Quelle pluie lourde, revêche, insistante ! Dans la grand rue sur laquelle donne mon hôtel, on essaie de s’en protéger en se réfugiant le plus souvent possible dans les entrées des boutiques, sous les marquises des grands magasins, en pressant le pas d’un lieu à l’autre, de la voiture à la porte. Sous mon parapluie, dont j’ai réglé l’angle de manière à ne pas être atteint au visage, je marche au bord du trottoir malgré les risques d’éclaboussement par les voitures, je marche d’un pas égal comme celui qui n’a rien à faire, rien d’autre à faire vraiment que de marcher sous la pluie. J’ai l’habitude des villes. Forcément, à cause de ma profession. Dans la plupart, je suis déjà venu plusieurs fois, car je ne suis plus un jeune pianiste et les circuits ne varient guère. Je les aime presque toutes – et dieu sait qu’on a trouvé une infinité de moyens pour enlaidir les villes ! –, à la condition que j’aie la possibilité de m’y perdre, fût-ce dans un périmètre assez réduit. N’allez pas croire que j’y cherche des aventures, érotiques en particulier, ce n’est pas du tout mon genre. Je suis assez froussard, et deux ou trois mésaventures survenues au cours d’une trentaine d’années de carrière auraient suffi à m’assagir, au besoin. Non, vraiment. Les occasions qui se présentent presque invariablement à un artiste en tournée, pas trop mal de sa personne, suffisent amplement à ce qu’on pourrait appeler mes besoins. Les seules villes que je n’aime vraiment pas – mais il est impossible de les exclure des tournées, elles sont trop riches – sont ces grandes agglomérations américaines. Dallas, Atlanta, Détroit, qui ressemblent à d’immenses parkings interrompus par des gratte-ciels, où vous ne pouvez marcher dix minutes sans avoir l’angoissante impression d’avoir atteint les limites du monde civilisé. Celle-ci, tout à coup, je me demande si j’y suis déjà venu. Il me semble qu’elle a une place dans ma mémoire, mais une place en creux. Je crois me souvenir de certains détails, une façade, un croisement de rues ; c’est l’ensemble, bizarrement, qui m’échappe. Quand je quitte la grand rue pour m’enfoncer dans un quartier adjacent, moins bruyant, maisons et petites boutiques mêlées, ce n’est pas que je tente une reconnaissance, mais je sens que je serais infidèle à quelque chose, à quelque invitation pressante, si je ne marchais pas dans cette direction. Il est presque midi, et c’est dire que l’activité est assez considérable dans ces boutiques, mais à mesure qu’elles se font plus rares et que le quartier devient un simple quartier d’habitation, j’ai l’impression d’entrer dans un lieu secret, intime, où mon pas, devenu tout à coup sonore sur le trottoir, menace d’éveiller des souvenirs trop profondément enfouis. Bientôt je suis seul, ou presque. J’avance dans une rue bordée, à gauche, par des petits cottages hermétiquement fermés sur eux-mêmes, et à droite par un mur de pierre derrière lequel se cache peut-être une résidence cossue mais je ne vois pas de grille –, ou peut-être, puisque je marche depuis longtemps, une heure trente environ, une prairie qui signifierait la fin, la limite de la ville. Il pleut beaucoup moins fort, et l’on dirait même que de l’autre côté du mur, dans ce que j’imagine être une prairie ou du moins un lieu assez bien dégagé, une sorte de vide, la lumière est plus vive qu’ici. Je ne l’ai pas vu tout de suite. J’ai entendu la voix : — La jeune fille est morte… C’est récité, ou psalmodié, plutôt que chanté. Ça pénètre dans le cerveau, dans le coeur, et ça fait …
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Clara[Notice]
- Gilles Marcotte
Diffusion numérique : 19 avril 2017
Un document de la revue Études françaises
Volume 53, numéro 1, 2017, p. 109–113
Présences de Gilles Marcotte
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