numéro de L’Éphémère, Louis-René des Forêts, qui milite aux côtés de Mascolo et de Blanchot depuis la fin des années 1950, évoque des « heures décisives » où « la parole cesse d’être le privilège de quelques-uns », « parole donnée à tous, dite par tous et qui ne semble avoir été dite encore par personne », où l’écrivain doit « s’effacer devant la vérité d’une parole commune[59] ». Regrettant que le Comité soit désigné par « ce malheureux nom d’écrivain », Mascolo explique le refus de la littérature comme un refus de toute privatisation de la parole : « S’associant au travail du Comité, ceux à qui il avait été fait un nom désirèrent le perdre, ceux qui avaient fait acte de parole singulière désirèrent retrouver la parole anonyme (parole de foule, de manifestation, de nouveau)[60]. » Duras parlera aussi de la « volonté de chacun d’être interchangeable », qui assure la « promotion de la personne séparée de tout personnage[61] ». Daniel Guérin verra de même dans la « révolution de mai » une impulsion libertaire qui met fin à « la gloriole des signatures » au profit « du dialogue aux mille voix, de la communication de tous avec tous[62] ». En somme, contre le souci de distinction des écrivains, le Comité fait le pari de l’effacement de la littérature au sein du déferlement sauvage de la parole commune et des écritures collectives. Par l’abandon de la signature comme signe d’autorité et la suppression de la littérature comme régime de singularité, le Comité veut se rendre indiscernable de la foule insurgée : « Nous sommes tout le peuple, c’est en quoi aucune parole privilégiée ne peut s’élever de nous[63]. »

Au plus fort de la grève générale, le Comité se déclare partisan d’une « grève active[64] », invitant les travailleurs à réquisitionner les stocks des usines occupées et à remettre en marche la production au profit des autres grévistes. Malgré la cessation de leur activité littéraire, les écrivains veulent de même mettre leur force de travail au service de la lutte. Afin de « rompre avec les habitudes et les privilèges traditionnels de l’écriture » et « constituer une parole collective ou plurielle », Blanchot propose d’expérimenter le « communisme d’écriture[65] ». Cette stratégie renoue avec un certain héritage surréaliste que Mascolo, à la mort d’André Breton, avait lui-même placé sous le signe d’un « communisme de pensée », affranchi du « mythe de l’artiste solitaire et génial, détenteur reconnu des moyens d’expression[66] ». Parallèlement à la rédaction collective de tracts et de communiqués, qui occupent l’essentiel de son temps, le Comité pratique l’art du montage, juxtaposant des fragments textuels hétérogènes pour composer une parole plurielle. Son bulletin rassemble ainsi une analyse de la manifestation gaulliste du 30 mai[67], une méthode de détournement des affiches publicitaires[68], un tract daté du 17 juillet[69], une chronologie mondiale des révoltes étudiantes[70], une critique des critiques adressées au régime cubain[71], la lettre d’une combattante française engagée dans la guérilla guatémaltèque[72], sans oublier des citations de Rosa Luxemburg sur la grève de masse, de George Orwell sur la guerre d’Espagne et de Friedrich Hölderlin sur la « vie de l’esprit entre amis ». Dans « Naissance d’un comité », dont la parution fut longtemps différée, Duras raconte comment « chaque jour, pendant plusieurs heures, avec un acharnement qui peut paraître maniaque, le Comité élabore des textes collectifs », cherchant à dépasser « l’irréductible solitude de l’opération mentale » : « Un texte, passé au laminoir, rejeté, bafoué, nié, disparu, renaît, et sous une forme à peine différente de la première. Donc, à certaines variantes près, ce texte devient commun[73]. » Certains militants reprocheront à Duras de donner l’image d’un « comité d’inaction » constitué de « professionnels du rêve[74] » et de « faire de la littérature[75] ». « Naissance d’un comité » sera finalement publié, mais seulement en juin 1969 et suivi d’une critique sévère de Mascolo : « Le bien commun étant ici le Comité lui-même, et la vérité du Comité étant plurielle, sur ce thème, la publication simultanée de plusieurs textes s’imposait[76]. » L’art du montage vise à inscrire chaque texte dans un ensemble agonistique sur le modèle de l’espace public oppositionnel : la « parole plurielle » doit entrer en dissidence avec elle-même et mettre en cause sa propre autorité en une manière de révolution permanente. Dans « Lire Marx », qui dialogue avec les thèses althussériennes, Blanchot attribue à l’auteur du Capital l’anticipation de cette « parole communiste » toujours « disparate » parce que composée d’une « pluralité des langages » en lutte les uns contre les autres : « L’exemple de Marx nous aide à comprendre que la parole d’écriture, parole de contestation incessante doit constamment se développer et se rompre sous des formes multiples[77]. » C’est par cette « parole d’outrage », irréductiblement plurielle, qui doit « toujours rester différente, parlant à partir de la différence, et jusqu’à la rupture, sans arrêt, toujours à nouveau[78] » que le Comité poursuit sa grève active de la littérature jusqu’à l’hiver 1969.

Cette production militante est brusquement interrompue par une crise au sein du Comité. Un texte soumis en vue du second bulletin reproche aux écrivains d’agir en « dilettantes » et, faute de s’engager corps et âme dans l’action révolutionnaire, de cautionner des « inactions exemplaires[79] ». En réaction à ces accusations dignes d’une « anthologie des pires déjections staliniennes », Mascolo propose la « liquidation[80] » du Comité, motion qui ne parviendra pas à réunir la majorité des voix[81]. Les militants favorables à la survie du Comité se rassemblent autour de Daniel Guérin et de Jean-Jacques Lebel, et décident de produire, sans l’apport de Blanchot, Duras, Mascolo et Schuster, un « bulletin tract », consacré aux « luttes dans l’industrie culturelle[82] ». Ce second bulletin, qui comprend notamment des poèmes de Pierre Bouvier, un entretien avec Jean-Luc Godard, un texte de Georges Lapassade sur la contestation théâtrale et des documents sur la grève dans le milieu de l’édition, entre en contradiction avec les positions défendues par la fraction la plus radicale du Comité : il lève en effet l’interdit sur l’art et la littérature. Jusque-là, le Comité tentait par tous les moyens d’échapper à « l’équivoque culturelle », qui permet au monde de l’art de s’approprier « les pensées les plus subversives » et « le travail de destruction des valeurs[83] ». Mascolo accusait ainsi les situationnistes de confondre « l’agitation politique » et « l’agitation culturelle », mais encore d’être « entrés en révolution comme on entre en littérature », considérant leurs inscriptions murales comme « la poursuite, par d’autres moyens, de l’activité littéraire traditionnelle[84] ». Malgré ces désaccords, les écrivains du Comité, jusqu’à la scission de février 1969, partagent avec les situationnistes une même sensibilité à l’égard d’un iconoclasme révolutionnaire qui n’hésite pas à sacrifier les oeuvres d’art sur l’autel des luttes sociales. Ainsi, en janvier 1969, quand des étudiants occupent les bureaux du recteur de la Sorbonne et lacèrent un portrait du cardinal de Richelieu pour y inscrire « Détournons l’art de sa fonction de mortification. L’Art est mort, vive la révolution ! », le Comité se porte à la défense de cet « acte de vandalisme[85] » typiquement situationniste. Un texte inédit intitulé « Un crime de lèse-éminence », sans doute rédigé par Mascolo, interprète ce « geste sacrilège » comme une « transmutation des valeurs », qui révèle qu’« il n’y a pas d’oeuvre d’art en soi, sacrée comme telle, alors qu’elle est devenue, dans une culture morte, réservée à la jouissance de ceux qui possèdent », simple objet parmi « les biens et les instruments d’oppression de la classe dominante[86] ». Quelques mois plus tard, dans l’Internationale situationniste, Guy Debord reproduira d’ailleurs le portrait de Richelieu vandalisé par les étudiants et célébrera à son tour « le refus de l’art » exprimé par les insurgés pendant le « mouvement d’occupations[87] ». Cela dit, la politique de la littérature du Comité ne se satisfait pas de critiquer l’autonomie de l’art ; au nom d’une révolution anonyme et plurielle, elle promeut l’abolition pure et simple de la littérature comme activité séparée et appelle à l’expérimentation politique d’un communisme d’écriture. En faisant grève, le Comité actualise au demeurant une longue tradition de méfiance des écrivains à l’égard de la littérature, qui traverse tout le xxe siècle français, s’étendant en amont et en aval des avant-gardes, et dont l’injonction d’André Gide à s’émanciper des autorités livresques reste pour cette génération l’emblème : « Nathanaël, à présent, jette mon livre[88] ! » À travers les thèmes critiques du désastre et du désoeuvrement, Blanchot s’était fait dès les années 1940 l’infatigable passeur de cet appel à la disparition de la littérature, lui qui ne sacralisait l’écriture que pour mettre en avant sa puissance de destitution. La brève existence du Comité d’action étudiants-écrivains peut ainsi se comprendre, au même titre que les méditations de Blanchot sur « l’absence de livre », comme une tentative éminemment paradoxale, peut-être contradictoire, pour arracher cette tradition au conformisme de l’histoire littéraire et pour restituer à la littérature une portée antiautoritaire et émancipatrice.