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L’île fracturée
Par le hublot, j’aperçois maintenant le sable blanc qui indique des hauts-fonds, des jardins de corail qui confèrent à la mer une harmonie de couleurs d’une indicible beauté.
Soudain apparaît une île, la première du chapelet qui va s’égrener devant mes yeux.
Île : insula.
Je ne suis pas retournée dans l’île depuis le long séjour d’écriture que j’y ai fait il y a quatre ans. La vie, à travers un deuil amoureux, m’avait jetée par-dessus bord. Je me préparais à écrire un ouvrage sur les lieux, sur les jardins, les maisons, les temples, ces espaces vastes et réduits que l’on habite. Mais dès que ma vie s’est fracturée, le fil des mots s’est rompu, me laissant avec un silence dur et opaque au fond de la gorge, un silence qui me semblait impénétrable.
Si je ne voulais renoncer à écrire — oserais-je ajouter à vivre —, je devais partir, trouver un lieu où traverser cette souffrance. Aussi suis-je allée dans une petite île, au bout du continent. Là, me disais-je, je m’abandonnerais aux remous tourbillonnants qui continuaient à déferler sur ma vie. Et après, longtemps après, peut-être allais-je trouver dans ce lieu un quelconque apaisement.
Sans le savoir, alors que je croyais m’en rapprocher, je m’éloignais alors de mon livre initial.
Quelques jours après mon arrivée dans l’île, j’ai commencé à écrire. Il a suffi de quelques pages pour que le livre que j’envisageais fût avalé par celui qui désormais s’imposait.
Le présent. Le deuil. L’île, ce fragment de terre qui avait rompu avec le continent, me disait tout ce que je devais entendre. Seul ce présent voulait entrer dans mes phrases. Je croyais me pencher sur les lieux et sur les liens, j’allais plutôt écrire sur les ruptures. L’île savait ce que j’ignorais encore.
Il faut souvent abandonner l’idée que l’on se fait d’un livre pour laisser place à celui que l’on doit écrire, celui qu’interpelle le présent et qui, par là, répond à cette nécessité intérieure qui est le seul maître.
J’ai donc écrit ce livre dont le chemin initial a été totalement transformé par la vie. À ce moment-là, ce n’était pas celui que je voulais écrire. Mais c’était le seul à écrire. C’était le pas suivant. J’ai donc pénétré au coeur de la fracture pour en ressentir les aspérités, de nouveau. Cette fois, avec les mots, je suis descendue là où se trouvait la blessure pour en toucher les bords, en éprouver les reliefs ; je me suis abandonnée à la chute pour comprendre sa nature, son lent processus, et ne rien éviter de la douleur au moment où le sol apparaît. J’ai fait face au dragon qui m’attendait tout au fond de la caverne obscure qu’habitaient mes ombres.
Aujourd’hui je retourne dans l’île. Je n’y suis pas revenue depuis l’ouragan qui a meurtri les jardins.
Si mes pas se sont alors égrenés comme du sable sous les vents puissants, la vie ne faisait — je ne peux l’ignorer — que répondre à ma propre supplique. N’avais-je pas souhaité être délivrée, déliée des amarres qui me tenaient loin du large dont je rêvais secrètement ? N’avais-je pas exhorté la vie à m’arracher à ce qui entravait mon chemin ? La vie, on l’oublie parfois, n’est jamais une parole qui s’impose mais plutôt un dialogue qui s’instaure.
Je ne savais ce qu’il allait m’en coûter, mais je voulais être affranchie des peurs qui me gardaient captive et dirigeaient ma vie ; je souhaitais être libérée des vaines protections qui, en réalité, représentaient mes prisons les plus exiguës.
Bien que l’on apprenne de façon souvent insidieuse à aimer sa captivité, il arrive qu’un craquement brise le silence parfait de la caverne, qu’une faille se produise et que quelques gouttes d’eau fassent entendre le son de la vie. On commence alors à espérer que les gouttes se transformeront en un filet d’eau, puis en un léger ruisseau, et enfin en un fleuve qui nous déplacera vers quelque chose de plus vaste, de plus libre.
L’avion est secoué par de fortes turbulences. Je ferme les yeux. Des années se sont écoulées depuis mon séjour dans l’île, tant de jours depuis celui où un rideau d’obscurité est tombé violemment sur mes pas, depuis cette tempête qui a ravagé ce qui avait patiemment grandi au fil du temps. Des années depuis cette leçon de l’arbre et des vents qui viennent tout balayer.
Ce jour-là, le monde s’est tu. L’horizon, la montagne, les arbres, les branches et les feuilles, les bourgeons, l’herbe, le sol qui recueille nos pas — la vie entière s’est tue. En un instant, le sens s’est éteint. Un brouillard opaque s’est posé sur tout ce qui, jusque-là, faisait signe, un torrent de nuit s’est jeté sur ces fragments de vie minuscules qui crépitaient — une ondée dans la forêt, le bruissement léger des feuilles qui s’abandonnent aux vents —, plus aucune présence ne me laissait entendre son battement. Le souffle des jours était coupé, seul un vide vertigineux flottait sur chaque chose et s’immisçait en moi.
Le monde est alors devenu une absence de maintenant, un silence qui bouchait ce qui était à venir.
Des automnes pour le deuil, à regarder le passé se détacher lentement du présent ; des hivers de silence à tâtonner dans un monde devenu lourd et opaque, chargé d’inconnu à braver ; des printemps d’espérances, de naissances et de recommencements ; des étés à chercher la joie au milieu des vastes champs, à escalader les montagnes, à fixer le ciel pour en extraire une clarté ; chaque jour, je quittais ce que je croyais savoir de moi-même pour aller vers ce que j’en ignorais.
Du temps pour comprendre qu’il me fallait non pas scruter l’obscurité, mais au contraire m’ouvrir à la lumière, la nourrir comme un jardin, l’habiter comme une maison. On peut analyser sous tous les angles une blessure, cela permet de la connaître et de la comprendre, mais rarement de la dépasser, donc de la guérir. Le pardon, la compassion, la sérénité et même la joie relèvent peut-être davantage d’une capacité à s’élever sur la pointe du triangle pour voir s’ouvrir l’horizon au-delà des manquements dans lesquels nous sommes enfermés.
Lorsque l’ombre est venue, j’ai d’abord résisté. Je ne voulais pas de cette boue qu’elle allait jeter sur la route, sur mes jours, je ne voulais pas des milliers de fragments éclatés qui seraient éparpillés un peu partout et que je devrais ensuite retrouver un à un pour refaire ma vie, comme on dit.
Fermer les yeux, laisser l’ombre glisser sur le sol comme celle d’un nuage ; fermer les yeux et ne les rouvrir qu’après, longtemps après le passage de l’orage ; fermer les yeux dans la peur de laisser échapper la lumière qui me serait offerte, longtemps, très longtemps après la tempête. Car cette lumière, je ne doutais pas qu’elle existât, derrière le rideau d’opacité, je la pressentais fortement, je savais qu’elle était la raison d’être de l’ouragan. Mais je devais apprendre la patience envers moi-même et éprouver une foi inébranlable en la vie.
Plutôt que de lutter, j’ai senti qu’il fallait m’abandonner aux vagues qui me soulevaient pour que glissent mon coeur, mon âme et mon corps au fond des eaux troubles, sans me débattre, sans même chercher à m’agripper ou à atteindre une rive qui m’était alors inaccessible. J’ai su qu’il me fallait toucher le bout du fil qui venait de se rompre brutalement, pour tout refaire, tout reprendre de zéro.
Au bout des ombres
La maison où j’habitais, le lac, la forêt ; à force de chercher à la retenir, j’ai perdu cette vie que j’avais figée en une figure parfaite dont chaque élément demeurait immobile, engendrant, croyais-je, un équilibre indestructible. Je voulais être délivrée de mes peurs, mais j’étais habitée par la plus puissante : perdre ce qui m’était le plus cher, voir s’effriter cette parfaite ordonnance qu’était devenue ma vie.
Je pensais alors à ces moines tibétains qui élaborent patiemment de complexes mandalas de sable coloré et qui, une fois la figure achevée, regardent le vent l’emporter en un rituel qui évoque l’impermanence des choses. Année après année, quelques grains de sable à la fois, j’avais lentement édifié la figure absolument cohérente de ce qu’est une vie. Tout y était : dans la vaste maison, amour, famille et amis autour de la table, un jardin de fleurs et d’arbres hauts, et au bord du lac des rochers solidement amarrés pour dire l’histoire qu’on habite, accomplir l’image exemplaire de l’existence.
Et un jour la vie a soufflé sur ce mandala qui m’était si précieux. Brusquement, elle m’a jetée dans le courant de l’éphémère. Le fil de l’amour s’est rompu. Médusée, je ne pouvais aller vers l’avant ni revenir en arrière.
Cet être que j’aimais plus que tout s’était évaporé. Il aurait pu mourir, cela n’aurait été pire. Il aurait pu partir sans déchirer tout le passé, cela n’aurait été mieux. Rien de pire, rien de mieux ; du côté où je ne l’attendais pas, la vie m’a précipitée dans le vide.
Comme à l’instant de la mort, j’aurais voulu étreindre une dernière fois son corps, prendre son visage entre mes mains, poser ma bouche et respirer pour emporter avec moi l’odeur des cheveux, de la peau, j’aurais voulu dire l’amour, une dernière fois, tout l’amour au-delà de la douleur et des regrets, pardonner les blessures infligées, demander pardon et à mon tour me pardonner mes failles et manquements, retourner à la cime, voir la splendeur du commencement et refaire une dernière fois le trajet de l’histoire, remonter le cours des souvenirs, les passer au tamis du coeur et tenir entre mes mains la magnificence de cet amour. J’aurais voulu… J’aurais aimé… Mais déjà nos vies, nos mondes séparés s’en allaient chacun sur un nouveau chemin.
À l’instant même de la cassure, j’ai su que ma vie, ce mandala que j’avais cherché à tenir à l’abri des vents, venait de se désagréger. Le sable recueilli patiemment au fil des jours, des milliers de jours d’amour, avait volé en poussière. Le meilleur de ma vie, ai-je alors pensé, était désormais derrière moi.
J’étais projetée au milieu de ce vide que l’on redoute tant, que l’on fuit comme l’orage, comme le mal ou la mort. Car on ne veut pas du chemin qui appelle à descendre à l’intérieur de soi, qui nous désarme et ravive nos doutes. On aspire au ciel intact, mais on se dérobe aux grands vents qui balaieront les nuages. Surtout, on s’esquive devant ce lieu si fragile où l’on sera face au pire de soi, on tourne le dos à ce qui nous demandera de nous transformer. On préfère tout changer autour de soi plutôt que de renouveler un seul aspect de son être. Mais ce que nous fuyons nous rattrape forcément, car c’est la seule chose dont nous avons alors réellement besoin.
J’habitais une maison qui surplombait le lac. Exposée aux vents, elle paraissait immense, enclavée entre deux presqu’îles. Quelques bouleaux fragilisés les bordaient, délimitant la rive. Les formes de cette maison étaient complexes, depuis les corniches enchâssées les unes dans les autres jusqu’aux paliers multiples de la terrasse qui se rejoignaient de façon plutôt singulière. Les couleurs de la façade étaient sobres, suffisamment bien agencées pour ne pas avaler la beauté lumineuse du paysage. Étonnamment, même si la maison était orientée au sud, à l’intérieur les pièces étaient plutôt sombres. Elle avait été construite et aménagée en plein hiver de verglas, très rapidement.
La maison comptait de nombreuses pièces qui s’étaient peu à peu chargées de meubles et d’objets de toutes sortes, au fil des années passées à accumuler de plus en plus le moins que nécessaire…
Plusieurs accès rejoignaient le jardin essentiellement composé d’îlots de pierres où l’on pouvait s’installer et avoir vue sur le lac et l’horizon de montagnes qui l’entouraient. Du côté gauche du jardin, des pins élancés créaient une sorte de paravent entre le lac et la maison, tandis que l’autre rive, totalement découverte, s’offrait sans retenue aux regards de ceux qui naviguaient paisiblement, tournés vers la maison qui surgissait entre les deux presqu’îles.
À chacun des trois étages, des fenêtres couvraient la largeur de la maison. Une vaste terrasse la reliait à un pavillon transformé en lieu de travail. Un chêne qui, l’année durant, conservait ses feuilles amples, surplombait le bâtiment et semblait veiller sur lui comme un sage. Chaque mur des quatre pièces du pavillon était couvert de bibliothèques. Des livres, des milliers de livres se disputaient les rayons et dessinaient un tableau racontant à sa manière l’histoire d’une vie.
Dans la maison, peu importe où l’on était, le lac attirait le regard. Ainsi pouvait-on voir venir l’orage. L’été, l’eau commençait par se froisser sous le vent léger, on voyait l’écume s’accumuler sur le sable, et le clapotis bientôt se transformait en une houle plus marquée. Des vagues se formaient, rapidement hautes, elles déferlaient et venaient s’écraser sur la rive. À l’horizon, un rideau opaque de pluie surgissait, traçant une ligne nette, et à mesure qu’ils se rapprochaient de la maison, les vents gagnaient en intensité, secouaient violemment les arbres, forçant les bouleaux à s’incliner.
L’hiver, c’est la tempête que l’on guettait. Elle arrivait fréquemment sans avertir. En quelques minutes, la neige légère se changeait en une épaisse étoffe blanche qui obstruait complètement la vue. Mais même si l’on épie ses mouvements, le plus souvent, on ne voit pas venir l’orage ; même si l’on cherche à la deviner, on ne sent pas la tempête qui va casser les fenêtres.
Alors un jour la vie souffle sur cette figure parfaitement ordonnée, sur ces grains que l’on a patiemment agencés pour se mettre à l’abri.
Se souvenir, en espagnol recordar, vient du latin re-cordis, qui signifie « repasser par le coeur ». Tandis que je revois chaque pièce de la maison, la mémoire se déplie, les souvenirs s’ouvrent comme les bourgeons de printemps répandent le vert tendre des feuilles légères sur l’horizon, raniment cette histoire qui cherche à atteindre le coeur pour qu’il ne reste pas que la douleur sur les murs et des ombres qui jonchent le sol, mais aussi la joie lumineuse de cet amour, nos âmes plongées dans l’étreinte des heures, nos vies se renversant et tombant l’une dans l’autre — ce fut cela, le bonheur, dès le premier jour, nos regards s’accordant à la lune pleine, nous savions le mouvement des ans qui nous porteraient jusqu’à la cime.
Quelque chose de magnifique s’est passé dans mon existence, et son souvenir soudain se met à respirer en moi. Il s’éclaire lentement, puis se pose sur la surface du lac qui reflète la beauté de ce visage que j’ai tant aimé, celle de l’histoire qui a eu lieu. Les événements ondulent légèrement, se défont peu à peu du noir qui les déguisait en souffrance toujours vive, et l’amour resurgit en moi, intact, celui-là même qui ne meurt pas quand tout bascule.
Quelque chose de magnifique s’est passé, que je redonne à mon coeur qui peut désormais le conserver comme une semence qui fera éclore, de nouveau, la grâce et l’émerveillement de l’amour.
Libérés de l’étreinte du regret et du ressentiment, les souvenirs enfin rejoignent le coeur, trouvent là l’apaisement, le pardon, cette fenêtre de printemps.
Parties annexes
Note
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[1]
Extraits de Recommencements, Montréal, Druide, 2014.