Présentation. Voix de Mallarmé[Notice]

  • Luc Bonenfant et
  • Julien Marsot

À la fin du xixe siècle se développe dans le sillage des efforts décadents et symbolistes une poétique du silence « dont Mallarmé est généralement tenu pour l’initiateur et le responsable », et ce, en raison de sa promotion comme chef de file de ces nouvelles tendances. Que l’aîné soit demeuré circonspect à l’égard de ses émules avec lesquels il était loin de partager toutes considérations n’enlève rien à l’évidence d’un legs persistant dans la façon d’aborder son oeuvre, cet héritage fût-il soumis à des variations de perspective au gré des préoccupations de la critique. En effet, les études qui articulent silence et modernité sous l’égide de Mallarmé sont légion. De simples considérations formelles et stylistiques sur l’écriture du fragment ou sur la notion d’hermétisme et d’obscurité sémantique (le « silence » du sens), elles peuvent aller jusqu’à appuyer le constat d’Adorno du défaut d’une parole poétique qui ne soit obscène après la barbarie politique du xxe siècle en suggérant exemplairement les limites du dire. La notion de silence demeure un motif cardinal du « récit orthodoxe de la tradition moderne » et, dans le cas de Mallarmé, elle figure parmi « les clichés qui font une escorte obligée à son nom : autotélisme ou intransitivité ; vertige de la page blanche et rêve du Livre, absence et négativité » − clichés qui ne sont pas exempts du danger d’entraîner « une lecture paresseuse et sélective » du poète. L’insistance certes essentielle sur le motif de la spatialité « révolutionnaire » du Coup de dés et de ses efforts typographiques nouveaux participe à une réduction de sa poétique à la seule sacralisation de la Lettre, même si, justement, son projet de préface pour la revue Cosmopolis pose les clés d’une graphie de la voix quand il indique que « la différence des caractères d’imprimerie dicte son importance à l’émission orale » et même si l’on a pu débattre au xxe siècle des conséquences d’une mise en performance de ce texte (à laquelle Valéry s’opposait). Telle constance n’est toutefois pas sans légitimité dans le cadre général d’un régime de lecture succédant à un Barthes ou un Derrida pour lesquels peu ou prou « l’écriture est une machine à produire de l’écriture ». Un télescopage guette cependant la lecture postérieure à cette « aventure de la théorie littéraire » où les propositions de Mallarmé ont joué une fonction séminale dans l’avènement conceptuel du Texte : le cercle herméneutique court bien le risque de s’enfermer dans une tautologie. Car quiconque feuillette Mallarmé en portant attention aux occurrences du mot « voix » peut s’étonner de la fréquence de cette donnée. Nous avons l’intuition, corroborée par les citations que discutent les études qui suivent, qu’un examen statistique quantifiant les cas de mention de la voix et du silence dans les oeuvres complètes du poète donnerait des résultats étonnants. Parce qu’il relève désormais d’une évidence historienne, le silence ne saurait donc constituer le dernier mot de l’affaire Mallarmé : ce lieu commun tait sans doute un souci égal – sinon plus grand – pour la voix dont il constitue chez le poète moins l’abolition, l’indicible ou la limite (comme l’entend la vulgate), que le déplacement (c’est-à-dire une acquisition de nouvelles modalités). Celles-ci, du reste, procèdent chez Mallarmé moins de la gratuité créatrice inspirée que de la pleine considération des facettes du matériau linguistique. « La visée de l’écrit : ouvrir les yeux sur la voix », écrit Meschonnic, pour qui « la syntaxe de Mallarmé est une syntaxe orale ». La voix que Mallarmé dévoile et met en pratique (lui qui semblait …

Parties annexes