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Dès sa parution, en 1929, le roman de Jean Cocteau, Les enfants terribles, a été reconnu pour sa richesse intertextuelle. De même, d’ailleurs, les emprunts de l’oeuvre de Cocteau au mythe, à la tragédie et à la poésie constituent des lieux communs de la critique. Pourquoi maintenant y revenir ? Si je ne propose pas ici d’étudier la complexité de l’intertexte de ce roman, en montrant par exemple les multiples ramifications de ses références ou allusions littéraires (à Baudelaire, Bernardin de Saint-Pierre, Racine, Shakespeare, Poe, Vigny ou Dickens), je souhaite en relancer la critique par l’étude d’un intertexte encore jamais exploré : celui de l’Ancien Testament. En fait, de façon plus circonscrite, il s’agira pour moi de voir comment les passages du Lévitique concernant les interdictions alimentaires pourraient éclairer, dans ce roman, l’épisode de la « scène des écrevisses », où Élisabeth gave son frère endormi.

Il faut voir comme une pure coïncidence le fait qu’au début de sa réflexion sur l’intertextualité, Sophie Rabau, dans l’ouvrage qu’elle consacre à ce concept[1], propose d’interroger l’intertexte biblique d’un poème des Fleurs du mal de Baudelaire, elle-même une oeuvre qui imprègne le roman de Cocteau. Il n’en demeure pas moins que l’analyse de Rabau nous rappelle que toute référence biblique apporte au texte littéraire non seulement une plus-value symbolique, mais aussi, pour l’interprète, un véritable défi herméneutique. Ainsi, l’exemple de la référence baudelairienne à la « bibliothèque Babel sombre », qui conduit Rabau à la Bible, puis à Pirandello, à Borges et à Sartre, l’incite à se demander comment lire les grands textes fondateurs de notre culture, de même qu’à envisager le réseau intertextuel de façon non linéaire et à penser l’intertextualité comme un véritable outil d’analyse des textes :

L’intertextualité engage un défi herméneutique où la lecture linéaire devrait à chaque instant se résoudre en une verticalité intertextuelle mais se poursuit pourtant, où l’interprétation est absolument nécessaire mais en même temps peut-être superflue[2].

En voulant, dans cet article, ouvrir la voie à une nouvelle piste interprétative d’un roman maintenant un peu oublié de la critique, j’engagerai la réflexion sur la question des tabous alimentaires dans l’Ancien Testament, tout en invitant la critique à revisiter, dans le cadre d’une théorie de l’intertextualité mise au service de la poétique des textes, un roman à la densité intertextuelle exceptionnelle.

Cocteau et la Bible

Cocteau lisait-il la Bible ? Bien que la question de l’intertextualité ne doive pas être réduite à celle de la bibliothèque d’un auteur et qu’il puisse suffire de présupposer que tout auteur ayant eu une éducation religieuse judéo-chrétienne a une connaissance de base de ce livre, il me semble que l’importance de la conversion de Cocteau au catholicisme dans les années qui précèdent l’écriture des Enfants terribles mérite ici d’être évoquée[3]. Ainsi, l’amitié de Cocteau avec le philosophe et penseur catholique Jacques Maritain a son point culminant quelques années avant la parution des Enfants terribles, soit en 1926, alors que paraissent la « Lettre à Jacques Maritain » et « La réponse à Jean Cocteau ». On chercherait en vain, certes, dans ces textes, et dans la correspondance de plus de cent cinquante lettres qui se poursuit jusqu’en 1963, une discussion sur les textes bibliques[4]. Explorant plutôt, de façon croisée, les différentes avenues par lesquelles l’art et la foi peuvent se rejoindre, les deux hommes, qui ne réussissent pas toujours à s’accorder, situent leur réflexion sur le plan plus général d’une expérience mystique (surtout pour Cocteau) et des questions de moralité (plus pressantes pour Maritain). Or, le sujet délicat et crucial de la transgression qui divise les deux hommes entre 1926 et 1929 sera aussi le point de mire de l’extrait à l’étude, dans lequel la relation incestueuse ou homosexuelle est figurée[5]. Car en tentant de réconcilier pour son mentor la foi et l’art, le culte de l’amour et l’extase mystique, Cocteau se confronte à l’interdit. Maritain ne s’y trompe pas qui, dans une lettre de 1928, place le débat non seulement dans le domaine de la moralité, mais, de façon plus fondamentale, du pur et de l’impur et, ce qui pour nous bien sûr est particulièrement pertinent, d’une loi ancienne, qui ne peut être autre que celle de l’Ancien Testament :

Je crois, mon cher Jean, qu’il n’y ait un malentendu entre nous. Des choses que vous appelez pures me font horreur. Pas par pruderie, mais parce qu’elles refusent avec exaspération ce qui est, veulent que le phallus ne soit pas le phallus, que la vérité ne soit pas la vérité. Vous êtes en train d’élaborer une morale nouvelle. Laissez donc ça à Dieu. Il a fait la loi nouvelle, et la loi nouvelle accomplit l’ancienne, ne l’abolit pas[6].

Le pur et l’impur dans Les enfants terribles

Le premier défi que le roman de Cocteau pose pour l’interprétation demeure non seulement la nature ambiguë des personnages, qui agissent tantôt comme des enfants, tantôt comme des adultes (va-et-vient typique de l’adolescence), mais la narration elle-même, qui semble constamment être en porte-à-faux par rapport à l’histoire, en ce qu’elle nous fait hésiter entre le propre et le figuré, entre le littéral et l’allégorique[7]. Or, lirait-on même cette histoire au premier degré, c’est-à-dire en voulant croire que les adolescents que sont Paul (de quatorze à quinze ans) et sa soeur Élisabeth (de seize à dix-sept ans) sont de grands enfants qui jouent des jeux de rôle, s’imaginent au théâtre ou « partent » pour des mondes parallèles[8], il serait difficile de ne pas voir dans les descriptions des relations amicales de Paul (avec Dargelos et Gérard) ou des scènes d’intimité entre le frère et la soeur des jeux interdits entre adultes[9].

En fait, la particularité du roman est de maintenir cette ambivalence et ces deux pôles de lecture, créant pour le lecteur une tension qui l’amène non seulement à se questionner par rapport à son interprétation de l’histoire, mais également à mettre en suspens tout jugement moral. C’est ce qui fait dire du reste à Serge Linares que le roman n’est pas immoral, mais, à cause de son régime poétique, plutôt asocial et donc amoral :

Reste que l’atmosphère d’ensemble brasse des airs viciés, néanmoins purifiés sans cesse par l’absence, chez les personnages, de toute perversion : l’inceste assurément, mais encore le vol, la débauche, la prostitution… Ce n’est pas que Cocteau cherche à maquiller l’immoralité de son livre du beau nom d’innocence. Si son roman frôle sans cynisme toutes formes de dépravation, son sujet en est cause : la poésie apparaît à Cocteau asociale au dernier point et d’une morale sans commune mesure avec la régulation des moeurs[10].

Or, il me semble quant à moi plus productif de penser que l’opposition du pur et de l’impur traverse tout le roman, en mettant au premier plan, plus qu’il ne l’occulte, la question de la transgression. C’est dire ainsi que le roman de Cocteau, loin de se situer en dehors de la moralité et des codes culturels, rend manifeste le système culturel des tabous et nous plonge au coeur de l’inceste dans sa version la plus archaïque. Or, ce sera mon hypothèse ici, c’est la référence à la Bible, et plus spécifiquement aux interdictions alimentaires du Lévitique, aussi désignées de façon éloquente du titre de « Loi de la pureté » (et qui seront reprises dans le Deutéronome) qui nous conduit à ce sens caché dans le passage où Élisabeth se livre à un étrange jeu avec son frère, consistant à lui faire désirer d’abord les écrevisses, puis à les lui refuser, pour finalement le forcer à les manger[11].

Les interdictions alimentaires du Lévitique

Sans reproduire l’ensemble du passage du Lévitique sur les interdictions alimentaires, que l’on me permette ici d’en citer le début, jusqu’à la référence au poisson qui « n’a ni nageoires ni écailles » :

Le Seigneur parle à Moïse et à Aaron en ces termes : « Dites aux Israélites : Parmi les animaux qui vivent sur terre, vous pouvez manger ceux qui ont le sabot fendu et qui ruminent. Mais parmi les ruminants et parmi les animaux ayant des sabots, vous ne mangerez pas, car ils sont impurs : le chameau et le daman, car ils ruminent et n’ont pas de sabots ; le lièvre qui rumine mais qui n’a pas de sabot ; le porc, car il a le sabot fendu, mais ne rumine pas. Vous ne mangerez pas leur chair et ne toucherez pas leur cadavre.
Des animaux qui vivent dans l’eau, vous mangerez ceux qui ont des nageoires et des écailles, qu’ils vivent dans la mer ou dans les rivières. Mais vous sont interdits, qu’ils habitent les mers ou les rivières, tous ceux qui n’ont pas de nageoires ou d’écailles. Vous ne mangerez en aucun cas de leur chair et leur cadavre sera pour vous impur. Tout ce qui, dans les eaux, n’a ni nageoires, ni écailles, vous sera défendu.
[...]
Telle est la loi au sujet des animaux et des oiseaux, de tout ce qui vit dans l’eau et qui rampe sur la terre ferme. Elle vous apprendra à distinguer entre ce qui est rituellement pur et ce qui ne l’est pas, entre les animaux qui peuvent être mangés et ceux qui ne le peuvent pas[12]. »

On se souviendra peut-être alors que, dans les années 1980, c’est Julia Kristeva qui, en voulant étudier l’abjection, en est arrivée non seulement au texte littéraire (et en l’occurrence à l’oeuvre de Céline), mais au texte biblique, et plus particulièrement à cette Loi de la pureté du Lévitique qui vise à distinguer le pur de l’impur :

Le pur sera ce qui est conforme à une taxinomie établie ; l’impur, ce qui la perturbe, établit le mélange et le désordre. L’exemple des poissons, des oiseaux et des insectes, liés normalement à l’un des trois éléments (ciel, mer, terre), est très significatif de ce point de vue : seront impurs ceux qui ne s’en tiennent pas à un élément mais visent le mélange et la confusion[13]

Kristeva adopte alors le point de vue de l’anthropologue anglaise Mary Douglas qui, en 1966, dans son essai De la souillure, a montré, d’une part, que la souillure est un phénomène culturel, et, d’autre part (en plein structuralisme), a voulu faire ressortir le caractère formel, voire taxinomique, du système des tabous. Ainsi, pour Douglas, la chose inclassable ou ambiguë est ce qui mettrait en danger la cohérence de la structure culturelle, pour autant que sont impurs les animaux inclassables ou hybrides, qui ne rentreraient pas dans le cadre du schéma général du récit de la création. Ce code de pureté donnerait aux hommes les règles qui leur permettraient de poursuivre l’activité séparatrice ou classificatrice de Dieu[14].

Alors qu’il n’est pas de mon propos de discuter du bien-fondé de cette interprétation de la Bible, sur laquelle par exemple Douglas elle-même reviendra en 2002[15], je voudrais souligner ici la pertinence d’une lecture du Lévitique (ou tout au moins des interdictions alimentaires) en regard du texte de Cocteau où, justement, l’opposition du pur et de l’impur fait écho à celle de l’ordre et du désordre ou de l’hybridité. Or, c’est peut-être surtout ici à l’article de Jean Soler (aussi cité par Kristeva) qu’il me faudrait renvoyer, pour sa façon de penser la taxinomie biblique comme une façon de proscrire l’hybridité sur différents plans. Ainsi, selon Soler, de même que le Juif abominerait l’animal qui appartient à deux classes, il ne pourrait accepter ni la divinité de Jésus (l’homme-Dieu représentant l’hybride absolu) ni l’homosexualité, ni la bestialité, ni l’inceste :

Un homme est un homme, ou il est Dieu. Il ne peut être à la fois l’un et l’autre. De même, un être humain est un homme ou une femme, pas les deux : l’homosexualité est proscrite (Lév., XVIII, 22). […] La bestialité est condamnée aussi (Lév., XVIII, 23), sur le même plan que l’adultère (Ibid., 20) et, en tout premier lieu, l’inceste (Ibid., 6 ss.) : « celle-ci est ta mère, tu ne découvriras pas sa nudité ». Cette formulation tautologique laisse voir le principe qui entre en jeu : à partir du moment où une femme est définie comme « mère » par rapport à un garçon, elle ne peut être en même temps pour lui autre chose. L’inceste est un interdit logique. Les prohibitions sexuelles et les prohibitions alimentaires se révèlent coordonnées[16].

Il me reste maintenant à montrer comment, dans le roman de Cocteau, cet intertexte biblique est non seulement convoqué par le symbole de l’écrevisse, mais encore décryptable dans l’énonciation elle-même, de même que dans les connotations sexuelles du passage, qui nous ramèneraient ainsi à ces archaïques corrélations.

La « scène des écrevisses »

Dans le rituel auquel s’adonnent le frère et la soeur, la « scène des écrevisses » est présentée par le narrateur comme une irrégularité ou un événement inattendu (une « surprise »). On remarquera d’abord que les termes qui en décrivent le prélude renvoient tout autant au théâtre qu’à un rite religieux (funéraire) dont le caractère primitif ou archaïque semble suggéré par l’expression des « âmes incultes », alors que son inéluctabilité tient à quelque « ordre », voire à des lois qui se rapprochent des lois naturelles (tel que le démontre la comparaison avec « les pétales des fleurs »).

Il faisait plus que se coucher, il s’embaumait ; il s’entourait de bandelettes, de nourritures, de bibelots sacrés ; il partait chez les ombres.
Élisabeth attendait l’installation qui décidait son entrée en scène et il semble incroyable que pendant quatre ans ils aient pu jouer chaque nuit la pièce sans en dénouer d’avance les ficelles. Car, sauf quelques retouches, la pièce recommençait toujours. Peut-être ces âmes incultes, obéissant à quelque ordre, exécutent une manoeuvre aussi troublante que celle qui, la nuit, ferme les pétales des fleurs.
Les retouches étaient introduites par Élisabeth. Elle préparait des surprises. Une fois, elle quitta la pommade, se courba jusqu’au sol et tira de dessous le lit un saladier de cristal. Ce saladier contenait des écrevisses. Elle le serrait contre sa poitrine, l’encerclait de ses beaux bras nus, promenant un regard gourmand entre les écrevisses et son frère.

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L’action pour le moins inattendue d’Élisabeth ne l’est donc pas seulement pour son caractère saugrenu, mais aussi parce qu’elle menace l’intégrité d’un rituel, d’un ordre ou d’un système. Dans l’ordre du pur, que pourrait symboliser du reste le cristal du saladier, la scène qui se jouera entre le frère et la soeur introduit le désordre et l’impur. Ainsi, dès le début de la scène, les gestes d’Élisabeth peuvent être lus dans leurs connotations sexuelles : le mouvement de courbure pour atteindre le saladier sous le lit, la façon dont ce réceptacle (pouvant représenter lui-même le sexe de la femme) est serré contre la poitrine et encerclé par de « beaux bras nus » et, surtout peut-être, le « regard gourmand » qui se « promène » entre les écrevisses et son frère, évoquant la séduction.

« Gérard, une écrevisse ? Si, si ! Venez, venez, elles emportent la bouche. »
Elle savait le goût de Paul pour le poivre, le sucre, la moutarde. Il les mangeait sur des croûtes de pain.
Gérard se leva. Il craignait de fâcher la jeune fille.
« Ordure ! murmura Paul. Elle déteste les écrevisses. Elle déteste le poivre. Elle se force ; elle s’emporte la bouche exprès. »
La scène des écrevisses devait se prolonger jusqu’à ce que Paul, n’y tenant plus, la suppliât de lui en donner une. Elle le tenait alors à sa merci et châtiait cette gourmandise qu’elle détestait.

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Ainsi, tandis que, dans le contexte d’une lecture biblique, le sens premier du passage semble tourner autour du péché de gourmandise[17], le caractère hautement symbolique de l’écrevisse de même que les allusions sexuelles du passage nous incitent d’abord à voir l’aliment désiré et interdit que la soeur offre et refuse au frère comme son corps ou son sexe. Or, ne pourrait-on tout autant y voir un phallus, ce qui montrerait le caractère castrateur de la soeur ? Je propose quant à moi d’y voir plutôt un objet à l’identité bisexuelle, qui s’accorderait mieux avec les attractions doubles de tous les personnages de ce roman, qui sont indistinctement attirés par les deux sexes[18]. De même, nous pourrions y lire à la fois l’interdit de l’inceste (entre le frère et la soeur) et celui de l’homosexualité, qui est représenté ici également par le regard de Gérard, interpellé tout autant par le frère que par la soeur. En fait, Gérard est bien un tiers, que la soeur prend à témoin du désir de Paul, tout autant que de l’interdiction qu’elle impose à son frère, à qui elle refuse d’abord de donner du plaisir. Gérard est d’ailleurs dans cette scène, comme dans tout le roman, un tiers qui, plutôt que de constituer l’origine d’un désir mimétique (entre le frère et la soeur comme entre Paul et Dargelos), garantit en quelque sorte, en tant que voyeur-spectateur, la pérennité de ce désir. Or, le fait que Gérard désire tout à la fois le frère et la soeur rend plus pertinente l’interprétation de l’ambivalence sexuelle du passage[19].

Certes, à un autre niveau, le désir (feint) d’Élisabeth pour l’aliment défendu permet aussi, selon le même principe du désir mimétique, d’attiser le désir du frère, qu’il soit homosexuel ou incestueux. Il faut relever ici l’expression employée au début du passage pour décrire l’effet des écrevisses marinées sur le goûteur : « elles emportent la bouche ». Tout comme la relation interdite, l’aliment très relevé enflamme le désir, mais risque de brûler ses sujets ou peut-être plutôt de les souiller. Car le poivre qui leur est ajouté s’inscrit bien dans la dichotomie du pur et de l’impur, pour autant que le sel, sa nécessaire contrepartie, constitue une importante composante du rituel du sacrifice dans le Lévitique : « Sur toute offrande que tu présenteras, mets du sel, car le sel qui purifie est le symbole de l’alliance entre ton Dieu et toi[20]. » 

« Gérard, connaissez-vous une chose plus abjecte qu’un type de seize ans qui s’abaisse à demander une écrevisse ? Il lécherait la carpette, vous savez, il marcherait à quatre pattes. Non ! ne lui portez pas, qu’il se lève, qu’il vienne ! C’est trop infect, à la fin, cette grande bringue qui refuse de bouger, qui crève de gourmandise et qui ne peut pas faire un effort. C’est parce que j’ai honte pour lui que je lui refuse une écrevisse… »

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De la même façon que le texte du Lévitique se développe sur le mode de la prescription (pour dire ce qu’il faut manger et ne pas manger), une bonne partie de ce passage, tout au moins dans le discours direct de la soeur, est sur le mode impératif, soit plus généralement dans la catégorie des actes illocutoires exercitifs. Or, si la soeur donne des ordres (à Paul ou à Gérard) et prononce des interdictions, elle utilise aussi le spectateur de la scène (Gérard) pour insulter son principal interlocuteur, à la troisième personne, le rabaissant ainsi au rang de non-personne. Il faut dire d’ailleurs que l’invective qui colore toute la scène signale également l’interdiction et la transgression, qui apparaissent alors sous la figure de l’« abject » ou de l’« infect »[21]. Or, si on lit la lettre du passage, l’humiliation ne tient pas à la transgression de l’interdit (puisque Paul refuse de manger les écrevisses), mais bien à la force du désir, qui rabaisserait le sujet (jusqu’à « lécher la carpette » ou à le faire « marcher à quatre pattes ») et se projetterait sur l’instigatrice de ce désir, qui a « honte pour lui ».

En fait, avant de céder, le frère contre-attaque en réaffirmant autrement son désir, puisqu’il en vient à lire tout haut de la poésie, et en l’occurrence le premier tercet d’un sonnet érotique de Baudelaire (publié anonymement en 1848), qui évoque, par le détour de l’intertexte (et à son insu) « la beauté d’Élisabeth » :

J’aime son mauvais goût, sa jupe bigarrée,

Son grand châle boiteux, sa parole égarée

Et son front rétréci.

Il déclamait la strophe superbe, ne se rendant pas compte qu’elle illustrait la chambre et la beauté d’Élisabeth.

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La joute oratoire qui s’ensuit, et qui fait lire à Élisabeth « à tue-tête » les faits divers du journal (dont le caractère prosaïque s’oppose clairement aux vers baudelairiens), a toutefois une fin inusitée, puisqu’elle culmine par une attaque physique de la part du frère :

Alors, profitant de ce que la forcenée ne pouvait le voir derrière le journal, il sortit un bras et, avant que Gérard eût pu intervenir, lui jeta du lait, de toutes ses forces.

« Le misérable ! l’atroce ! »

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Or, cette agression du frère paraît hautement symbolique. D’une part, le jet de lait que reçoit la figure de la soeur et qui a été lancé de « toutes ses forces » par la motion du bras du frère qui « sort » semble en premier lieu représenter une éjaculation. D’autre part, ce lait ne peut qu’évoquer la mère dans le contexte d’un roman où la soeur joue pour le frère le rôle de la mère, et dans celui de cette scène en particulier où la soeur nourrit le frère, ce qui nous incite à ajouter à la liste des interdictions indiquées par ce passage l’inceste entre la mère et le fils. Ainsi, le lait de la scène des écrevisses convoque un autre passage biblique, cette fois du Deutéronome, qui reprend et prolonge les interdictions du Lévitique. Ou plutôt, pourrait-on dire, c’est le texte de Cocteau qui donne tout son sens à l’interprétation de Jean Soler, qui voit dans cette mystérieuse prohibition alimentaire l’interdit de l’inceste :

Ainsi s’explique sans doute l’interdit le plus mystérieux de la Bible : « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (Ex., XXIII, 19 et XXXIV, 26 ; Deut., XIV, 21). Il faut prendre ces mots au pied de la lettre. Il est question d’une mère et de son petit. Traduisons : tu ne mettras pas dans la même casserole, pas plus que dans le même lit, un fils et sa mère. Ici, comme ailleurs, il s’agit de maintenir la séparation entre deux classes ou deux types de relations. Abolir la distinction par un acte qui relève de la sexualité ou de la cuisine, c’est attenter à l’ordre du Monde[22].

Ce point culminant, pouvant passer pour le paroxysme d’un acte sexuel, ne constitue pas toutefois la fin de la scène, qui déclenche non seulement la colère de la soeur, présentée comme une vengeance, mais aussi un second paroxysme encore plus clairement sexuel, qui, par le caractère forcé du gavage, semble évoquer le viol :

La reprise du thème des écrevisses parvint à Paul, à travers les approches du sommeil. Il ne désirait plus d’écrevisses. Il appareillait. Ses gourmandises tombaient, le délestaient, le livraient pieds et poings liés au fleuve des morts.
C’était la grande minute qu’Élisabeth mettait toute sa science à provoquer pour l’interrompre. Elle l’endormait de refus et, trop tard, se levait, s’approchait du lit, posait son saladier sur ses genoux.
« Allez, sale bête, je ne suis pas méchante. Tu l’auras ton écrevisse. »
[…]
Elle brisait la carapace, lui poussait la chair entre les dents.
« Il mâche en rêve ! Regarde, Gérard ! Regarde, c’est très curieux. Quelle gloutonnerie ! Faut-il qu’il soit ignoble ! »

ET, 598

Dans ce passage, les allusions érotiques paraissent évidentes : le plaisir retardé, « la grande minute », la carapace de l’écrevisse qui est brisée, sa chair qui est poussée entre les dents. Certes, on chercherait en vain des parallèles stricts entre les actions du frère et de la soeur dans cette scène et une seule relation sexuelle, avec pour les partenaires sexuels des rôles bien définis et univoques. Il s’agirait plutôt de renversements qui, à l’instar de la censure du rêve, embrouillent l’interprétation, mais s’accordent avec l’ambivalence sexuelle qui régit tout le roman. Ainsi, en réaction à la projection du lait-sperme, la soeur semble maintenant jouer un rôle viril en poussant l’écrevisse dans la bouche du frère. Or ce sur quoi je voudrais surtout ici insister, c’est sur la façon dont est mise en scène et en récit la transgression, qui porte plus la marque de l’abject et du châtiment que celle du plaisir ou du désir (échappant finalement à Paul). D’ailleurs, on pourrait même dire que ce qui est figuré en premier dans cette scène, c’est, par le refus de la soeur, l’interdiction elle-même, alors que la transgression de l’interdit se fait, sinon contre la volonté du frère, du moins à son insu, puisqu’il dort – une façon également d’évoquer l’inconscient, où loge d’abord tout interdit. Nulle surprise alors que le frère soit qualifié de « sale bête » (terme qui renvoie également à l’aliment interdit lui-même) et que, malgré le fait qu’il est la victime du stratagème de la soeur, il lui apparaisse en définitive « ignoble ».

Le narrateur du reste ne s’y trompera pas. La « besogne » d’Élisabeth est bien celle d’une « folle », soit celle qui transgresse les limites de la raison et les tabous et qui, dans un même temps, châtie, jusqu’à la mort. Il faut remarquer également dans l’extrait suivant la métaphore antinomique de l’action de « gaver un enfant mort », qui rappelle de nouveau l’inceste maternel : « Et d’un air intéressé de spécialiste, Élisabeth continuait sa besogne. Elle dilatait ses narines, tirait un peu la langue. Grave, patiente, bossue, elle ressemblait à une folle en train de gaver un enfant mort » (ET, 598). Mais c’est peut-être l’épilogue de cette scène qui étonne le plus, faisant emprunter au lecteur la perspective du spectateur pour, semble-t-il, l’enjoindre à oublier la « séance » à laquelle il vient d’assister, et cela malgré sa valeur « instructive » :

De cette séance instructive, Gérard ne retint qu’une chose : Élisabeth l’avait tutoyé.
Le lendemain, il essaya de la tutoyer à son tour. Il craignait une gifle, mais elle adopta le tutoiement réciproque et Gérard en ressentit une caresse profonde.

ET, 598

En fait, de nouveau, il suffit de lire la lettre du texte pour saisir le caractère sexuel de cette dernière allusion à la « caresse profonde » qui, bien qu’elle passe par le relais du voyeurisme et du langage, en prenant la forme d’une métaphore (le tutoiement devenu caresse), constitue une issue licite à ces jeux interdits. De même, cet épilogue confirme la prégnance du désir mimétique, dans la mesure où la « séance » dont Gérard a été le témoin n’a pas seulement été possible par sa présence (et son désir pour Paul), mais, en dernière instance, a suscité chez lui le désir (pour Élisabeth)[23].

*

Cette lecture en minuscule d’une scène des Enfants terribles aura montré comment le texte de Cocteau, loin d’échapper aux codes culturels ou, comme le suggérait Maritain (mettant en garde son ami contre l’inéluctabilité de la transgression), loin d’échapper à la « loi ancienne », rend manifeste l’opposition du pur et de l’impur qui structure le Lévitique. En reprenant la théorie de Sophie Rabau sur l’intertextualité, j’aimerais également proposer que le texte de Cocteau rend lisible le texte biblique. D’une part, l’écrevisse, qui constitue l’objet désiré et interdit de la scène de Cocteau, nous renvoie à la créature abominée de la Bible. Mais d’autre part, la « scène des écrevisses » tire tout son sens des rapports qui sont établis entre les prohibitions alimentaires (jusque dans l’intégration du lait) et sexuelles, soit plus particulièrement l’homosexualité et l’inceste. De même, le texte de Cocteau comporte une valeur herméneutique par sa façon non de brouiller la différenciation même du pur et de l’impur (ce qui serait la thèse de Serge Linares), mais bien de la mettre en valeur. Car, tel que l’ont montré Mary Douglas et Jean Soler, c’est l’impur qui est de l’ordre de l’hybride, de l’inclassable, du désordre et de l’indifférencié : un registre qui recouvre la thématique du roman (pensons au désordre de la chambre), les attributs physiques des personnages tout autant que les déplacements de leurs quêtes amoureuses[24].

Finalement, il faut souligner que l’interdit et sa transgression sont figurés dans le déroulement même de la scène, pour autant que ce qui apparaît d’abord comme une taquinerie se dit tout à la fois dans les termes d’une activité sexuelle et d’un supplice, soit une pratique ignoble et abjecte qui ne peut que conduire au châtiment. Dans un roman où le désir change aisément d’objet et de sexe et où la soeur joue le rôle de la mère (d’abord absente, puis morte)[25], l’interdit a d’ailleurs peut-être toutes les chances d’être ramené au « mythème originaire » du tabou de la mère :

Nous arrivons dès lors au constat que l’interdiction alimentaire, tout comme l’expression plus abstraite des abominations lévitiques dans une logique des différences dictées par un Je divin, s’étayent sur l’interdiction de l’inceste. Loin d’être une des valeurs sémantiques de ce vaste projet de séparation qu’est le texte biblique, le tabou de la mère nous semble être son mythème originaire. Non seulement parce que le discours psychanalytique d’un côté et l’anthropologie structurale de l’autre ont découvert le rôle fondamental de l’interdit de l’inceste dans toute organisation symbolique (individuelle et sociale). Mais aussi et surtout parce que, comme nous l’avons vu, l’écriture biblique, dans son mouvement, revient, aux moments intenses de sa démonstration et de son expansion, sur ce mythème du rapport archaïque à la mère. L’abjection biblique traduit donc une sémantique cruciale, où l’alimentaire, quand il déroge à la conformité exigible par la logique des séparations, se confond avec le maternel comme lieu impropre de la fusion, comme puissance indifférenciée et menace, souillure à retrancher[26].

C’est bien sûr alors l’ensemble du roman, voire toute l’oeuvre de Cocteau, qui pourrait être lu non seulement par rapport à l’intertexte biblique, mais aussi par rapport à ces écrivains de l’abject qu’a étudiés Kristeva : Dostoïevski, Artaud, Lautréamont ou Céline. Qui l’aurait cru ? L’oeuvre de Cocteau, qui balance entre Orphée et Oedipe, ne convoquerait pas seulement textes et mythes pour raconter des histoires très chargées symboliquement, mais aussi peut-être pour écrire cette abjection qui est liée au tabou de la mère. Le défi serait ici de relire cette oeuvre non seulement comme une mise en fiction du rapport fusionnel que l’écrivain a entretenu avec sa mère (bien documenté par les biographes), mais bien, à l’instar d’une lecture de l’intertexte biblique dans la « scène des écrevisses », comme une écriture qui met à l’épreuve la cohérence de la structure culturelle, en frayant constamment, certes, avec les mythes, mais peut-être d’abord avec l’abject.