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Les pages-illustrations des romans de Sergio Kokis, reproductions de tableaux peints par lui, sont pour le lecteur la porte d’entrée du roman. Elles élaborent richement une organisation visuelle des isotopies principales qui seront développées dans le texte. Si elle problématise très bien l’idée de la mise en scène du clown comme figure d’altérité, Irène Oore[1] ne relève pas dans « Carnaval », illustration du roman Le pavillon des miroirs[2], la présence d’un crâne au bas du tableau. Un ton macabre est pourtant introduit par la présence de la mort ainsi symbolisée, comme dans grand nombre de Vanitas[3]. Or ce rapprochement avec les Vanitas fait écho à l’idée de Kokis selon laquelle toute production artistique serait un repoussoir de la mort, de l’inconnu et, par extension, de la crainte engendrée par l’Autre, « source continuelle d’emmerdements pour le “je”[4] ».

En effet, la thématique de l’altérité, voire de l’étrangeté, est introduite dès le début du roman : « j’avais toujours été étranger, partout » (PM, 43). Si le narrateur se sent exclu de la société canadienne, société d’accueil où il émigre alors qu’il est déjà un artiste célèbre, il n’en va pas différemment dans son pays de naissance, le Brésil. Ce premier point est essentiel puisque le sentiment de rejet, présent dans ce roman migrant, ne tient pas à la situation d’exil en elle-même mais plutôt à un sentiment inhérent au narrateur, sentiment qui découlerait d’un constat de « paratopie ». Dominique Maingueneau définit ainsi ce concept :

Toute paratopie, minimalement, dit l’appartenance et la non-appartenance, l’impossible inclusion dans une « topie ». Qu’elle prenne le visage de celui qui n’est pas à sa place là où il est, de celui qui va de place en place sans vouloir se fixer, de celui qui ne trouve pas de place, la paratopie écarte d’un groupe (paratopie d’identité), d’un lieu (paratopie spatiale) ou d’un moment (paratopie temporelle)[5].

Dans son récit en marge des textes, Kokis exprime que, dans Le pavillon des miroirs, « il était justement question d’identités floues[6] ». Alors qu’il était un peintre accompli, il se tourne vers l’écriture pour rechercher, grâce à l’étude de sa propre production picturale, « une identité personnelle au long de [s]a propre vie[7] ». C’est de ce fait un sentiment de paratopie qui lui fait dire, deux décennies après l’écriture de ce roman :

Quand j’ai écrit Le pavillon des miroirs, je possédais quelques centaines de tableaux et des gravures, ainsi que des milliers de dessins auxquels je voulais donner un sens global, quelque chose comme un petit statut ontologique pour me rassurer. Le long exil en pays étranger commençait à me faire sentir trop dépourvu de substance[8].

Il s’agira dans cet article d’étudier comment ce sentiment d’étrangeté, émanant d’une révélation de la paratopie pour Kokis, se cristallise autour d’« identités floues », de représentations caricaturales, excessives et stéréotypées. Le clown illustre la présence de parias au Brésil, pays d’origine de l’auteur et narrateur, tandis que le masque prédomine dans les extraits portant sur l’exil canadien. Après nous être penché sur ces deux figures du flou, nous étudierons le registre macabre, omniprésent dans les peintures et textes de Kokis, en nous concentrant précisément sur l’ekphrasis et la description de danses macabres où se retrouvent chacune des figures gravitant autour du personnage central qu’est le peintre.

Le Clown

Structuré par l’alternance explicitement paratopique de chapitres aux tons et thèmes diamétralement opposés, Le pavillon des miroirs est considéré comme un « roman migrant » notamment à cause de la juxtaposition de ses chapitres pairs, dédiés au Canada, et de ses chapitres impairs, centrés sur la terre natale, le Brésil. Le Canada, terre d’accueil et pays du « trop peu », voit évoluer un narrateur désabusé, enseveli sous des couches de voiles et des masques tandis que le Brésil, pays du « trop-plein », riche en couleurs et en tumultes, met en scène un narrateur enfant et l’entoure de figures de clowns. Décrit comme une figure représentant l’essence de l’altérité,

the clown and its extended family of fools, jesters, picaros and tricksters, has a variety of functions all focused around its status and image of being “other”. […] Its mask may serve as a projection of a society’s illusions or repressed utopian longings ; or it may function as an ironic celebration of the “other” that is feared, denied and substituted by falsehood[9].

Précise et pourtant intrigante, cette citation de David Robb problématise la relation paradoxale entre le clown et la société qu’il habite. Partant du postulat que l’altérité est un concept relationnel et que, comme Janet Paterson l’écrit, « aucune figure d’altérité ne peut être investie d’un contenu ou d’une valeur fixe, immuable, essentialiste[10] », nous montrerons d’abord comment une norme sociale intangible fixe la société brésilienne, pour ensuite voir comment naît, à sa marge, une faune de parias sociaux : les clowns.

Une société brésilienne cohésive

Présentée par ses multiples excès à travers le roman, la société brésilienne y apparaît souvent comme intrinsèquement cohésive. Dans le passage suivant, les femmes qui patientent pour pouvoir toucher la statue de saint Antoine se transforment, au fil de la description, en une baleine monstrueuse :

Je suis piétiné, palpé, enveloppé d’odeurs pénétrantes, tout en essayant de m’accrocher aux jupes de mes tantes pour ne pas être emporté par ce flot haletant. […] Comme si la foule devenait une formidable bête, jalouse de la place des premières arrivées, se débattant de peur que le saint ne soit déjà bouffé tout cru. La poussée se fait alors par vagues successives. […] La vague continue, morose et puissante à la fois, comme une baleine égarée dans un marécage.

PM, 14-15

Dans l’ensemble de cette description, le champ lexical de la liquidité rappelle le liquide amniotique qui assimile l’enfant à sa mère, la métaphore aquatique induit la fusion du narrateur à la foule. Par ailleurs, les termes « flot », « foule », « vagues », suggèrent tout au long du passage l’impossibilité de s’extraire de cette entité. Ainsi, l’enfant, pourtant « autre » par le sexe et son désintérêt pour saint Antoine, est littéralement ingéré par le monstre produit par cet événement social. Cette allégorie de la baleine est un exemple concret de la politique d’« indifférenciation », terme employé par Lucie Hotte, décelable quand « le groupe de référence refuse d’attribuer ou bien nie carrément à un groupe sa spécificité, à savoir, son altérité[11] ». Ici, l’altérité du jeune narrateur n’est en effet pas prise en compte et ce dernier est sauvagement entraîné par le flot.

Néanmoins, c’est l’exemple du carnaval qui pousse à son paroxysme l’idée de la volonté assimilatrice brésilienne :

L’avenue se remplissait ensuite de groupes plus organisés qui apportaient leur propre musique. […] Le tumulte envahissait notre fenêtre sous la forme d’un bruit sourd et saccadé. D’en haut, je percevais la foule massive se déplaçant en flots étroits comme des serpentins, s’entremêlant les uns aux autres pour former une brousse humaine toute en lianes sautillantes. […] Poussée par cette marée, toute la ville confluait vers l’avenue Rio Blanco. […] Entraînée par le rythme, la masse poussait dans toutes les directions.

PM, 102-104

Malgré la diversité des déguisements, le champ lexical du groupe homogène (« foule », « tumulte », « flots entremêlés », « masse ») rappelle ici encore le fait que tous appartiennent au même ordre. Cet exemple du carnaval permet de rappeler que pour servir de référence, un groupe doit montrer des signes de cohérence même lorsqu’il évolue dans le chaos. Ici, comme l’ensemble est grotesque, le grotesque est toléré. C’est donc à tort que ce trait est attribué inconditionnellement aux figures du clown et considéré comme cause principale de rejet social : c’est pour avoir dérogé à des règles sociales strictes que les parias que sont les clowns sont exclus du groupe. Plus encore, comme l’affirme Faye Ran,

fool-making is a continual social progress ; it is safe to say that every group must have a fool. […] The fool represents values which are rejected by the group ; causes that are lost, incompetence, failure and fiascos. So that, in a sense, fool-making might be called a process of history[12].

Ainsi, même dans le cas d’une force sociale cohésive à l’extrême, l’exclusion d’un individu ou d’un groupe, fut-elle artificielle, est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement du groupe de référence. Paterson va plus loin quand elle observe que « dans certains romans, tout se passe comme si, en se démarquant de l’ordre social, l’Autre basculait de plain-pied dans les domaines de l’illicite, de l’irréel ou de la démence[13] ».

Typographie du clown

Or ces trois domaines, « l’illicite », « l’irréel » et « la démence » sont continuellement objet des descriptions de clowns chez Kokis. Avant d’adopter le terme « typologie », qui s’attacherait à définir des types de clowns[14], on pourrait mettre en avant celui de « topographie » qui ne se concentrerait pas uniquement sur ces traits figés de l’extérieur mais tenterait d’analyser la figure du clown au sein d’un topos, d’un lieu[15]. En effet, loin de se contenter de décrire les clowns de manière objective, le narrateur du Pavillon des miroirs reconnaît toute la subjectivité qui préside à l’interprétation de leur étrangeté. Or celle-ci est doublement liée au lieu : tout d’abord, ces figures de clowns n’apparaissent que dans les fragments dédiés au Brésil (les chapitres impairs), ensuite, chacune de ces figures naît dans un contexte social particulier.

Un certain consensus critique a été établi concernant les critères qui stigmatisent un individu clownesque. Nous en analyserons donc les avatars dans le roman de Kokis en nous inspirant du travail de Faye Ran[16] qui expose cinq caractéristiques spécifiques du clown. Tout d’abord, la déformation anatomique est ce qui initie, selon Ran, « the idiosyncratic appearance and behaviour of the clown[17] ». Même si la désignation n’est pas explicite, le premier et principal clown du Pavillon des miroirs est la mère de Kokis, maquillée outrageusement : « Ma mère […] se maquille beaucoup pour sortir ; avec des couleurs éclatantes qui font ressortir ses cheveux foncés » (PM, 36). Le contraste entre les cheveux et la peau est frappant, tout comme la vulgarité qui se détache de cette description. Utilisé pour la première fois pour décrire les amies de la mère, le terme « clown » prend une signification particulière :

Je peux voir la couche de fard qui craque aux plis du visage, les poils de la moustache qu’elles blanchissent au peroxyde, les coulures de crayon noir. […] Le résultat final dépend un peu de chacune mais ça fait toujours un peu comme les clowns du cirque ou comme les gens méchants pendant le carnaval.

PM, 48-49

S’ajoute ici à l’aspect physique clownesque, dévalorisé dès ces premières lignes, une ambiguïté morale : les clowns rappellent à l’enfant des « gens méchants ». La description de ces parias que sont les vieilles prostituées introduit donc la deuxième caractéristique relevée par F. Ran : cette « maladaptation[18] » du clown qui demeure une figure profondément anticonformiste.

Or c’est la description de la grand-mère qui parachève la peinture du clown féminin avec les trois autres caractéristiques annoncées par F. Ran :

La vieille ressemble parfois à une momie peinte en clown, surtout sa bouche ridée qu’elles doivent étirer pour étendre le rouge à lèvres violet. Puis, sous la couche de poudre, ses rides se mettent à craquer de partout comme la boue sous le soleil. La grand-mère se prend au jeu, devient coquette, élargit le décolleté et se laisse poudrer la gorge, pendant que les tantes lui gonflent les seins.

PM, 138-139

La décrépitude de « la vieille » envahit son visage grâce à la comparaison répugnante avec un gros animal, rhinocéros ou éléphant, enduit de boue. À cette violence visuelle macabre (l’enfant la compare à une « momie »), s’ajoute une autre composante du clown : la mise en spectacle. Observé par les tantes et l’enfant, « the clown is target and source of humour and laughter[19] » et la mise en spectacle (« la grand-mère se prend au jeu ») semble fonctionner comme une surenchère de laideur. Assistée par sa famille – de jeunes prostituées brésiliennes qui s’ennuient –, la grand-mère devient l’avatar du clown, avant et après son entrée en scène.

Pourtant, ces femmes ne sont pas explicitement mises au ban de la société et sont de ce fait privées d’une composante essentielle des clowns : le rejet dû à l’abjection qu’expose leur figure. Au contraire, dans les nombreuses descriptions de clochards brésiliens, Kokis ajoute cette exclusion sociale aux caractéristiques physiques du clown et à la composante du spectacle :

Je crains aussi les clochards. […] Ils me semblent un peu tristes, ou bien ils se mettent à rire et à faire de drôles de grimaces. Il y en a qui cherchent à m’amuser, comme celui qui boit au fond du bar et qui m’a déjà donné des revues. Il reste là, longtemps après avoir vidé son verre, en attendant que le Portugais du comptoir ou qu’un client lui en offre un autre. Parfois, il se met à chanter. S’il n’est pas trop ivre et s’il ne pisse pas par terre, les gens lui foutent la paix.

PM, 37-38

Le caractère paradoxal de ce clochard – qui semble triste mais se met « à rire ou à faire de drôles de grimaces » –, la mise en spectacle ainsi que l’abjection scatologique le rapprochent violemment des descriptions précédentes, bien que le terme ne soit pas employé explicitement.

Enfin, déchus du groupe de référence, certains personnages se voient attribuer des caractéristiques du clown jusqu’à en endosser le terme. C’est dans les restes humains qui jalonnent les rues désertées après le carnaval que nous avons trouvé le meilleur exemple de cette métamorphose. Paradoxalement, puisque l’entité carnavalesque semblait insécable, le lendemain du troisième jour,

les visages paraissaient plus maigres, blêmes ; les maquillages avaient l’air plus grotesques, les mouvements plus disloqués. […] Tous avaient l’air infiniment pathétiques, comme des clowns qui pleurent : pommettes brillantes de sueur sur fond émacié, cernes profonds, lèvres sèches, cheveux collés parsemés de confettis.

PM, 104-105

Le carnaval recrache ici sa foule de victimes qui prennent des allures de clowns inversés : chaque détail qui aurait stigmatisé le clown est ici des-esthétisé et exagéré par la répétition du superlatif « plus ». Par ailleurs, le contour des yeux, habituellement coloré, apparaît « cerné », le grand sourire rouge du clown n’est plus que « lèvres sèches », sa perruque bouffante et grotesque ne garde que les confettis, résidus pathétiques de la fête sur des « cheveux collés ». C’est un peu comme si, rescapés du carnaval, ces clowns publics n’avaient plus d’autre choix que de rester des « clowns tristes », rejetés par leur public.

À l’exubérance quasi magique du clown brésilien, coloré et extravagant, observé par le narrateur dans son enfance, répond, dans les extraits sur le Canada, la figure du masque, figure de la négativité pour l’immigré qu’est le narrateur et qui pourrait être substituée, dans le langage d’Éric Landowski, à celle du caméléon[20]. Kokis utilise d’ailleurs ce terme une fois, au tout début du roman, quand il explique qu’au Québec : « je me contente maintenant de passer inaperçu, de fuir les sollicitations, de faire le caméléon » (PM, 21).

Le Masque

Ce motif du masque canadien, qui est d’ailleurs déployé dans une gamme bien plus vaste dans plusieurs autres romans de Kokis, élude une grande part de l’ambiguïté du masque dans Le pavillon des miroirs. En effet, pour Rüdiger Görner : « Masks in general are to cause fright, even shock ; masks create a sense of alienation and distance. Undermining any sense of familiarity, they indicate deceit, deception but also absence of development[21]. » Bien que cette description puisse évoquer certaines figures de clowns, David Robb finit de les différencier en ajoutant que le masque est « a blank space on which anything can be projected[22] ». Nous verrons maintenant comment l’auteur du Pavillon des miroirs a entrepris, dans ce premier roman, une réflexion sur un archétype qui ponctuera l’ensemble de sa production artistique ultérieure.

Le masque-caméléon

Dans la plupart de ses apparitions dans le roman, le masque permet à l’émigré brésilien d’atténuer son étrangeté aux yeux du groupe de référence, de se transformer, voire de se rendre invisible à leurs yeux, comme le ferait un caméléon :

L’étranger porte un masque d’apparence anodine pour être accepté, pour qu’on le laisse en paix. Il n’est pas sûr des autres, ni prêt à abandonner sa nature profonde. Il joue un jeu pour s’intégrer. Par l’orifice des orbites, il essaie d’apprendre cette danse qu’il singe mais qu’il ne ressent pas.

PM, 43

Il s’agit ici d’une tentative d’assimilation suivie du découragement de l’étranger qui ne parvient pas à être exactement semblable au groupe : « singer » est en effet un terme dépréciatif car il connote le sentiment d’exagération que doit accepter quiconque désire être accepté. Or ce trait renvoie à un problème biographique relevé par Kokis lui-même dans L’amour du lointain :

Depuis ma prime enfance, il m’a fallu construire de multiples masques mondains et carapaces pour ne pas être envahi, pour protéger ces lieux intimes où je célèbre mes messes et mes mythes les plus chers. […] Vouloir passer inaperçu, voilà la raison de toutes les hypocrisies qui nous rendent souvent, bien malgré nous, apparemment très sympathiques[23].

Dans plusieurs passages de ses romans, Kokis tient compte de cette carapace, ce masque qu’il enfile pour se cacher, « passer inaperçu », ou tromper l’oeil, inspirer l’imagination. Nous retrouvons ce phénomène plus tard, dans L’art du maquillage où le narrateur et son amante s’emparent de masques et les échangent lors de leurs ébats amoureux :

Nous échangions nos masques et nos rôles en mettant à profit toutes les façons possibles de nous caresser, de nous blesser. C’était comme si nous étions trois spectres. Priscilla dormait, innocente dans sa chambre ; pendant ce temps, Brenda et moi, avec les trois masques, nous mettions en scène toutes sortes de choses défendues, y compris entre la mère et la fille. Mais surtout ces scènes torrides entre Brenda et ses propres fantasmes[24].

Le masque stratifié

Homme qui joue, qui « singe », l’étranger du Pavillon des miroirs va peu à peu se voir transformé en un animal bardé de défenses. Solides et encore consolidés par les différentes couches, les masques finissent alors par bloquer toute interaction entre l’exilé et l’extérieur : « Les gens autour de moi ne s’en rendent pas compte puisque ma carapace est devenue extrêmement solide. […] Mes masques successifs se sont stratifiés et mes extrémités sont coupantes » (PM, 78). Ici, l’étranger se représente lui-même en monstre inaccessible, ce qui l’oppose au clown qui subit sa différence. Dans la société canadienne, le narrateur a au moins ce choix de chercher à atténuer ses différences. Ce double avantage du masque apparaît dans l’extrait suivant, qui file la métaphore de la carapace : « J’avais toujours été étranger, partout. Possédant le mimétisme spontané des êtres de nulle part, j’enfilais la carapace protectrice derrière laquelle je pouvais regarder à loisir et collectionner mes visions » (PM, 43).

Cependant le port du masque ne reste pas longtemps anodin et c’est ainsi que surgissent des dérives dues à son usage excessif et à l’habitude du sentiment de sécurité trompeur qu’il engendre. Kokis compare les exilés à « des acteurs masqués qui ont perdu prise à force de se déguiser et qui s’attachent à leurs masques » (PM, 340). Pourtant même si cette critique du masque naît dans Le pavillon des miroirs, la dérive prend une ampleur tragique dans L’art du maquillage où un jeune peintre de faux tableaux est trahi par la femme dont il est amoureux. Ainsi s’insurge-t-il contre son manque de discernement :

Mais Véra, si bonne actrice, comment n’avait-elle pas perçu la minceur de ma carapace pendant que j’avais été si nu à ses yeux ? Le masque qu’on enfile déforme peut-être aussi le regard de l’être masqué. En se donnant à moi par un visage d’emprunt, qui sait, elle ne pouvait me percevoir que sous les contours de l’ornière de son propre rôle. Peut-être. Pourtant, elle aurait pu m’écraser, m’avilir et me posséder entièrement si elle avait su me sonder avec davantage de sympathie[25].

Dans ce passage, écrit plusieurs années après le premier roman, le masque est appréhendé avec davantage de maturité : d’une part sa face concave, comme dans Le pavillon des miroirs, protège l’homme qui s’y réfugie (ici, la femme puisque Véra, payée pour l’imposture, porte un masque) ; d’autre part, sa face convexe est source du chagrin du narrateur, avili pour ne pas avoir assez touché Véra (« le masque qu’on enfile déforme peut-être aussi le regard de l’être masqué »). Le conseil de Gudérius, le maître de Max, éclaire la compréhension de la figure du masque :

La face convexe du masque est l’inverse de ce qui se trouve dans sa concavité. Elle est le masque proprement dit, ce que l’acteur ancien veut montrer de son rôle, ce qu’il veut qu’on pense de lui, tout en étant aussi l’individualité qu’il désire cacher. […] Les jeux anatomiques ne seraient-ils pas une sorte de masque pour dissimuler la pudeur qu’on éprouve devant les contacts de surface[26] ?

Le masque du mort-vivant

Une telle pudeur peut-elle être provoquée par une peur, non dissimulée celle-là, de découvrir ce qu’il y a sous le masque ? En effet, à plusieurs reprises, dans Le pavillon des miroirs, le dévoilement de l’identité cachée provoque un spectacle à la fois fascinant et traumatisant :

J’avais l’impression de regarder un spectacle fantastique, une danse de spectres et je craignais parfois, surtout dans la fatigue des longues soirées, de voir arriver le moment où les visages se déchireraient et où tomberaient les masques visqueux, découvrant ainsi d’autres cadavres que ceux de mon enfance.

PM, 189

Dans cette description lugubre, le narrateur, pourtant fasciné par la « danse de spectres » qu’évoquent pour lui les relations mondaines, voit se détériorer le spectacle. De « spectacle fantastique », les mondains deviennent « masques visqueux » puis « cadavres », immédiatement rapprochés de ceux que Kokis décrit dans les passages sur le Brésil. Pourtant, la dimension morbide intrinsèque au port du masque n’est jamais attribuée à celui du narrateur lui-même, mais toujours à celui d’autres protagonistes, comme c’est le cas dans le passage précédent, ou encore lors du festival de Venise :

La beauté de leurs masques était si intense et si simple qu’on avait le frisson en les croisant. Des faciès hiératiques, très pâles, glauques, d’une beauté frôlant le sinistre et qui rappelaient le monde sépulcral au-delà du Styx. Pas de souffrance, d’horreur, de lubricité ; pas d’humour, pas de bestialité. Des masques simplement diaphanes, […] qui pourtant, à cause de leur rigidité même, renversaient le sens du maquillage en celui de rigor mortis[27].

C’est toutefois enfin dans la nouvelle au titre évocateur de « Masque mortuaire », que l’absence de tension musculaire des chairs, qui donne au masque sa rigor mortis, apparaît dans toute son ampleur sinistre[28]. Kokis s’explique quelques années plus tard la passion qu’il mettait dans l’observation des masques et de leurs couches successives :

Un beau jour, je me suis rendu compte que la réalité banale, l’apparence innocente des choses ne m’intéressait point. J’étais déjà définitivement tombé dans le monde fascinant de la simulation et du déguisement. Les êtres m’apparaissaient désormais comme formés de couches de voiles illusoires, d’artifices que je me devais de pénétrer pour me sentir vivant. Il me fallait voir sans être vu, scruter les coulisses de la chair et de la vie en quête de leurs essences que je pressentais trompeuses[29].

Le masque est donc, tout comme le clown, une figure du mensonge, un trop-plein de topoï, une cacophonie à lui tout seul. Ces deux figures se complètent par leurs différences et, bien qu’elles parviennent parfois à expliquer la situation du narrateur, ces explications sont souvent le résultat de l’analyse qu’il fait du monde extérieur, plus qu’un reflet de son miroir interne.

La réconciliation par la danse macabre

Si les lieux paratopiques sont source de désarroi et voient se multiplier des figures polymorphes, seuls les moments de méditation permettent selon Maingueneau leur révélation par la création artistique :

À un écrivain qui joue de la frontière mouvante entre la société et un espace littéraire paratopique, le salon offre la possibilité de structurer ce qu’a d’intenable sa « position ». Sorte de zone franche dans la société, il lui offre une forme d’appartenance désancrée. Mais la fréquentation de tels lieux ne saurait suffire à susciter un travail créateur : c’est la manière singulière qu’a l’écrivain de se rapporter à la fois à la société fortement topique et à ces espaces faiblement topiques que sont la cour ou le salon, qui nourrit le travail créateur[30].

Ainsi, le déplacement et l’exil ne font qu’accentuer le sentiment de paratopie de l’artiste qu’est Kokis, et les figures du clown et du masque lui permettent, grâce à leur instabilité, d’exprimer ce sentiment d’étrangeté. Pourtant, le roman joue souvent sur les paradoxes, voire sur les contradictions[31]. Il est certes vrai que le peintre, ce re-faiseur du temps passé et faiseur de nouveaux mondes, lit les différentes couches de la réalité, fût-ce de manière détournée, symbolique. Comme Kokis l’exprime dans Les langages de la création : « L’artiste est celui qui privilégie les spectacles nouveaux, les simulations originales ou encore, celui qui est suffisamment flexible pour fréquenter et traduire le réel sous ses aspects inhabituels[32]. » N’est-ce pas aussi le but du clown qui choque par un criant excès de sens, ou celui du masque qui, même s’il se voile, est lui aussi composé de deux faces ? Or on ne peut se contenter de les étudier séparément, la « situation originale » par excellence étant en effet de retrouver toutes ces figures dans un seul et même espace, lequel serait, de fait, un espace à la paratopie faible :

Le fatras qui m’entoure est formidable : une collection d’images bien réelles qui s’amoncellent à la façon d’un gigantesque carnaval. Partout. Contre les murs, les unes sur les autres, enroulées ou encore tendues. […] Des vagues gribouillis de mon enfance j’ai glissé, sans même m’en rendre compte, vers cette jungle colorée, habitée par des multitudes de reflets humains. Mon sous-sol devient ainsi pyramide, enfermant dans le cortège funèbre de mes images métamorphosées en simples momies colorées. (PM, 22)

L’omniprésence lexicale de la mort (« pyramide », « momies ») est à prendre au sens littéral et symbolique. De plus, comme seuls les pharaons étaient momifiés, ces images de parias et de marginaux sont alors élevées, par l’analogie, au rang de divinités. Enfin, dans ce passage, le peintre lui-même, enterré dans cette pyramide d’images, transcende le sous-sol sordide décrit au début du roman. Convoquant les mêmes métaphores, certains tableaux de Kokis engendrent explicitement une relation entre le peintre et la mort, comme c’est par exemple le cas pour l’illustration-couverture du roman L’art du maquillage[33].

La danse macabre, exemple parfait de cette liaison établie entre le masque, le clown et l’artiste, explique l’omniprésence du ton et des termes relevant du morbide. Au moment où il écrit Le pavillon des miroirs en 1994, Kokis est depuis quatre ans engagé dans la réalisation d’une grande fresque (quarante tableaux) intitulée « Danse macabre ». Or une telle danse macabre concilie parfaitement les deux univers géographiques, les deux temps de la vie du peintre et offre une solution aux problèmes de paratopie soulevés par l’écrivain. Mais, dans le roman, cette résolution ne peut trouver place que dans un lieu reculé, sans ancrage :

Quand je suis enfermé dans mon atelier, loin de la foule et de la mode, mon esprit divague. […] D’un Lazare, je fais le réveil pénible du clochard qui remue au coin d’une large cour. Danaé en pute et mulâtresse ; Pierrot lunaire qui hurle comme un chien perdu. Marsyas en torturé, Suzanne et les vieux clochards. La mort me sert à figer le carnaval, les masques et les rictus de douleur d’un bataillon de misérables qui dansent jusqu’à l’épuisement. Des clowns, des clowns à n’en plus finir, qui rient aux larmes avec leurs bouches dégoulinantes comme une folle.

PM, 63-65

On pourrait considérer, à l’instar de Simona Emilia Prutenu, que les épisodes de la danse macabre dans les romans de Kokis « peignent l’acharnement de tout artiste qui essaie de donner un sens au vide généré par la mort et au chaos provoqué par la folie[34] ». Ainsi, les deux topoï que sont le masque et le clown, figures situées entre mort et folie tout au long du roman, permettent finalement à l’auteur placé « hors atelier », de multiplier ses objets de création. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que l’artiste soit en permanence « une sorte d’étranger, de transculturel qui se déplace sur le quotidien avec le pouvoir de l’envisager autrement que ce qu’il paraît être[35]. »

*

Ce roman migrant qui semble ne tenir que sur des stéréotypes et des apories, instaure en fait un dialogue. Indispensables comme première étape d’un discours sur l’Autre[36], les stéréotypes de la mise en spectacle du clown ou de la face concave du masque ne sont en fait que des éléments temporaires pour identifier l’Autre qui est en Kokis lui-même : « c’est ma propre image que je regarde sous toutes ces métamorphoses » (PM, 347). La présence envahissante des figures de parias et de marginaux est ainsi un mensonge, et l’auteur se joue a posteriori de cette trahison dans L’amour du lointain où il lance : « en fait, il n’y a pas d’autre mais seulement un “je” qui se métamorphose à sa guise, protéiforme et omniscient comme un personnage éponyme dans l’Odyssée […] sans cesser d’être lui-même ou moi-même et mon démon si vous voulez[37] ».

Le problème n’est donc pas d’opposer différentes figures d’altérités ni de parfaire une réflexion ontologique sur la création de parias et de marginaux, mais bien de valoriser cette absence d’oikos[38] pour l’artiste. D’oikos au Brésil, Kokis n’en a pas. Il n’en trouve pas non plus dans son pays d’accueil. Mais la lecture du roman migrant ne peut s’arrêter à ces constats. C’est par la peinture puis par la littérature que Kokis met en scène un oikos qu’il habite et qui l’habite : son oikos artistique. L’art est ici l’« espace » que décrit Pierre Ouellet pour qui « l’homme n’a plus de territoire au sens propre, plus de sol, plus de socle et nulle fondation, en dehors de l’“espace” mouvant de ses propres pas[39] », ce qui explique la conclusion du Pavillon des miroirs : « les départs n’ont rien à voir avec l’espace. Leur sens est plus vertical qu’horizontal ; et la vraie descente est vers soi, dans le silence » (PM, 287). Clown, artiste et masque sont donc des créateurs d’espaces à lire entre les lignes, qui dépassent les frontières nationales et artistiques, de la vie et surtout de la mort.