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Le Professeur avoua qu’il était maintenant dérouté en fait d’histoire.

— « Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore ! On attaque Bélisaire, Guillaume Tell, et jusqu’au Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C’est à souhaiter qu’on ne fasse plus de découvertes, et même l’Institut devrait établir une sorte de canon, prescrivant ce qu’il faut croire[1] ! »

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet

À la différence de l’information, le récit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l’événement ; il l’incorpore à la vie même de celui qui raconte pour le transmettre comme sa propre expérience à ceux qui écoutent. Ainsi le conteur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d’argile[2].

Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens »

Notre idée de littérature, celle d’un corpus de textes répondant à une visée esthétique, est récente puisqu’elle date du Romantisme. Les textes appartenant à des moments historiques où le terme même d’esthétique n’existait pas, comme l’Antiquité ou le Moyen Âge, ont été versés dans la catégorie du « littéraire » a posteriori. Dans la première moitié du xviie siècle encore, avoir de la littérature, ou avoir des lettres, signifiait tout simplement être cultivé. Les « Belles Lettres » étaient l’ensemble des ouvrages de l’esprit, et recouvraient toutes les disciplines actuelles, y compris les sciences. Dans la convenance morale propre au « Grand siècle », elles sont devenues « Humanités » parce que, porteuses de lumière, leur fréquentation humanisait. Le sens moderne du terme « littérature » s’est généralisé au début du xixe siècle seulement. En 1800, lorsque Germaine de Staël écrit De la littérature, l’usage du mot recouvre encore la morale, la philologie, les études d’érudition, l’histoire…

On sait comment les sciences humaines vont se développer, durant le xixe siècle, contre la littérature en s’appropriant un objet, un lexique, des procédés de validation de la preuve empruntés aux sciences. L’histoire est la première d’entre elles ; le processus est long et les arguments toujours les mêmes : pour que l’historien soit un scientifique, il faut qu’il se distingue des « littérateurs ». Ainsi Gabriel Monod écrivait en 1876, dans le tome 1 de la Revue historique :

[Les historiens français] sont d’ordinaire, même les plus érudits, des littérateurs avant d’être des savants. La preuve en est qu’on ne les voit pas reprendre ou remanier leurs ouvrages pour les mettre au courant des progrès de la science. Ils les rééditent à vingt ans de distance sans y rien changer (voyez Michelet, Guizot, Augustin Thierry lui-même). Ce qui leur importe dans leurs écrits, c’est moins les faits eux-mêmes que la forme qu’ils leur ont donnée[3].

La visée esthétique de la littérature est systématiquement opposée à la visée scientifique de l’histoire – le signe de cette opposition irréductible résidant dans la forme adoptée par les faux historiens, qui leur importe plus que le contenu de leurs livres puisqu’ils ne les reprennent pas, considérant sans doute, comme les « littérateurs », que leur travail est une oeuvre et, qu’à ce titre, son originalité l’emporte sur les faits rapportés. Le divorce est prononcé. Comme l’écrit Ivan Jablonka :

L’adieu à la littérature a permis à l’histoire de conquérir son autonomie intellectuelle et institutionnelle. Et l’historien abandonne aux lettres tout ce dont il rougit désormais : l’engagement du moi, les défis de l’enquête, les incertitudes du savoir, les potentialités de la forme, l’émotion[4].

Le regret qui perle dans ces phrases concerne, on le voit, ce qui a été « abandonné » par l’historien à la littérature au nom de la science, c’est-à-dire le formalisme et le recours aux modalités subjectives de l’expression. Ni la visée esthétique de la littérature ni sa finalité humaniste ou, comme le disait Chateaubriand, sa compétence à traiter « le problème de l’homme » précisément à partir de ce qu’elle est, ne semblent intéresser l’historien. Si la tentation littéraire semble pour lui se limiter à l’exploitation de ses émotions et de ses hésitations, et à la maîtrise des virtualités de la belle langue, c’est que demeure au fond, toujours pertinente, une opposition majeure : ce que vise l’historien (à la différence du littérateur), c’est la vérité, qui légitime sa démarche de chercheur. Sa fonction est d’écrire le réel avec la plus grande exactitude et ainsi de le transmettre en l’altérant le moins possible. Pourquoi se priverait-il, pour réaliser cette noble ambition, des ressources de la littérature ? Au bout du compte, le romancier venant faire son marché dans les livres d’histoire, n’est-ce pas un juste retour des choses que l’historien lui prenne la recette de son succès, belle langue, recours à la fiction, à l’émotion[5] ? Il continuera donc à dire la vérité tout en utilisant les capacités d’intrigue de la littérature. La littérature, elle, pourra bien continuer à faire ce qu’elle fait, il n’est encore que rarement question, pour l’historien, de se demander ce qu’elle lui fait et ce qu’elle pourrait bien faire à l’histoire. Interrogé, Gabriel Monod aurait, sans aucun doute, conclu que la littérature allait démoraliser l’histoire ; Patrick Boucheron manifeste une autre crainte : « Aussi faudrait-il pouvoir dire ceci : la tentation littéraire de l’historien est un aveu de faiblesse[6]. » Hugo et Flaubert auraient, eux, dit tout autrement.

Ce que fait la littérature à l’histoire

Lorsque la Révolution française a inscrit dans le réel de l’Occident une fracture encore inédite, tant dans les espoirs qu’elle a suscités que dans les bouleversements (y compris les massacres, et les guerres) qu’elle a provoqués, dire la vérité de l’histoire, c’est-à-dire renouer avec le vecteur de la perfectibilité de l’homme, a été l’exigence de la littérature. Germaine de Staël, Chateaubriand, Victor Hugo lui-même, ont témoigné de cette ambition. La question de la légitimité et de la valeur de l’autorité ne concerne pas que le politique, elle est portée partout et le paradoxe de l’autorité romantique, comment être à la fois original et unique, et le représentant de son siècle[7], se retrouve en littérature et en histoire.

S’il ne fait pas de doute pour Hugo que le mouvement de l’histoire doit actualiser les enseignements du Christ dans la perfectibilité de l’homme, il faut un prophète, un voyant, pour les manifester dans le présent. Pris dans le devenir historique, prisonniers de la triple anankè des dogmes, des lois et des choses[8], conditionnés par les mythes antérieurs, les hommes ont besoin d’un guide qui matérialise pour eux le sens du progrès, qui leur permette de voir. Deux faits sont essentiels à la philosophie de l’histoire que conçoit Victor Hugo : seul le génie a accès à la vérité de l’histoire ; en même temps que la perfectibilité et le progrès sont au fondement de toute morale.

On ne s’improvise pas « génie » cependant. D’un bout à l’autre du xixe siècle, manifester son autorité (et donc sa capacité à être le représentant de l’histoire) a supposé un décentrement de l’identité dans l’expression d’une crise – désappropriation (pour Hugo), position de l’outre-tombe (Chateaubriand), de la dépossession (Nerval), de la destruction (Mallarmé), de l’altérité (Rimbaud) : le stéréotype du poète maudit en est la version la plus répandue… Cette fiction d’autorité, loin de la narratologie qui les sépare, a pour fonction de lier l’universalité du génie et la personne individuelle de l’auteur. C’est par une opération de ce type que, comme l’écrit Caroline Julliot[9], « [Hugo] atteint cette impersonnalité du “on qui est dans les ténèbres” et, s’arrachant à la relativité des opinions et préjugés pour tendre à l’absolu, s’éloigne aussi de son vécu personnel ». La fiction d’autorité est le garant du génie, comme elle est le garant de la genèse des formes du texte.

Le dernier roman de Hugo, Quatrevingt-treize, qui raconte les années terribles de la Terreur, superpose curieusement, et pour cette unique fois dans toute son oeuvre, le moi personnel et le moi auctorial dans cette curieuse formule : « Cette guerre, mon père l’a faite, et j’en puis parler. » Écrit à Guernesey en 1872 et 1873 et paru en 1874, le roman est tout entier préoccupé de la Commune et de l’amnistie des Communards. Hugo, racontant la Terreur, cherche « comme une affirmation de progrès, un arrachement à ce phénomène de blocage de l’histoire et de retour du même », écrit Caroline Julliot dans l’article cité. Et l’histoire, en effet, bégaie dans la réitération des massacres de la guerre civile, celle de Vendée et celle de Paris, 1793 et 1871. L’irruption de la formule autobiographique a alors une portée particulière ; pour retrouver le sens de l’histoire, il faut, à Hugo le prophète, s’incarner dans le rôle du fils, et devenir ainsi, en quelque sorte, acteur autant qu’auteur. Héritier de celui qui a fait l’histoire (Léopold Hugo, général de la Révolution et de l’Empire), Victor Hugo, en écrivant la légende[10], s’établit garant de la génération des « soldats qui n’ont pas déserté », devenant ainsi l’auteur de son père, « ce héros au sourire si doux ». C’est parce que Victor, comme le montre Caroline Julliot, et non son père, a su donner à cet épisode de l’Histoire « tout le progrès qu’il avait en lui […] sa conviction, son idéal, sa conscience […] l’âme du peuple[11] » que la marche du progrès peut reprendre. Hugo donne forme à ce « qui permet à l’Histoire de devenir élément de compréhension du présent et de constituer l’avenir », inoculant ainsi aux faits de l’histoire « le virus redoutable de sa vertu[12] ». La littérature, c’est un fait, moralise l’histoire. Et ce faisant, elle lui permet de poursuivre sa marche vers le progrès et la perfectibilité de l’homme.

Flaubert, nous l’avons vu dans l’avant-propos de ce dossier, n’y croit plus. En revanche, il affirme toujours la capacité de la littérature à agir sur l’histoire.

Maxime du Camp rapporte, dans ses Souvenirs littéraires, une anecdote bien connue mais qui mérite tout de même que l’on s’y arrête un instant. Au mois de juin 1871, deux ans après la parution de L’éducation sentimentale, et quelques jours après la fin tragique de la Commune, devant « la carcasse noircie des Tuileries, de la Cour des comptes, du Palais de la Légion d’honneur », Flaubert se serait exclamé « si l’on avait compris L’éducation sentimentale, rien de tout cela ne serait arrivé[13] ». Certes le peu de succès de son roman a mécontenté Flaubert, mais que l’ermite de Croisset attribue à son livre et, partant, à la littérature, même par défaut, la faculté d’éviter destructions et massacres et donc la capacité d’agir sur le réel et d’infléchir le cours de l’histoire, n’est-il pas surprenant ? Sans doute, non : si Flaubert ne croit pas au vecteur de la perfectibilité, comme l’a montré Sylvie Triaire à propos de Salammbô, il croit toutefois que seule la littérature est capable de moraliser l’histoire.

L’éducation sentimentale est considérée aujourd’hui comme le grand roman historique de Flaubert, celui pour lequel il aurait accompli un « vrai » travail d’historien et que les historiens consultent volontiers[14]. Flaubert y représente « les hommes de [sa] génération » comme il a jadis représenté l’étrangeté radicale des mercenaires antiques. Pas plus que Salammbô, L’éducation sentimentale, c’est devenu un lieu commun de le dire, ne produit de cohérence, ni dans la sphère publique, ni dans la sphère privée dont le roman représente surtout la confusion. Qu’est-ce qui dans ce roman, où ce que « nous avons eu de meilleur » est une visite avortée au bordel, aurait pu empêcher la Commune ? Cinq ans avant la parution du livre, Flaubert définit ainsi son projet :

Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; « sentimentale » serait plus vrai. C’est un livre d’amour et de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est à dire [sic] inactive. Le sujet, tel que je l’ai conçu, est, je crois, profondément vrai, mais à cause de cela même, peu amusant probablement[15].

Le titre complet du roman, Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme, dit à la fois le niveau à partir duquel s’appréhende l’histoire, la vie d’un homme, et sa véritable finalité, l’éducation, qui n’est pas tant connaissance des choses que des effets qu’elles produisent, des sentiments qu’elles éveillent, des opinions qui se forment, des idées que l’on en reçoit. Comme la vie de Frédéric, l’histoire a un « défaut de ligne droite » et, comme dans le roman, les « fonds y dévorent les premiers plans[16] ». Le temps de l’histoire, pas plus que celui du récit, n’est linéaire : il a ses épaisseurs et ses impasses, ses blancs, ses ellipses. Il est le jeu de la mémoire et de l’oubli, des sentiments. Tels les dieux qui défilent dans la Tentation de saint Antoine, les discours sur l’évènement se succèdent et se détruisent mutuellement. C’est le fameux chapitre quatre, sur l’histoire, de Bouvard et Pécuchet. Pourtant il n’y a pas de paradoxe à ce qu’un « livre sur rien », puisse devenir une valeur source pour l’historien : l’histoire qu’écrit Flaubert a pour matière cette multiplicité même des formes de l’événement, sur lesquelles il se documente avec acharnement. D’ailleurs, du premier au dernier roman, elle est toujours là[17] – antique, religieuse, médiévale, politique, moderne ; histoire-idée-reçue, histoire sociale, sentimentale, philosophique. Elle est un principe poétique[18] non parce qu’elle permet de construire ou de rétablir un sens mais, au contraire, parce qu’elle permet la critique du sens – non plus direction, comme dans le romantisme mais théâtre de l’infinité des possibles[19]. Et c’est sans doute cette critique du sens qui, pour lui, eût pu sauver des massacres. Car la vérité de l’histoire n’est pas le progrès mais une connaissance de l’homme. Et en ce sens, notons-le, Flaubert, moraliste et non pas moralisateur, fait encore dire quelque chose à l’histoire.

Au xixe siècle, pour la littérature, l’histoire n’est pas un thème et elle n’est pas non plus seulement un genre (même pas celui du roman historique). Elle est d’abord un sentiment nouveau, une manière moderne de penser le monde et de se situer par rapport à lui et, donc, toujours, dans le mouvement de l’histoire – même si, pour Flaubert, ce mouvement passe du vecteur à la roue[20]. Ainsi :

J’aime l’histoire follement. Les morts m’agréent plus que les vivants ! D’où vient cette séduction du passé ? […] Cet amour-là est, du reste, une chose toute nouvelle pour l’humanité. Le sens historique date d’hier. Et c’est peut-être ce que le xixe siècle a de meilleur[21].

Ce que la littérature fait à l’histoire, pour Flaubert, c’est fournir à l’homme une morale sans perspectives transcendantes, à la manière des vanités[22] qui ne représentent jamais l’au-delà. Ainsi, même (surtout ?) pour celui qui ne croit plus à sa finalité, la vérité de l’histoire demeure toujours littéraire. Et, pas plus que Hugo, Flaubert ne conçoit la littérature en dehors de l’histoire.

Le divorce est d’abord une affaire de discipline, d’autonomie « institutionnelle », pour reprendre l’expression d’Ivan Jablonka. Une centaine d’années plus tard, ce sera à la littérature de revendiquer cette autonomie, et de condamner les ambitions moralisatrices de l’histoire.

Histoire et/ou littérature ou ce que l’histoire fait à la littérature

Depuis sa parution, le texte de Roland Barthes « Histoire et littérature. À propos de Racine[23] » a figuré, du point de vue des littéraires, l’existence quasi inévitable d’un conflit entre histoire et littérature. Des extraits de ce texte sont devenus des formules, presque des idées reçues. Citons, presque au hasard : « On ne peut traiter la littérature comme n’importe quel produit historique. » L’oeuvre est à la fois « signe d’une histoire et résistance à cette histoire ». « L’histoire littéraire n’est jamais que l’histoire des oeuvres. » Il n’existe pas d’histoire de la littérature, seulement « une histoire des littérateurs ». Une histoire de la littérature ne peut être qu’une « histoire de l’idée de littérature », etc. Même si les positions de Barthes sont plus complexes, comme en témoignent le flottement des titres (Histoire et/ou littérature) – mais aussi, dans une autre mesure, son intérêt pour Michelet –, le contexte et les interprétations faciles ont radicalisé ses positions : histoire ou littérature, deux continents différents, presque une guerre. Certes, l’objet de la réflexion de Barthes n’est pas tant, en apparence, l’histoire que l’histoire littéraire mais, dans sa démonstration, les deux se confondent : l’idée d’ordre, moral autant que chronologique[24], qui prévaut sur le texte lui-même dans l’histoire littéraire est inhérente à la discipline historique et elle a été importée en littérature.

Depuis le xixe siècle en effet, lorsque l’histoire littéraire se veut « histoire », elle tente, comme les disciplines « scientifiques », de se passer à la fois de l’auteur et du texte. Le comble de ce paradoxe pourrait être matérialisé par la formule de Renan dans L’avenir de la science : « l’Histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des oeuvres de l’esprit humain[25] ». Quant à la « méthode » de Sainte-Beuve, qui emprunte aux Romantiques l’idée (historienne) que le grand écrivain (comme tous les grands hommes) incarne son siècle et que, partant, la vie explique l’oeuvre, elle conçoit la valeur à partir des qualités personnelles et des intentions de l’auteur, moralisant l’histoire littéraire au point d’en négliger des chefs-d’oeuvre (comme Les fleurs du mal)[26]. Histoire ou littérature, il faut donc choisir. La « nouvelle critique » choisit le texte et développe des méthodes nouvelles de lecture, désormais la poétique des textes sera au centre de l’enseignement de la discipline.

Pour Barthes, « l’histoire littéraire n’est jamais que l’histoire des oeuvres » alors que la littérature a « pour fonction d’institutionnaliser la subjectivité ». « La première règle objective » pour le critique est donc « d’annoncer [son] système de lecture, étant entendu qu’il n’en existe pas de neutre ». Certes, l’affirmation vise à conditionner une méthode disciplinaire, mais elle définit aussi la littérature contre l’histoire – au double sens du terme, puisque l’oeuvre est à la fois « signe d’une histoire et résistance à cette histoire » – parce que celle-ci croit à la neutralité de son système de lecture du monde et à la transparence de son récit.

Certes, depuis les années 1960 et le texte-manifeste de Barthes, depuis Ferdinand Braudel et sa Méditerranée même, les historiens ont questionné leur rapport à cette transparence et engagé des réflexions sur la construction du récit de l’histoire. Mais l’ont-ils véritablement considéré avec les méthodes de l’analyse du récit, en se posant la question de la genèse des formes, de la contextualisation, de la réception pour leur récit et leurs sources – en termes littéraires, autrement dit ?

Lorsque l’historien fait référence à la littérature, il ne pense pas à l’histoire littéraire ni à la poétique, ces deux pôles structurants de la discipline littéraire, il pense à la création littéraire. Son « autre » n’est pas l’universitaire spécialiste de littérature mais le romancier, l’artiste. Rêvons : s’il prenait des cours de littérature, ce seraient des cours de creative writing.

« Je veux être un artiste »

Pourtant, les origines littéraires des dispositifs d’interprétation de l’histoire (en premier lieu, mais pas uniquement, mimesis et diegesis) méritent d’être historicisées et analysées. Comme l’a montré Jacques Rancière, les procédures « par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signifie » sont des procédures littéraires[27]. Les pratiques des historiens ne dépendent pas seulement des modèles narratifs qui leur sont contemporains ; elles sont tributaires d’autres héritages et d’autres contraintes que ceux de la seule actualité. Dans cette perspective, histoire littéraire et poétique permettraient sans doute de mieux les comprendre[28].

Le premier de ces dispositifs est celui qui a fixé, au xixe siècle, l’autorité romantique (pas de distinction encore entre histoire et littérature) : comment allier la spécificité d’un seul, l’écrivain (l’historien ?) avec le caractère multiple de la communauté et la virtualité des devenirs ? Comme l’écrit Patrick Boucheron, « [c]e n’est pas d’hier, pourtant que la littérature entend dévoiler du même geste l’intensité du moi et l’immensité du monde – car c’est précisément cette croyance sociale qui la constitue en littérature[29] ». Du point de vue de la littérature, le lien entre « l’intensité du moi » et « l’immensité du monde » s’est noué, tout au long du xixe siècle, dans les différentes approches du « génie », représentant au sens fort, au sens politique, de la nation, du peuple, du présent. Ce lien est à l’origine de notre conception moderne de l’écrivain, fondée sur une certaine compétence de la subjectivité. L’historien moderne, en ses commencements de « littérateur », selon le mot de Gabriel Monod, ne l’a pas négligée. Dans cette perspective, d’ailleurs, il existe une remarquable continuité entre les questionnements de l’historien romantique et ceux de la « crise de l’histoire ». Citons Edgar Quinet :

Qui suis-je donc pour sonder le secret des jours passés ? Quel lien, quel inconcevable mystère m’unit à eux ? De quel droit, individu sans force et sans durée, m’intéressé-je à la vie des corps politiques ? Que peut-il y avoir de commun entre de si grandes existences et la mienne ? Voilà à quoi il faut répondre[30].

La « sympathie[31] », que Jules Michelet, Edgar Quinet et Ivan Jablonka évoquent également, est un facteur essentiel de l’écriture de l’histoire : elle permet d’établir une continuité subjective à travers le temps entre l’historien et ceux qui, délaissés par l’histoire des princes et des empires, ont été jetés « comme dans une fosse commune à laquelle nous donnons le nom de peuple[32] ». Depuis Quinet et Michelet, cette vocation de l’historien, presque déontologique, à rendre la parole aux oubliés ne s’est pas démentie.

Carlo Ginzburg a commencé sa carrière en analysant des procès en sorcellerie. Il y a cherché non seulement les procédés méthodologiques ou statistiques de l’appareil de l’Inquisition mais aussi des individualités, la marque des « vies minuscules » broyées par l’appareil judiciaire. Et, parce que les inquisiteurs ont évidemment façonné les procès, c’est dans les caractères irréguliers des questions et des réponses, dans les fissures de l’histoire en quelque sorte, que l’historien a trouvé à la fois ses sujets et la méthode du paradigme indiciel – dont la parenté, manifeste pour l’auteur lui-même, avec les modes de lisibilité de la psychanalyse, de l’histoire de l’art ou de la littérature, n’est pas à démontrer. Le désir de racheter la vie des oubliés, qui sont les véritables « créanciers de l’histoire[33] », est si fondamental qu’il impose de sortir des processus de continuité de l’histoire événementielle pour (re)découvrir des méthodes de lecture et d’écriture fondées sur le détail, la faille, l’apparence du non-sens. Curieusement (peut-être), l’exposé initial de la méthode de Ginzburg réunit à ce propos des autorités qui pourraient paraître inconciliables : il est remarquable en effet que la préface du Fromage et les vers[34] se déroule entre deux citations, l’une de Céline, l’autre de Walter Benjamin (« Ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit complétement [sic] son passé[35] »). « Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On en sait rien de la véritable histoire des hommes[36]. »

Littéraliser l’histoire revient toujours à répondre à un défi éthique. Laëtitia ou la vie des hommes d’Ivan Jablonka témoigne de la même inquiétude et du même espoir. Le livre raconte la vie et la mort de Laëtitia Perrais, assassinée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011. Dans son introduction, l’historien écrit :

Le meurtrier est là pour raconter, exprimer des regrets ou se vanter. […] Je voudrais, au contraire, délivrer les femmes et les hommes de leur mort, les arracher au crime qui leur a fait perdre la vie et jusqu’à leur humanité. Non pas les hommes en tant que victimes, car c’est encore les renvoyer à leur fin, simplement les rétablir dans leur existence. Témoigner pour eux.
Mon livre n’aura qu’une héroïne : Laëtitia. L’intérêt que nous lui portons, comme un retour en grâce, la rend à elle-même, à sa dignité et à sa liberté[37].

Les accents évoquent Michelet devant Jacques[38]. Comme lui, Ivan Jablonka fait de la sympathie une position historienne :

Je voudrais montrer qu’un fait divers peut être analysé comme un objet d’histoire. Un fait divers n’est jamais un simple « fait » et il n’a rien de « divers ». Au contraire, l’affaire Laëtitia dissimule une profondeur humaine et un certain état de la société […]. Dans une société en mouvement, le fait divers est un épicentre[39].

Dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, reconstitution de la vie des grands-parents de l’historien – Juifs polonais communistes réfugiés en France et déportés, qu’il n’a jamais connus –, il écrit :

J’ai cherché à être non pas objectif – cela ne veut pas dire grand-chose, car nous sommes rivés au présent, enfermés en nous-mêmes –, mais radicalement honnête, et cette transparence vis-à-vis de soi implique à la fois la mise à distance la plus rigoureuse et l’investissement le plus total[40].

Le littéraire, bien sûr, analyserait cette fiction d’autorité que constitue la « transparence vis-à-vis de soi », surtout dans le contexte de la phrase qui la juxtapose avec la posture « radicalement honnête » qu’affirme l’historien. Il le ferait non pour mettre en question l’honnêteté morale de l’auteur, mais pour mieux comprendre la composition narrative que constitue le texte et, à partir d’elle, la position du narrateur dans l’affirmation de sa compétence subjective, vis-à-vis de son objet et du monde, lorsqu’il se démarque de l’objectivité. L’exergue que choisit l’historien pour Laëtitia éclaire toutefois un point concernant le lien entre l’un, le multiple et l’objet choisi (la question de l’autorité romantique, autrement dit) : il s’agit bien de rendre meilleur. C’est une citation de l’Éthique de Spinoza :

Laetitia est hominis transitio a minore ad majorem perfectionem.
La joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande[41].

Elle identifie, dans le jeu de mots (littéraire), le sujet du livre, la personne de Laëtitia Perrais et la joie, principe central de l’Éthique. Dans la perspective de Spinoza, la joie est l’indice de tout ce qui est bon, le signe de la différence entre bien et mal, qui augmente la force d’exister. La littérature moraliserait-elle l’histoire ?

Histoire et virtualités : la science des intrigues

Avec la réflexion sur l’autorité romantique, et le principe de continuité de la sympathie qu’elle engage dans l’histoire, un second dispositif littéraire permet peut-être de mieux comprendre les rapports entre histoire et littérature, celui de la réécriture, argué par Gabriel Monod, qui introduit à la question, fondamentale, de l’interprétation.

Parce que, contrairement à l’idée reçue, les faits ne parlent jamais d’eux-mêmes, nous savons aujourd’hui que les différents processus de construction de la mémoire, individuelle et collective, qui les conservent (ou non) font aussi partie du travail de l’histoire, et que ces processus comptent avec le refoulement et l’oubli[42] ; qu’ils changent, se mêlent, entrent en conflit ; qu’ils engendrent des processus de fictionnalisation voulus[43] ou non ; qu’ils sont le jeu des pouvoirs politiques, des réseaux divers de transmission de l’information. Toute une théorie de la réception se met en place en histoire, qui rend possible autrement la (ré)évaluation des faits. Parce que rien ne se conserve sans altération, l’altération doit aussi être le sujet de l’histoire. L’existence même de la discipline historique, comme celle de la discipline littéraire, suppose la réinterprétation des faits et la réévaluation incessante du passé.

Cette réinterprétation revêt parfois des formes radicales. L’histoire contrefactuelle, qui de Tite-Live aux uchronies explore les possibles de l’histoire, ce qui n’a pas eu lieu, les futurs non advenus ou les faux passés, montre à la fois la richesse et les dangers d’une perspective qui peut pourtant être utilisée de manière très conventionnelle, dans l’enseignement de l’histoire militaire par exemple. Or l’existence même d’une histoire virtuelle effraye : elle évoque les régimes totalitaires, les manipulations, la terreur, l’effacement des individus et des peuples. Pour qu’elle ait une compétence, un sens, elle doit être inséparable des faits, qu’elle ne transforme que pour aider à les mieux comprendre : elle doit travailler avec la mémoire. Le travail de la mémoire en effet, avec tous ses aléas, est nécessaire à la construction de l’identité et à la structuration du rapport à l’autre. La psychanalyse enseigne que ni le fantasme ni le rêve, pourtant indispensables à l’économie du réel, ne suffisent à entretenir un rapport pacifié au monde. Nous ne pouvons pas changer ce qui s’est passé, même (ou surtout) si les faits de l’histoire doivent sans cesse être réévalués et réécrits. Concilier la recherche de preuves en se méfiant à la fois du positivisme (et de sa vérité absolue) et d’un relativisme qui se contenterait de juxtaposer les lectures possibles d’un événement est un exercice difficile. Pour Carlo Ginzburg, la lisibilité de l’événement et ses divers modes d’interprétation, la contextualisation et la structuration du récit de témoignage, son but, les processus de récupération ou d’imitation de récits antérieurs sont autant d’éléments que l’historien doit considérer avant d’engager la valeur de signe du fait[44]. Si le texte de l’histoire est voué à une réécriture infinie, s’il doit reconsidérer l’événement et analyser l’altération, les faits du passé n’en sont pas pour autant alternatifs.

C’est là une différence majeure d’avec la littérature. En littérature, le fait est toujours un signe et l’histoire alternative est non seulement à l’origine de chefs-d’oeuvre[45], elle est aussi (comme parfois en histoire) méthode de lecture et d’analyse du texte : ainsi les réflexions de Pierre Bayard[46], qui appellent à décontextualiser (momentanément) l’oeuvre et à la séparer de son auteur, et de ses commentaires les plus célèbres, pour mieux l’entendre en la comparant avec elle-même. C’est que l’oeuvre littéraire vaut par son caractère unique et ne se réécrit qu’à devenir une autre, tout aussi unique[47]. Elle appelle donc non la réécriture mais l’interprétation[48]. L’histoire, en revanche, est un récit qui se recommence toujours. Le désir des historiens contemporains d’engager des outils littéraires pour travailler ce récit interroge donc, outre la posture d’autorité de l’historien, le statut textuel du récit historique, son esthétisation.

En littérature, l’analyse du récit est inséparable de la notion de narrateur, des modes de focalisation, des points de vue. Après Barthes, la narratologie continue la réflexion sur le divorce de la littérature avec l’histoire. Dans cette perspective, la différence entre l’auteur et le raconteur des faits qu’est le narrateur est, depuis Gérard Genette[49], un élément fondamental, presque un article de loi, pour la discipline littéraire[50]. La narratologie et, il faut bien le dire, son héritage simplifié, font du narrateur le concept central d’une réflexion qui considère le récit comme une relation d’évènements préexistant à leur narration[51] ou, pour le dire autrement, comme une suite d’évènements de fiction qui seraient racontés, comme s’ils étaient réels, par une entité fictive, le narrateur, pour une autre entité fictive, le « narrataire », souvent confondu avec le lecteur. La focalisation (ou point de vue) constitue un rapport de supposé-savoir entre le narrateur, le personnage et, secondairement, le lecteur : le narrateur peut être omniscient ou « démiurge », ou bien parler à travers son personnage (focalisation interne) ou encore, fantasme d’une narration objective, il sera un témoin neutre, une caméra qui tourne sans justification (focalisation externe). La distance ainsi établie, selon différentes modalités, entre l’auteur et le narrateur est un lieu essentiel de l’investissement interprétatif que l’oeuvre suppose ; les procès intentés à Baudelaire et Flaubert montrent à quel point cet investissement engage la question de la moralité, bien avant l’invention de la narratologie. La forme même de l’oeuvre en est affectée et discutée, au xixe siècle, en termes de moralité ou de perfectibilité, comme le montre la préface de Cromwell ou celle de Mademoiselle de Maupin. Mais la chose n’est pas nouvelle. La place du narrateur démiurge, celle de Dieu dans sa Création, alliée aux deux principes de composition que sont la vraisemblance et l’identification, a fondé le roman moderne avec l’invention, au xviie siècle, de la nouvelle[52] : comme avec la perspective en peinture (point de vue de l’oeil de Dieu, selon Picasso) ou la règle des trois unités au théâtre, il s’agit, pour des théoriciens comme Jean-Baptiste de Valincour ou l’abbé Segrais, de garantir la bienséance et le goût d’une part et, d’autre part, d’assumer l’organisation causale (« naturelle », selon l’expression utilisée au xviie siècle) du récit. Au xixe siècle, cette « suite naturelle » se confond avec le principe de perfectibilité qui conduit l’histoire. C’est donc la diegesis plus que la mimesis qui, en littérature, moralise (ou non) l’histoire[53].

En conséquence, on s’en doute, confier la place du narrateur à un homme de mauvais goût, à un libertin ou à un bourreau relève d’une transgression non seulement à l’ordre (moral) établi mais aussi à la poétique du récit lui-même. La chose est pratiquée, en littérature, depuis le xviiie siècle (ou même avant si l’on considère le roman picaresque) : c’est le Neveu de Rameau, c’est le face-à-face entre La nouvelle Héloïse et Les liaisons dangereuses, ce sont encore les romans de Sade ou, en poésie, Lautréamont ou Rimbaud. La liste n’est pas exhaustive. La polémique contemporaine à propos des Bienveillantes relève de cette histoire des déplacements, mais elle a pourtant été conçue comme une esthétisation de la barbarie – une preuve de plus de la démoralisation de l’histoire par l’écrivain, « libre de tout scrupule et de toute entrave » pour citer encore la petite fable de Patrick Boucheron, qui, parce qu’il fait de l’art, se situerait au-delà du bien et du mal. Or si le risque d’effacement de la mémoire, si le négationnisme, expliquent la crainte, ils ne justifient pas la censure. C’est avec la même récurrence qu’on invoque Adorno, qui aurait interdit la poésie après Auschwitz[54]. Mais c’est à l’oubli du génocide dans la célébration de la paix retrouvée par une « culture creuse[55] » que s’en prend Adorno, pas à la poésie ; lui-même s’en est expliqué à plusieurs reprises.

Les « écritures du réel » 

La crainte de « l’esthétisation » des processus historiques est le grand délit du procès en démoralisation que l’histoire fait à la littérature. Il ne s’agit pas, cependant, de balayer les accusations d’un revers de manche : elles disent bien certainement une angoisse sociale et politique qui doit être prise en compte. Et elles témoignent aussi des espoirs, des attentes, des déceptions, des inquiétudes de l’historien face à la littérature.

En conséquence, il préfère souvent des genres moins problématiques, en apparence, que le poème ou le roman. Le témoignage et les récits de vie, autobiographie ou autofiction, comme s’ils étaient une manière d’art brut, lui semblent plus fiables – tant qu’ils ne sont pas le fait d’un écrivain intriguant son récit mais celui d’une femme ou d’un homme a priori sans intention esthétique et sans parti-pris institutionnel.

Ces « écritures du réel » – auxquelles on ajoutera volontiers les récits d’enquête à la manière de Laëtitia, qui sont, le plus souvent, écrits par des journalistes (comme Florence Aubenas) – rencontrent un succès indéniable auprès du grand public comme auprès de l’institution universitaire qui accueille de plus en plus « les écritures journalistiques » dans ses corpus littéraires « culturels » et historiens. Cet « universel reportage » d’un nouveau genre contribue-t-il, comme on le craint parfois, à une délittératurisation[56] de la littérature ? Sans doute puisque, en apparence du moins, il en déplace les frontières. Mais les questions qu’il pose à la discipline littéraire demeurent cependant très conventionnelles. On peut en énumérer quelques-unes. Pas plus que le récit de l’historien, le récit d’autofiction ou le récit d’enquête ne font l’économie de la question du narrateur ; il serait naïf de croire que parce que l’auteur d’un livre signe le récit de sa propre vie, il n’opère pas de choix, ne dissimule rien, qu’il est capable d’être un témoin impartial et conscient de lui-même. En apparence, la valeur de l’oeuvre repose, pour son lecteur, sur la transparence, la sincérité, la « vérité » du spectacle offert par le « dévoilement » de l’intimité de l’auteur (ou de celui du sujet de l’enquête) et non pas sur un formalisme accusé d’esthétiser et donc de manipuler le réel ; en réalité, l’écriture de cette « vérité » appelle des conventions formelles héritées du roman – marques de l’oralité et localismes, écriture qui mime le mouvement de la pensée (dans le cas de l’autofiction) ou la transparence de l’objectivité (dans le cas de l’enquête journalistique). Le modèle narratif de l’autofiction correspond à d’autres modes de la mise en spectacle de soi, qu’il utilise et avec lesquels il compose un horizon d’attente : sans aucun doute, le fait de savoir qu’il s’agit de « vraies gens » contribue, par une sorte d’effet téléréalité, au succès de ces oeuvres. Le lien personnel qui attache l’auteur à son oeuvre depuis le romantisme est exacerbé d’autant qu’on le suppose sans voile dans l’exhibition de soi. Des polémiques parfois extrêmement violentes naissent de ce malentendu : ainsi à propos des deux livres d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule ou Histoire de la violence[57], pourtant qualifiés de romans sur leurs couvertures respectives. L’émotion suscitée récemment à l’occasion de la révélation de la vraie/fausse « identité » d’Elena Ferrante découvre qu’une sorte de qualité de l’émotion ressentie est attachée à la « vérité » du récit raconté, ajoutant à la valeur du livre aux yeux du lecteur. L’utilisation d’un pseudonyme en est devenue presque plus outrageante que l’usage, tout aussi récemment adopté en politique, de la « post-vérité » et du « fait alternatif[58] ». Car, paradoxalement (mais est-ce le cas ?), cette exigence de vérité intime côtoie un usage assumé du mensonge politique dans l’histoire récente, où les contrevérités deviennent de simples procédés rhétoriques, efficaces parce qu’elles visent l’immédiateté de l’émotion et la force passionnelle du transfert dans une nouvelle sorte de négationnisme, qui peut contaminer n’importe quel fait, du présent comme du passé[59]. D’autres frontières que celles qui séparent la littérature de l’histoire se sont déplacées : l’émotion vaut plus que la vérité.

Cette « littérature de non-écrivains[60] » n’est donc exempte ni de contexte, ni d’intentions, ni de formes[61] et elle a des antécédents dans l’histoire littéraire. Les frontières entre histoire, témoignage et littérature sont perméables et leur muabilité pose des questions aussi essentielles, pour la discipline littéraire, que celles des mutations de la valeur de l’oeuvre, des corpus, de l’horizon d’attente, de l’utilisation rhétorique et poétique de l’effet. C’est seulement dans l’analyse raisonnée de tous ces aspects que l’on pourra, éventuellement, se persuader de l’intérêt, pour la littérature ou pour l’histoire, d’une nouvelle catégorie générique comme celle des écritures du réel. La question du corpus, par exemple, est fondamentale : Le journal d’un bourgeois de Paris ou les Mémoires du cardinal de Retz appartiendraient-ils à ces écritures du réel ? Et si oui, pourquoi les Mémoires se répandent-ils au xviie siècle, et quel est le statut des correspondances d’écrivain ? Des récits de voyage ? Le roman, d’ailleurs, imite correspondances, témoignages, récits d’enquête : c’est Rousseau écrivant La nouvelle Héloïse, Hugo rédigeant les lettres du Rhin dans sa maison de la place des Vosges ; Truman Capote et De sang froid. Faut-il plutôt évoquer des genres hybrides ? L’oeuvre de Svetlana Aleksievitch, prix Nobel de littérature en 2015, transcrit l’histoire depuis la vie privée de dizaines d’anonymes, recueillie lors de conversations enregistrées ou d’entretiens filmés. Elle questionne ses interlocuteurs, « bouleversés par l’événement » qu’elle veut raconter, « bouleversés par le mystère même de la vie, le mystère de la guerre, le mystère de chaque existence humaine, le mystère des recherches d’un sens… », sur les détails de la vie quotidienne, celle de l’ancienne URSS, celle de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl ou de la guerre contre l’Afghanistan pour finalement écrire, c’est elle qui l’affirme, un roman des voix et des sentiments. Svetlana Aleksievitch, ce n’est un secret pour personne, recompose ses récits et décontextualise parfois les discours pour écrire « une histoire des sentiments ». « Et alors, écrit-elle, ce n’est plus du journalisme, mais de la littérature. » Littérature, ou révisionnisme[62] ? Peut-on esthétiser le témoignage, l’intriguer sans démoraliser l’histoire (et l’historien) ?

La main du potier sur le vase d’argile

Et que dire si le témoin direct de l’histoire choisit de donner à son témoignage la forme d’un roman ? Ce fut le cas de nombre d’écrivains qui vécurent la Première Guerre mondiale. La revendication du caractère littéraire apporte-t-elle quelque chose au témoignage ? Ou le démoralise-t-elle ? Le simple examen des corpus d’études des historiens lors des commémorations répond à la question : les romans en sont exclus.Or, comme l’écrivait Walter Benjamin,

à la différence de l’information, le récit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l’événement ; il l’incorpore à la vie même de celui qui raconte pour le transmettre comme sa propre expérience à ceux qui écoutent. Ainsi le conteur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d’argile[63].

La « main du potier sur le vase d’argile » rétablit un rapport de sympathie (de sensation) même, au sens où l’entendaient Michelet et, peut-être, Jablonka, sans lequel la valeur testamentaire et funéraire du roman ne saurait exister pour le lecteur. Mais la trace laissée par le conteur sur son récit établit aussi le témoin dans un processus d’autorité, lui conférant, depuis le coeur de l’expérience néantisante de l’horreur, non seulement un connaissable mais aussi une composition, un arrangement, le vase d’argile, le récit, un outil de partage, et la marque comme affirmation de la présence.

Dans l’horreur du massacre de masse, comme dans l’effacement de toute vie dans le gouffre du temps, littérature et histoire posent pourtant, parfois, la même question : que faire de la vie individuelle, elle qui est rarement événement ? Comment rendre l’ordinaire lorsque celui-ci disparaît dans l’accident, la guerre, l’épidémie – ou même la maladie –, représenté seulement dans la statistique ? Comment le prendre en compte ? Lui attribuer une valeur ? Madame Bovary pourrait être considérée, avec quelque raison, comme la biographie imaginaire de Madame Delamare, épouse bien réelle d’un officier de santé normand qui s’est suicidée sous le règne de Louis-Philippe. Mais l’histoire de Madame Delamare avait fait scandale : comment une petite bourgeoise de province peut-elle se suicider ? Pour le procureur Pinard, nul doute que le sujet et son traitement par Flaubert atteignent à la morale publique. Est-ce seulement lorsque la vie ordinaire devient exemplaire (résistante, héroïque… ou, au contraire, abjecte, infâme), et donc moralement signifiante, que la singularité peut dire l’universel ou, du moins, le groupe, la nation[64] ? Y a-t-il une exemplarité de l’ordinaire ? Et peut-il y avoir une généalogie de l’unicité insignifiante ?

Ivan Jablonka tente de rendre sa vie à Laëtitia après qu’elle a été assassinée. Sans doute le fait-il pour des raisons personnelles (lui-même dit être le père de deux filles), mais il y aussi que le meurtre a défrayé la chronique, selon l’expression consacrée, jusqu’à devenir une affaire d’état lorsque le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, a accusé l’appareil judiciaire français de laxisme. Le fait divers est alors devenu un « épicentre » comme l’écrit l’historien : à partir de lui, c’est une image de la France qui se forme. Du point de vue de la littérature, les Vies minuscules de Pierre Michon[65] ont bien, elles aussi, pour effet d’introduire dans la mémoire collective des personnages dont la vie n’a jamais été publique mais ces huit vies « minuscules » racontent surtout la vie de Pierre Michon lui-même et c’est son devenir d’écrivain qui offre le cadre et le contexte de leur « résurrection ». Elles ne représentent pourtant ni un point de vue sur le pays, ni un exposé sur le devenir écrivain en général. Du point de vue de la littérature, elles constituent une autobiographie non linéaire, rapportée à l’idée d’intersubjectivité qui figure le sujet pour la culture contemporaine. On pourrait se livrer au même travail que Jablonka, et réécrire la vie de Laëtitia, ou celle des grands-parents de l’historien ; mais ni Madame Bovary, ni le livre de Pierre Michon, ni les romans de Gisèle Bienne ou de Scholastique Mukasonga ne sont le résultat d’une enquête que l’on pourrait refaire. La littérature est l’écriture singulière de la vie singulière.

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La littérature peut enseigner à l’histoire à se dépayser de la morale à la condition que l’histoire ne la confonde pas avec la rhétorique. En déclarant son désir de littérature, lui-même le reconnaît volontiers, l’historien déclare aujourd’hui l’aspect politique de son travail. Peut-être pourrait-il alors s’intéresser aussi à une autre dimension littéraire de la politique, que Walter Benjamin avait commencé d’analyser à partir de ses travaux sur le romantisme : elle concerne la forme de l’intrigue qui, selon Edgar Poe et Paul Ricoeur, est nécessaire à la compréhension du monde. La forme politique du discours démocratique devrait être plurivoce parce que c’est celle du débat. Benjamin a montré comment le nazisme l’a dévoyée en la composant en spectacle. Ce n’est pas que le discours nazi a adopté la forme du théâtre pour faire passer un message, c’est qu’il a donné un rôle à chacun en devenant théâtre. Le spectacle offert aujourd’hui à la foule n’est pas une chorégraphie de masse orchestrée comme à Bayreuth, qui transporte le spectateur dans l’économie publique de la catharsis, c’est celle qui, mimant la représentation directe, utilise la valeur du quotidien, de l’anonyme, de l’immédiateté. Le capital, principe des échanges et ressource du pouvoir, n’y est plus la valeur marchande, mais la valeur émotion. Dévoiement de la « sympathie » des historiens romantiques ? Eux, persuadés de déchiffrer dans les siècles la marche en avant de l’humanité, vers le progrès, le partage, la connaissance, ont toujours assumé de faire de la politique. Et il semble en effet que les historiens qui appellent aujourd’hui à la littérature assument à leur tour la dimension politique de leur discipline. Si l’idée de progrès ou de perfectibilité de l’humanité a perdu ses fondements scientifiques et religieux, elle demeure cependant ce qu’elle a toujours été au fond et qui est nécessaire à toute fondation politique : un acte de foi, un « besoin d’indiscipline[66] ».