Volume 51, numéro 1, 2015 Jean Genet, le Québec et l’Amérique Sous la direction de Mathilde Barraband et Hervé Guay
Sommaire (11 articles)
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Présentation. Jean Genet, le Québec et l’Amérique
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Jean Genet à Chicago : de la vision du même à l’autre regard
Alexis Lussier
p. 15–28
RésuméFR :
Qu’y a-t-il de commun entre l’étonnante spéculation qui accompagne, chez Genet, la rencontre des tableaux de Rembrandt, et la vision, non moins surprenante, de la Convention démocrate à Chicago qu’il décrit, en 1968, dans « Les membres de l’Assemblée » ? Qu’y a-t-il de commun entre un regard et un autre ? Tout d’abord la différence qui les sépare, mais qui, en même temps, les rapproche et les réunit sur une même ligne directrice, qui va de la vision d’un autre homme, lors d’un voyage en train, où rien n’est aussi visible que le fait que tout homme est identique à tous les autres, à la vision de l’ennemi politique que Genet se voit devenir à travers le regard d’un policier. Au moment d’arriver en Amérique, ce n’est donc pas sans raison que l’écrivain semble se désintéresser, ou plutôt se laisser distraire, de la Convention démocrate, pour mieux détailler le corps de la police de Chicago. Sur cette ligne qui va de la rencontre dans le train, rapportée dans le texte sur Rembrandt, au regard du policier, c’est tout le passage au politique qui est bel et bien lisible. Passage de la vision du même à l’autre regard, de la rencontre mélancolique, avec une identité unique, annulant toute identité, à la reconnaissance, plutôt joyeuse, des rivalités politiques.
EN :
Where is the common ground between Genet’s astonishing speculation on Rembrandt’s paintings and his equally astonishing view of the 1968 Democratic National Convention in Chicago, as described in “The Members of the Assembly.” How do these perspectives converge? First off, there’s the difference that separates them, while at the same time pulling them together and uniting them on a common course: from the train trip where nothing is seen but the other man and all men are seen as the same, to Genet’s self-seeing as the political enemy he becomes in the eye of the police. Upon his arrival in America, the writer’s would-be interest declined, or at least diverted, from the Democratic Convention to zero in on the Chicago police. Beginning from the train encounter, as reported in his text on Rembrandt, to the police force’s “regard,” we perceive the full passage to the political, so eminently readable. It’s a passage from self-identity to the other’s “regard,” from the melancholy to one identity that cancels all identities, to the joyous recognition of political rivalries.
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Le cru et les cuisses : écrire à l’adresse de l’Amérique
Mairéad Hanrahan
p. 29–42
RésuméFR :
Cet article a pour objet d’étude les deux textes que Genet a écrits lors de la Convention nationale démocrate de 1968, « Les membres de l’Assemblée » et « Un salut aux cent mille étoiles ». Il est axé sur la question de l’adresse : non seulement Genet s’adresse-t-il dans ces textes explicitement, au vocatif, aux Américains, mais c’est l’occasion insolite de pouvoir s’adresser directement à eux qui l’a convaincu d’aller aux États-Unis. Quelque directe que semble être l’adresse, ce sont des textes écrits, adressés à un lecteur et non à un auditeur, qui en plus étaient destinés dès l’origine à la traduction. Il s’agit alors d’une adresse « directe » aux Américains marquée doublement par l’indirection, par la médiation. Le rapport hostile de Genet à son nouvel ennemi de choix est caractérisé par une crudité manifeste qui atteint une violence extrême dans le deuxième article. En explorant le soin avec lequel Genet cible son destinataire américain, l’article dégage la façon dont son écriture, avec toute l’adresse qui lui est particulière, combine cette crudité avec une grande subtilité.
EN :
This article examines the two short texts Genet wrote following the Democratic National Convention of 1968, “Les Membres de l’Assemblée” (“The Members of the Assembly”) and “Un Salut aux cent mille étoiles” (“A Salute to 100,000 Stars”). Its key focus is the question of the address: not only does Genet explicitly and directly address the Americans in these texts, but it was the unexpected chance of doing so that persuaded him to go to the United States. However direct the use of the vocative may seem, these are very much written texts, addressed to a reader rather than an auditor, and moreover destined from the beginning to be translated. At issue is thus a doubly indirect “direct” address to the Americans. Genet’s hostile relationship to his new enemy is characterized by a manifest crudity which becomes extremely violent in the second article. Exploring the concern Genet shows in targeting his American addressee carefully, the article brings out how Genet, with his usual skill, combines crudity with extreme subtlety.
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Traduction (en)volée ? La traduction américaine de Journal du voleur de Jean Genet
Geir Uvsløkk
p. 43–52
RésuméFR :
Dans cet article, je rends compte de l’histoire de la publication de la traduction américaine de Journal du voleur de Jean Genet et je commente quelques différences entre l’édition qui a servi de base pour cette traduction (l’édition Skira) et l’édition qui est actuellement en vente en France (l’édition Gallimard). La première traduction en anglais de Journal du voleur (traduit par Bernard Frechtman) fut publiée à Paris, chez Olympia Press, en 1954. Sur la quatrième de couverture se trouvait la notice suivante : « Ne peut être vendu aux États-Unis, ni au Royaume-Uni. » Dix ans plus tard, en 1964, The Thief’s Journal parut cependant aux États-Unis, chez Grove Press. Si l’on regarde les péritextes de ces deux éditions anglophones, il semble s’agir de deux textes différents : le premier est traduit d’après la première édition publiée de Journal du voleur en France, l’édition Skira, tandis que le deuxième se baserait, selon la notice de droits d’auteur, sur l’édition Gallimard, qui a été remaniée par Genet. En réalité, il n’en est rien : la traduction publiée chez Grove Press est identique à celle publiée chez Olympia Press. L’histoire de la publication de Journal du voleur en anglais soulève plusieurs questions auxquelles je propose ici des réponses : pourquoi l’édition Olympia ne pouvait-elle être vendue aux États-Unis ? Pourquoi l’édition Skira n’est-elle pas mentionnée comme source pour l’édition Grove ? Et quelles sont les différences entre les deux éditions françaises ? S’ajoute à ces questions un événement curieux, dont je rends également compte : en 1965, le texte de l’édition Olympia est republié aux États-Unis chez Greenleaf Publishing company, qui est rapidement poursuivi en justice par Grove Press, Gallimard, Frechtman et Genet. Et pour une fois, Genet ne se trouve pas sur le banc des accusés, mais parmi les plaignants.
EN :
In this article, I recount the publication history of the American translation of Journal du voleur (The Thief’s Journal) by Jean Genet, commenting on some differences between the edition on which this translation was based (the Skira edition) and the one currently available for sale in France (the Gallimard edition). The Thief’s Journal (translated by Bernard Frechtman) was first published in Paris by Olympia Press in 1954. The back cover page stated the following: “Not to be sold in the U.S.A. or U.K.”. Ten years later, however, The Thief’s Journal was published in the U.S.A. by Grove Press. The peritexts for these two editions (Olympia and Grove) seem to indicate different translation sources: the first one is based on the first French edition (the Skira edition) whereas the second, according to the copyright notice, is based on the Gallimard edition, which was revised by Genet. But, in fact, the Olympia and Grove editions are identical. The publication history of The Thief’s Journal raises several questions, to which I will suggest answers in this article: Why could the Olympia edition not be sold in the U.S.A.? Why is the Skira edition not mentioned as being the source of the Grove edition? And how do the two French editions differ from each other? I also recount a curious event that occurred in 1965: the text of the Olympia edition was republished in the U.S.A. by Greenleaf Publishing Company, who were quickly taken to Court by Grove Press, Gallimard, Frechtman and Genet. And, for once, Genet was not standing trial. He was one of the plaintiffs!
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Jean Genet et l’homosexualité dans la presse étasunienne, 1959-1974
David Andrew Jones
p. 53–66
RésuméFR :
La sexualité libre des personnages de Jean Genet a fait de ses romans des textes clés dans le développement des études queer depuis une vingtaine d’années. Genet a pourtant écrit ces romans pendant les années 1940 et ils ont été publiés en anglais pendant les années 1960. Si l’on connaît la réception contemporaine des oeuvres de Genet comme textes queer, on connaît moins bien leur première réception comme textes avec des thèmes et personnages homosexuels parmi ses lecteurs en Amérique anglophone. Le mouvement homophile en était à ses débuts pendant les années 1950 et 1960 aux États-Unis, et on cherchait des exemples d’homosexualité dans l’histoire et dans la littérature. La lecture de Genet a donc dû compter beaucoup à cette époque pour les premiers hommes et femmes à déclarer ouvertement que leur sexualité ne se conformait pas aux normes. Le journal homophile dans lequel les romans de Genet ont reçu la plus grande attention est One : The Homosexual Viewpoint. La lecture des comptes rendus de ses romans dans One aussi bien que des entretiens et comptes rendus dans la presse à plus grande diffusion nous permettra de comprendre l’importance de Genet comme auteur de l’homosexualité pendant la période où l’idée d’une identité homosexuelle était en train de se former.
EN :
The fluid sexuality of Jean Genet’s characters has made his novels central texts in the development of queer studies over the past twenty years. However, these novels were originally published back in the 1940s and English translations began to appear in North America in the 1960s. While we are quite aware of the contemporary critical reception of Genet as a queer writer, less is known about the initial reaction amongst a larger reading public to these books as gay texts—novels with homosexual themes and characters. The burgeoning homophile movement of the 1950s and 1960s in the United States saw the development of a specialized press, in which articles appeared tracing homosexuality in history and literature. These historical and literary models were of great importance for the first men and women to form groups based on a sexuality that did not conform to society’s norms. The homophile newspaper that accorded the most attention to Genet was One: The Homosexual Viewpoint. In reading reviews of his works in this publication, as well as interviews and reviews in the popular press, we gain a more complete picture of the importance of Genet as an author of homosexuality during a period when gay identity was beginning to take shape.
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« Blesser » le spectateur blanc américain : Les Nègres aux États-Unis, 1961-1964 et 2003
Kadji Amin
p. 67–80
RésuméFR :
Cette étude propose de revenir sur la représentation aux États-Unis des Nègres, pièce anti-impérialiste de Jean Genet, à deux moments historiques très différents : les années 1960, marquées par le mouvement noir américain des droits civiques, et les années 2000, « post-raciales » selon certains. Elle s’attache à évaluer la synergie de la pièce avec son contexte racialisé de performance à chacun de ces deux moments historiques. En m’appuyant sur une lecture de sa préface de 1956-1957, restée longtemps inédite, je soutiens que, paradoxalement, c’est la représentation de la pièce en 2003 par le Harlem Classical Theatre qui joue le plus habilement sur son contexte social afin d’atteindre l’objectif de Genet de « blesser » le spectateur blanc. Il semble en effet que si Les Nègres n’a pas su atteindre le spectateur blanc new-yorkais des années 1960 autant que Genet l’aurait souhaité, c’est parce qu’alors le mouvement des droits civiques mettait justement sous le feu des projecteurs la violence de la suprématie blanche et l’injustice de l’inégalité raciale aux États-Unis. Au contraire, en 2003, la mise en scène de Christopher McElroen est parvenue à jouer sur de surprenants échos entre le Paris de la fin de l’époque impérialiste et les États-Unis prétendument « post-raciaux » de la première décennie du xxie siècle et, ainsi, à perpétrer l’agression symbolique à laquelle Genet vouait sa pièce.
EN :
This article examines how Jean Genet’s play The Blacks was received in the United States during two very different periods in its racial history: the Civil Rights era of the 1960s, and the “post-racial” 2000s as it is sometimes called. It seeks to evaluate the play’s synergy in terms of its radicalized performance at each of these historical moments. Based on a reading of his long unpublished 1956-1957 preface, I argue that, paradoxically, it is the 2003 Harlem Classical Theater production that best plays on its social context in order to achieve Genet’s objective of “wounding” the white spectator. If The Blacks failed to rattle the white New York spectator of the 1960s, it is because the Civil Rights Movement had already put the spotlight on the violence of white supremacy and the racial injustices and inequities in the U.S. However, by playing on the surprising similarities between Paris during the twilight years of the French Empire and the supposedly “post-racial” contemporary America, Christopher McElroen’s 2003 production deftly depicts Genet’s symbolic aggression aimed at white spectators.
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André Brassard ou la communauté des Paravents
Yves Jubinville
p. 81–95
RésuméFR :
Cet article se propose d’examiner, en prenant appui sur un document déposé dans le fonds d’archives André Brassard à Bibliothèque et Archives Canada, les enjeux artistiques, culturels, idéologiques et historiques de la production des Paravents présentée à Ottawa et à Montréal en 1987. Le journal de bord de cette production, rédigé par l’assistante de Brassard, Claire Faubert, révèle en effet le fonctionnement quotidien d’une troupe et son travail d’interprétation sur un texte, celui de Jean Genet, mais également les articulations de ce travail avec les modes de production en vigueur dans le milieu du théâtre québécois de cette époque. Partant de la « conscience collective » du metteur en scène et de sa troupe de se trouver à un moment charnière de la vie théâtrale québécoise, nous souhaitons faire émerger la signification historique de cet événement théâtral.
EN :
This article, based on a document found in the Fonds André Brassard at Library and Archives Canada, examines the artistic, cultural, ideological and historical factors involved in producing Les Paravents (The Screens), a play performed in Ottawa and Montreal in 1987. The logbook of this production, written by Claire Faubert, records the daily workings of a company of actors and their interpretation of a text, that of Jean Genet, as well as the general articulation of their efforts within the standard modes of production in Quebec theatre at the time. Making the argument that a collective consciousness carries the members of this company through many months of rehearsals, our present aim is to illuminate the historical significance of this theatrical event.
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Entretien avec André Brassard
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Théâtrographie de Jean Genet au Québec de 1956 à nos jours
Exercices de lecture
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Une tragédie possible : Corinne, ou l’Italie et Roméo et Juliette
James Harriman-Smith
p. 125–140
RésuméFR :
Le jeu de Corinne dans le rôle de Juliette constitue un épisode important dans le développement du roman de Germaine de Staël. La présentation de la pièce de Shakespeare souligne le caractère italien, l’intimité et le rôle du destin dans la pièce, trois thèmes qui sont repris tout au long de l’oeuvre et à l’aune desquels il est possible de mesurer le déclin du rapport entre Corinne et Oswald ainsi que celui d’un esprit italien. À la fin du roman, les deux portraits du Prince Castel-Forte, montrant Corinne lors de la représentation de Roméo et Juliette à côté de son état actuel, invitent à cette lecture rétrospective du roman ; en revanche, l’intertexte shakespearien est devenu ici un moyen d’exprimer la détresse de l’héroïne et ne suffit pas à la compréhension des événements de l’histoire. Corinne, ou l’Italie s’intéresse surtout aux limites du travail artistique, que ce soit celui de Shakespeare ou de l’héroïne elle-même.
EN :
The performance of Corinna as Juliet is a crucial part of the novel’s development. Shakespeare’s play is presented with an emphasis on its Italian nature, intimacy and destiny: three elements subsequently reprised and with which the decline both of Corinna and Oswald’s romance and of an Italian spirit can be evaluated. At the novel’s end, Castel-Forte’s two portraits of Corinna as Juliet and of her current state invite such a retrospective, ironic reading; however, Shakespeare’s text has now become a means to express the heroine’s distress and thus insufficiently captures the story’s events. Corinna, or Italy is above all interested in the limits of artistic work, be it Shakespeare’s or that of its heroine.
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Orphée et l’orphisme dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust
Émilie Turmel
p. 141–161
RésuméFR :
Plusieurs études ont été menées dans le but de déterminer la signification des allusions mythologiques dans le roman À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Certaines d’entre elles se sont particulièrement intéressées au mythe d’Orphée et à sa résonnance singulière dans l’imaginaire proustien. Mais peu de spécialistes ont questionné les influences du mouvement religieux associé à ce poète légendaire : l’orphisme. Proust n’est pas le seul auteur à s’être réapproprié le mythe orphique ; les tenants du romantisme et du symbolisme en ont fait une véritable figure de proue. L’auteur de la Recherche possède l’avantage, à l’orée de la modernité, de pouvoir embrasser leurs visions et d’y sélectionner soigneusement ce qui correspond à son dessein esthétique. Mais ce dessein est-il expressément orphique ? Pour le savoir, nous nous proposons de revisiter l’oeuvre de Proust en examinant les sources antiques et les inspirations contemporaines ayant alimenté l’intérêt de ce dernier pour la figure d’Orphée ainsi que pour le culte mystique qui y est associé. Nous exposerons ensuite la sélection que Proust opère à travers ces matières premières dans le but de dégager le sens qu’il attribue à son adaptation personnelle de la légende d’Orphée. Subséquemment, nous pourrons vérifier si cette interprétation est cohérente ou non avec les préceptes religieux historiquement attribués au poète mythique. Ainsi, nous saurons si des schèmes orphiques sous-tendent réellement la création narrative de Proust.
EN :
Several studies have been conducted to determine the significance of the mythological allusions in Marcel Proust’s novel In Search of Lost Time. Some of these focus particularly on the myth of Orpheus and its singular resonance in the Proustian imaginary. But few experts have questioned the influences of the religious movement, Orphism, associated with the mythical poet. Proust is not the only author to have reappropriated the Orphic myth. The Romantics and Symbolists also treated Orpheus as a central figure. But, on the edge of modernity, the author of In Search of Lost Time could embrace their visions to advantage, carefully selecting what fit his aesthetic design. But is this design expressly Orphic? To answer this question, we shall revisit In Search of Lost Time by examining the early sources and contemporary inspirations that fueled Proust’s interest in the figure of Orpheus as well as the mystical cult related to it. To determine the meaning he gave his personal adaptation of the Orphic legend, we will examine the raw materials he chose. We will then verify the consistency or inconsistency of this interpretation against the religious precepts historically accorded the mythical poet to see if Orphic motifs really underlie Proust’s narrative creation.