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Gilles Marcotte (1925-2015). La parenthèse de l’histoire littéraire s’est durement refermée à l’automne 2015, sur une oeuvre ample qui s’étend de l’après-guerre à la fin des années 2000[1], oeuvre hybride, à bien des égards atypique, à la fois journalistique et universitaire, critique et littéraire, dont l’impact sur la littérature au Québec est considérable. Qu’une gerbe d’études, d’essais et de témoignages s’intitule Présences de Gilles Marcotte n’est que pure justice. L’auteur de Présence de la critique, du Roman à l’imparfait et de La prose de Rimbaud qui présentait son travail comme un accompagnement, qu’il se soit agi de suivre des jeunes chercheurs dans leur progression ou de faire équipage avec l’écriture d’un poème pour l’entendre au plus creux de son murmure, demeure présent à notre travail. Ce numéro réunit des interventions qui mettent en valeur de multiples facettes[2] du travail de Gilles Marcotte.

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Des liens anciens et nombreux unissent le nom de Gilles Marcotte à Études françaises : il a tenu à la revue la chronique « romans » de 1967 à 1969 puis la chronique « poésie » de 1970 à 1974. Il a également dirigé plusieurs dossiers, « François-Xavier Garneau et son histoire » (vol. 30, no 3, 1994), « Ville, texte, pensée : le xixe siècle, de Montréal à Paris » (vol. 27, no 3, 1991) et codirigé, avec Laurent Mailhot, le dossier « Jacques Poulin » (vol. 21, no 3, 1985). De la vingtaine d’articles qu’il a publiés à la revue[3], plusieurs, comme « Réjean Ducharme, lecteur de Lautréamont », ont durablement marqué la recherche. Le dernier à y avoir paru, « Professeur de poésie ? » (vol. 41, no 3, 2005) figure dans le dossier « Poésie, enseignement, société » sous la direction de Madeleine Frédéric.

Études françaises lui consacre la totalité de ce numéro : le dossier « Présences de Gilles Marcotte », sous la responsabilité de Micheline Cambron et Pierre Popovic, est suivi de divers témoignages de ses collègues et amis. Grâce à Jacques Brault qui nous l’a fait découvrir et avec l’aimable autorisation de Madame Lise Marcotte, nous publions également, entre ces deux sections du numéro, un texte peu connu de Gilles Marcotte, Clara, paru en 2004. Nous souhaitons ainsi donner à entendre la voix d’écrivain de celui en qui Michel Lacroix, dans une analyse de l’histoire d’Études françaises, voit l’une des principales figures du « critique-écrivain[4] » qui demeure, selon lui, l’idéal à l’horizon de la revue.

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En ouverture de ce dossier, un article d’Isabelle Daunais montre en quoi Gilles Marcotte, dont l’oeuvre, absente des anthologies d’essais littéraires et la plupart du temps classée en critique et non en littérature, fut pourtant un authentique quoique « discret » essayiste. Indissociable d’« une aventure de pensée », le travail de lecture et d’interprétation des textes de Marcotte se caractérise, selon elle, par une position singulière, qui le démarque par rapport à ses contemporains : à rebours de tout surplomb, il refuse de faire des textes qu’il lit des « objets » pour les poser plutôt « en interlocuteurs » et se situer lui-même « aux côtés du monde plutôt que face à lui ».

Or les poètes (et pas seulement ceux de l’Hexagone qu’il a connus et dont il a souvent été le premier lecteur) auront compté parmi ses interlocuteurs privilégiés. À partir d’une confiance dans les « pouvoirs de l’étrangeté poétique » que Gilles Marcotte formule très tôt et à laquelle il tient jusqu’à ses derniers écrits, François Dumont remonte le fil de ses critiques, depuis les articles de L’Action nationale dans les années 1950 qui ébranlent les certitudes de cette revue, jusqu’aux textes plus récents parus dans Le lecteur de poèmes, en passant par Une littérature qui se fait et La prose de Rimbaud. Cette « étrangeté », par laquelle le poème résiste aux discours, irréductible et précieuse comme les contradictions si importantes à ses yeux, Gilles Marcotte la trouve aussi dans la prose et chez quelques-uns des romanciers qu’il commente dans Le roman à l’imparfait.

Marie-Andrée Beaudet aborde quant à elle le rapport que Gilles Marcotte entretient avec la littérature du Québec au xixe siècle ; historien de la littérature, Marcotte a contribué à faire exister dans la lecture contemporaine certains auteurs du xixe siècle, surtout Crémazie et Garneau. À travers les travaux critiques de nature très variée qu’il a consacrés à ces figures majeures, comme dans ceux où sont explorés des textes marginaux, populaires, à la limite du littéraire, et jusqu’aux fictions (« Lettre à Octave Crémazie », « Dans la tête de Patrice Lacombe », deux nouvelles du recueil La vie réelle), l’analyse de Marie-Andrée Beaudet permet de comprendre comment Gilles Marcotte dépasse ses propres préjugés à l’encontre d’un corpus qui lui résiste a priori, pour nouer un véritable dialogue avec les auteurs disparus – « les vivants » ne sont pas forcément contemporains et « peuvent habiter très loin dans le temps », écrit Isabelle Daunais. Il esquisse ainsi un xixe siècle qui continue de faire sens dans le présent, relié à lui par cette « poétique de la pauvreté » qu’il reconnaît et assume dans sa propre écriture.

Dans « Gilles Marcotte, Montréaliste », Micheline Cambron s’interroge sur le rôle déterminant de la ville dans la réflexion de Marcotte, s’attachant à « Montréal comme lieu polymorphe, à la fois thème et structure, temps et espace dans lesquels et à propos desquels sa pensée se déploie sans viser un achèvement ». Elle rappelle que, bien avant Montréal imaginaire, dès Le roman à l’imparfait, et bien après, dans Écrire à Montréal entre autres, Montréal, celui de La bagarre comme celui des Mystères de Montréal, mais aussi le Paris de Rimbaud, constitue un riche foyer de lectures, d’intuitions critiques et d’hypothèses théoriques que concentre et révèle la métaphore spatiale, si présente dans l’écriture de l’essayiste. On le verra en lisant, ici même, Clara, la ville et ses figures, le passant, le flâneur, occupent également une place centrale dans plusieurs des fictions de l’auteur.

Versant moins fréquemment commenté de l’oeuvre, la fiction de Gilles Marcotte se déploie dans cinq romans, Le poids de Dieu (1962), Retour à Coolbrook (1965), Un voyage. Récit (1973), Une mission difficile (1997), Le manuscrit Phaneuf (2005) et deux recueils de nouvelles, La vie réelle. Histoires (1989) et La mort de Maurice Duplessis et autres récits (1999). Michel Biron analyse cet ensemble sous l’angle d’une « passion pour le banal » selon une expression par laquelle Gilles Marcotte lui-même désignait ses fictions. Outre la cohérence du travail critique et de l’écriture littéraire – « [l]e romancier ou le nouvelliste n’est en effet pas très différent du critique ; il aime se présenter comme un lecteur et rebondir sur les mots, en faire ressortir le caractère ambigu, contradictoire, énigmatique » –, l’article fait apparaître que, dans l’écriture littéraire, ce sont moins les intrigues et les portraits qui retiennent Marcotte que les détails, tantôt familiers, tantôt incongrus, ouvrant sur « le moment où se révèle l’étrangeté de la “vie réelle”, qui procède toujours d’un secret, d’une absence, d’une privation, et qui se manifeste par un sentiment de vertige métaphysique que partagent tous ses personnages ».

Un article de Pierre Popovic clôt le dossier et illustre de manière très personnelle « l’accompagnement » de Gilles Marcotte, le professeur, le directeur de recherche, le critique et le théoricien, le correspondant et l’ami. Évoquant « les discussions parfois intelligemment inutiles et les affrontements débonnaires » qui ont ponctué la rédaction de sa thèse, étape de cette « longue marche vers la littérature » par laquelle il résume son parcours, Pierre Popovic souligne l’acuité des lectures de Gilles Marcotte : « L’attaque est nette, elle va au texte, à sa matière, à son ton, à sa forme » et indique leur portée heuristique. « Dégager la réserve d’individualité et d’intériorité gagnée sur l’immense nappe de prêt-à-dire tissée par les sociétés modernes, tel est le but », écrit Pierre Popovic, « assigné par Gilles à la sociocritique, et au-delà de cette dernière à la critique tout court ». À travers l’évocation d’une expérience singulière, cet article témoigne également du rôle majeur qu’a joué Gilles Marcotte dans l’enseignement de la littérature.

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On sera frappé, à la lecture de ce dossier, par les échos que font entendre entre eux ces articles pourtant consacrés à des aspects différents de l’oeuvre de Marcotte. Il en est ainsi de l’« inutilité » et de la « nécessité » de la littérature : « il y a au fondement de sa démarche critique une profonde conviction : la littérature est quelque chose de fragile mais, en même temps, elle est l’une des plus importantes possibilités d’expression du désir de liberté individuelle », écrit Pierre Popovic, collant de près au commentaire d’Isabelle Daunais sur le paradoxe qui structure La littérature est inutile. Parfois, l’écho est lexical, telle cette « contradiction » décisive que reprennent, dans des contextes chaque fois singuliers, François Dumont, Micheline Cambron et, de nouveau, Pierre Popovic. « Circonstance » est l’autre mot qui, de son acception la plus concrète à ses potentialités les plus théoriques, traverse et relie ces articles, chez Marie-Andrée Beaudet, Micheline Cambron et Michel Biron. Tous insistent aussi, chacun à partir de leur point de vue, sur un positionnement qui « ne se surimpose jamais à l’objet qu’il décrit, mais l’accompagne et le prolonge, et ne le force pas » (Pierre Popovic).

Témoins de la cohérence d’une conception et d’une pratique de la littérature, ces échos se prolongent dans plusieurs des témoignages et fragments libres qui évoquent de façon plus intime la personne et la pensée de celui qui répondait naguère en ces termes à une question sur l’avenir du vers en poésie : « Nous vivons de la mémoire du monde : tout a un avenir, tout peut avoir du sens. » Amis, collègues, anciens étudiants, Jacques Brault, Robert Melançon, André Brochu, Martine-Emmanuelle Lapointe, Élisabeth Nardout-Lafarge, Pamela V. Sing, Benoît Melançon et Pierre Nepveu, chacun, chacune à leur manière, saluent la mémoire de Gilles Marcotte.