Résumés
Résumé
Si de nombreux médecins appuient encore au xviiie siècle leurs diagnostics sur les odeurs émanant de leurs patients, celles-ci disparaissent progressivement, chassées par le grand mouvement hygiéniste à l’oeuvre au xixe siècle, à l’issue duquel, désormais, c’est l’absence d’odeurs qui garantit non seulement le statut social du sujet, mais aussi sa bonne moralité. En observant l’instauration de normes qui jalonnent ce chemin entre le discours médical et le discours social, telles que celles de la désodorisation et des usages du parfum, il s’agit de faire apparaître l’évolution tout au long du siècle des conceptions et des interprétations de l’identité olfactive.
Abstract
While many doctors in the 18th century still based their diagnoses on odours emanating from their patients, this reliance on odours gradually disappeared in the 19th century, thanks to the hygienist movement which lent credence to the absence of odours as assurance not only of social status but also the person’s moral character. By observing the development of standards that linked medical and social discourses, such as odour control and use of perfumes, this paper traces the evolution and interpretations of identity olfactory throughout the century.
Corps de l’article
Elle sentait le miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeur encore.
Flaubert, Salammbô, 1862
Le nez est le haut-fourneau du cerveau : la narine est le soufflet de la forge.
Jules Andrieu, « Nouvelle apologie des sens », Nouvelle revue de Paris, 1864
Si Lavater réserve au nez de nombreux développements de son Art de connaître les hommes par la physionomie, c’est bien davantage en tant que signe révélateur de l’intériorité, que comme organe capable d’enrichir la connaissance des hommes par l’interprétation de leurs odeurs[1]. Réfractaires à la systématisation d’une connaissance empirique du corps humain, les odeurs corporelles, évoquées brièvement, ne trouvent qu’une maigre place dans son système. Comment les classifier ; quel type de savoir est-il possible d’en déduire ? Signes invisibles et impalpables, les odeurs échappent à toute taxinomie ; pourtant, elles dévoilent et trahissent, et dès lors sont sujettes à l’artifice et au masque, par le moyen des parfums et des pratiques d’hygiène. Ces pratiques transforment considérablement le rapport aux signes olfactifs du corps, tel qu’ils étaient perçus par les physiognomonistes, en même temps qu’elles instaurent une norme sociale olfactive.
Un récit de Maupassant intitulé « La fenêtre », publié dans Gil Blas en 1883, marque bien, à la fin du xixe siècle, à la fois un réemploi du paradigme physiognomonique qui repose sur la conviction que l’observation empirique du corps peut conduire à la connaissance des arcanes de la nature humaine, et un épuisement de ce même paradigme, précisément à travers le traitement particulier dévolu aux signes olfactifs.
Ce récit met en scène M. de Brives, qui tombe subitement amoureux de Mme de Jadelle, une veuve rencontrée dans le monde :
Elle me plut infiniment tout de suite. Vous la connaissez d’ailleurs autant que moi. […] Vous savez comme elle est fantasque et poétique en même temps. Libre d’allures et de coeur impressionnable, volontaire, émancipée, hardie, entreprenante, audacieuse, enfin au-dessus de tout préjugé, et, malgré cela, sentimentale, délicate, vite froissée, tendre et pudique[2].
À travers ce portrait, M. de Brives prétend connaître immédiatement cette dame jusque dans les contradictions de sa complexité intérieure. Le goût immédiat qu’il en conçoit semble lui donner la perspicacité nécessaire pour dresser la cartographie de son caractère. Quel savoir lui permet-il de s’énoncer aussi résolument ?
Ce sont précisément aux raisons de cette connaissance, aux mécanismes qui régissent ces intuitions que s’intéressait Le Lavater des dames au tout début du siècle : « Quelle est cette sympathie qui semble exister entre nous et certaines personnes que nous voyons pour la première fois […][3] ? » « L’art du physionomiste », on le sait, a précisément pour dessein de dépasser cette aperception instinctive pour en faire l’objet d’un savoir systématique, en indiquant le lien qui existe entre certains « traits caractéristiques » et l’origine de notre confiance ou de notre répulsion. Ainsi, la physiognomonie cherche à réduire en méthode cette sorte de flair par lequel nous apprécions nos semblables, à déduire les principes de ces opérations secrètes qui nous échappent.
Pourtant, tout entier sous le charme de celle dont il est épris, M. de Brives ne cherche pas à comprendre les raisons de sa violente sympathie ; il veut se marier. Malgré l’enthousiasme empressé de son prétendant, Mme de Jadelle manifeste une méfiante réserve à l’égard de l’immédiate vérité des impressions sensibles sur lesquelles se fonde son prétendant : « Comme vous y allez, monsieur ! » :
J’ignore absolument si vous me plairez tôt ou tard ; mais je ne demande pas mieux que d’en faire l’épreuve. Comme homme, je ne vous trouve pas mal. Reste à savoir ce que vous êtes comme coeur, comme caractère et comme habitudes.
F, 896
Pour Mme de Jadelle, il n’est point d’équivalence entre les attirances physiques et ce qu’elle nomme le « coeur », le « caractère » et les « habitudes », qui sont, selon elle, autant de manières d’être, sans rapport avec les qualités physiologiques, ce qui s’oppose évidemment au lavatérisme. Si Lavater et ses successeurs proposaient de systématiser la visibilité immédiate du caractère à travers l’adéquation entre les signes du corps et la nature singulière des individus, Mme de Jadelle, au contraire, ne se fie qu’à la grammaire révélatrice des actions et des procédés. Aussi, rejetant les élans instinctifs de M. de Brives, elle désire le mettre à l’épreuve, c’est-à-dire acquérir de lui une connaissance empirique fondée non sur l’observation des signes du corps, mais sur celle de ses actes. M. de Brives est donc soumis à un minutieux examen pré-matrimonial de la part de sa promise. Celle-ci le fait venir dans sa résidence de campagne, et fait observer scrupuleusement ses faits et gestes parce que, dit-elle, « Je ne me marierai pas, monsieur, sans connaître à fond, dans les coins et replis de l’âme, l’homme dont je partagerai l’existence. Je le veux étudier à loisir, de tout près, pendant des mois » (F, 897). Ce rigoureux examen, véritable « régime policier » (F, 898), s’exécute avec l’assistance de Césarine, une femme de chambre à laquelle bientôt l’impatient Monsieur se risquera à demander des précisions sur la physiologie secrète de sa future épouse :
[I]l n’est pas juste qu’on sache tout sur mon compte et que je ne sache rien sur la personne qui sera ma femme. […]
[N]ous autres hommes, nous tenons beaucoup à certains… à certains… détails… physiques, qui n’empêchent pas une femme d’être charmante, mais qui peuvent changer son prix à nos yeux. Je ne te demande pas […] de m’avouer ses défauts secrets si elle en a. Réponds seulement avec franchise aux quatre ou cinq questions que je vais te poser.
F, 898
Ainsi, jambes, poitrine et autres proportions d’embonpoint forment dans l’imaginaire érotique du personnage le lieu inaccessible et fantasmé de celle dont il subit l’examen. L’objectif de cet interrogatoire est pour M. de Brives de tourner à son avantage le jeu inquisitorial qu’il joue avec sa future épouse, en se servant des moyens mêmes de l’inquisitrice : sa femme de chambre. « Monsieur, à part qu’elle est noire, Madame est faite tout comme moi » (F, 899). C’est ainsi que, jouissant des complaisances répétées et habiles de Césarine, M. de Brives peut tranquillement subir l’enquête de l’autre. Ce détournement stratégique semble être à l’avantage du futur époux, dans la mesure où il constitue un moyen de connaissance sensible des attributs cachés de Mme de Jadelle, une connaissance médiatisée et plaisante, plaisante parce que médiatisée. Cette médiation a en effet toute son importance : Césarine, en dépit de la ressemblance, n’est pas Mme de Jadelle. À commencer par son odeur :
C’était, ma foi, un ravissant échantillon de la race bas-normande, forte et fine en même temps. Il lui manquait peut-être certaines délicatesses de soins qu’aurait méprisées Henry IV. Je les lui révélai bien vite, et comme j’adore les parfums, je lui fis cadeau, le soir même, d’un flacon de lavande ambrée.
F, 900
Par-delà cette ressemblance physiologique, il est donc une différence sociale entre la dame et sa servante, qui se manifeste d’abord par certaines habitudes d’hygiène, que M. de Brives s’empresse de « révéler » à sa nouvelle maîtresse tout en marquant, par la référence à Henri IV, leur nouveauté historique. Parmi ces pratiques d’hygiène, il en est une doublement révélatrice : celle de se parfumer. D’une part, elle révèle un aspect important des enjeux sociaux qui sous-tendent le récit : figure de remplacement temporaire, la femme de chambre n’est que le pâle reflet du corps désiré de celle qu’elle sert, ce qui stigmatise l’infériorité de sa position ; parfumer le corps de la servante, ce n’est pas seulement l’adapter aux règles en usage dans le grand monde, c’est aussi le transformer en fonction de désirs particuliers[4] : l’amour des parfums n’est pas seulement un goût pour les odeurs agréables, il révèle en outre la préférence de M. de Brives pour les femmes de son rang. L’introduction de soins d’hygiène chez sa maîtresse lui permet aussi de dépasser le dégoût dû à son altérité sociale. D’autre part, le parfum devient la marque révélatrice du commerce amoureux qu’elle entretient avec son amant du beau monde. Aussi, ce manège secret n’est évidemment pas resté inaperçu de Mme de Jadelle, qui s’emploie à démasquer cette relation déshonorante. La stratégie employée est, elle aussi, celle de la substitution : s’accoudant à une fenêtre qui lui cache la moitié antérieure du corps, vêtue « à peine d’un petit jupon » (F, 901), Mme de Jadelle peut aisément être prise pour (comme) sa servante. M. de Brives ne peut que se faire prendre au jeu :
Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien. Je me mis à genoux ; je pris avec mille précautions les deux bords du fin jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnus aussitôt, pleine, fraîche, grasse et douce, la face secrète de ma maîtresse, et j’y jetai, pardon, madame, j’y jetai un tendre baiser, un baiser d’amant qui peut tout oser.
Je fus surpris. Cela sentait la verveine !
F, 901
Entre « je la reconnus aussitôt » et « je fus surpris », il y a toute la distance qui sépare la connaissance procurée par la vue et celle procurée par l’odorat, dans la mesure où les intimités olfactives, ici, ne sont pas interchangeables. En tous points, Mme de Jadelle et sa servante sont ressemblantes, fors la spécificité de leur odeur propre, qui joue ici le rôle d’un véritable critère de distinction des individualités, en plus de constituer le pivot sur lequel bascule l’action du récit. Là s’arrête donc l’illusion fantasmée de la médiation, d’autant plus brutalement que M. de Brives s’y casse le nez : « Je reçus un grand coup, ou plutôt une poussée dans la figure qui faillit me briser le nez » (F, 901). Cette violence n’est pas sans fondement, et elle signifie en gros, comme le disait Elmire : Que fait là votre nez ? C’est que si l’artifice du parfum permet d’adapter une servante aux goûts d’un homme du monde, il permet aussi de distinguer la femme du monde de la servante : alors que l’odeur de la seconde peut être modifiée à plaisir, la femme du monde possède une marque olfactive qui lui est propre, son odeur de verveine. On peut dès lors constater le paradoxe, qui joue sur une équivoque entre la propreté et la propriété : il est faux d’affirmer que la servante ne possède pas d’odeur propre avant de recourir aux usages de l’hygiène, mais c’est précisément cette odeur naturelle qu’il s’agit de masquer par les pratiques de propreté dont participe le parfum. L’odeur possède donc un double pouvoir de distinction : comme critère de différenciation des individus et de hiérarchisation sociale.
Mais, si le nez répare la méprise de l’oeil, ce n’est que trop tard qu’il peut rétablir les véritables identités. En somme, le nez démasque et compromet tout à la fois, de même que les odeurs ont le pouvoir de dissimuler et de dévoiler les identités, de construire un récit de soi maîtrisé et normalisé, comme de laisser percer l’expression de la singularité, des débordements olfactifs de l’individualité. Chassé de la demeure de Mme de Jadelle, après s’être introduit dans son intimité odorante sans y avoir été invité, M. de Brives n’a plus que la ressource du souvenir pour évoquer celle qu’il voulait épouser, le souvenir d’une odeur de verveine qui lui est, dit-il, resté « dans le coeur » (F, 901).
Le paradigme physiognomonique se développe autour de l’articulation établie entre l’extériorité et l’intériorité ; or, c’est précisément sur la nature des liens qu’il est possible de tisser entre ces deux mondes opposés que le récit de Maupassant semble prendre ses distances avec les présupposés de la physiognomonie. Ce qui est mis en crise ici, à travers un traitement manifestement parodique, c’est précisément la fluidité du rapport jusqu’alors établi entre connaître et sentir et l’évidence des analogies qui sous-tendent ce rapport. Plusieurs éléments participent à cette subversion. M. de Brives s’autorise un portrait à la fois détaillé et nuancé des qualités humaines de Mme de Jadelle, qui sont posées d’emblée sur le fondement d’une attirance physique et immédiate, réduisant les analogies lavatériennes au niveau de leur plus simple expression : ce qui plaît est nécessairement aimable. Cette conviction, qui ne repose sur aucune marque physiologique précise, va à l’encontre de l’analogie entre l’intériorité morale et ses signes extérieurs, présupposé de base que la physiognomonie a emprunté à la croyance populaire ; elle ne repose que sur un sentiment, de sorte que l’on peut se demander dans quelle mesure le portrait qui est fait du caractère de Mme de Jadelle relève de la réalité ou du fantasme. Ce qui intéresse M. de Brives, c’est la régularité des proportions de la physionomie, inquiétude tout esthétique, tandis que Mme de Jadelle s’enquiert de la nature profonde du caractère, de l’éthique des comportements, de l’intériorité des habitudes, sans tenir compte des signes extérieurs avec lesquels les habitudes n’ont aucune part.
Dans le cadre du dévoiement de l’analogie traditionnelle entre les signes du corps et l’intériorité des individus, l’odeur corporelle, qu’elle soit naturelle ou modifiée par l’art de la parfumerie, joue un rôle fondamental dans la nouvelle de Maupassant. Étant donné les ressemblances physiologiques entre Mme de Jadelle et sa femme de chambre (ce qui n’implique pas, comme le supposerait la logique physiognomonique, qu’elles agissent selon une même probité), le seul critère distinctif permettant (trop tard) de les différencier est la nature de leur odeur. Critère ultime de distinction individuelle, l’odeur recouvre cependant des enjeux beaucoup plus complexes, qui affleurent dans le récit. La nouvelle de Maupassant témoigne, en sous-main, des profondes mutations que connaît la question des odeurs corporelles et de l’instauration d’une forme de sémiologie des odeurs qui accompagne, tout au long du xixe siècle, les développements de l’hygiénisme et de l’industrie de la parfumerie[5]. En effet, une transformation paradigmatique a lieu, dont rend bien compte Maupassant, qui passe d’une compréhension physiologique des phénomènes odorants à leur intégration au sein d’une logique essentiellement sociale. On sait que Lavater considérait les odeurs corporelles comme faisant partie de l’ensemble des signes conduisant à une meilleure compréhension des qualités morales individuelles. Comme il l’écrit dans La physiognomonie, ou l’art de connaître les hommes :
Ajoutons encore ce point qui s’y rattache essentiellement : que ce n’est pas la figure seule, que ce ne sont pas exclusivement ses parties molles ou solides, mais que c’est tout le système osseux avec son incarnation, tout, absolument tout, la taille et le teint du visage, la voix, la démarche et l’odeur : tout ce qui, dans l’homme, se trouve en rapport avec la physionomie, qui peut devenir dégoûtant, qui peut se détériorer et s’embellir[6].
L’odeur fait partie de l’attirail des signes employés par le physiognomoniste pour déceler les intériorités morales, encore que Lavater ne se soit pas risqué à en dresser une taxinomie. Parallèlement, la sémiologie médicale accordait aux odeurs une fonction symptomatique, dont a longuement tenu compte le médecin Landré-Beauvais :
Tous ceux qui se sont occupés de l’art de guérir ont observé les différentes odeurs que notre corps exhale tant en santé qu’en maladie. L’auteur du traité de Arte [il s’agit d’Hippocrate] a placé les odeurs dans la classe des signes. Si on jette un coup-d’oeil sur les écrits des médecins cliniques de chaque siècle, partout on voit l’odorat éclairer leurs observations ; on trouve même parmi les peuples cette opinion généralement établie et répandue. […] Leurs réflexions paraissent d’autant plus fondées, que, toutes nos excrétions étant le résultat de l’exercice des fonctions, et particulièrement de l’animalisation, leur changement doit nécessairement annoncer celui de la santé ou de la maladie[7].
Variant selon le sexe, le climat, les saisons, les aliments ingérés, les passions subies, l’activité journalière, l’odeur corporelle est pour le médecin attentif à ses fluctuations un témoin privilégié des dérèglements de l’organisme. Cependant, le « séméioticien[8] » admet la difficulté « de se former une idée claire et distincte de chaque odeur » :
Il est en même-temps presque impossible de pouvoir transmettre aux autres les connaissances que l’on acquiert, vu la disette de mots propres à les désigner ; il faut s’exercer soi-même auprès des malades pour se bien graver dans la mémoire un tableau exact de toutes les odeurs[9].
La difficulté de percevoir les fluctuations odorantes rend presque impossible le projet de les répertorier, et donc d’en transmettre la connaissance, c’est-à-dire de constituer un véritable savoir des odeurs dans leur dimension symptomatique. Il en va de même chez Jean-Baptiste Delestre, qui consacre à l’odeur une section de son ouvrage de physiognomonie :
De chaque corps vivant émane une odeur générique ; elle est facile à constater chez les hommes et les animaux, en excitant en eux la transpiration naturelle. La danse, la course, un exercice violent, favorisent ce résultat. Nous n’utilisons pas le sens de l’odorat, faute d’habituer la membrane olfactive à saisir les nuances odoriférantes, si bien appréciables par les animaux et notamment les chiens. C’est une ressource physiognomonique de moins. […]
Le tempérament a son influence sur les émanations du tissu cellulaire. Leur force est en rapport avec la solidité de la constitution organique. Pendant le repos momentané du bal, de belles épaules nues laissent exhaler une odeur féminine, essence de vie et de jeunesse, différente de la vierge à l’épouse. Un aveugle expérimenté distinguerait la brune, la blonde et la rousse à cette expansion odorante. Elle est désagréable seulement aux deux extrêmes de la coloration de la peau, chez la négresse et la rousse au ton lacté. Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin[10].
Après avoir constaté la facilité pour l’homme à sentir la présence des odeurs qui émanent du corps, Delestre admet la difficulté d’en différencier les nuances, d’en codifier les imperceptibles fluctuations. L’odorat est le plus animal de tous les sens[11] ; invisibles et impalpables, les odeurs se laissent difficilement maîtriser par le langage, de sorte qu’il est difficile d’en inscrire la diversité dans une taxinomie qui atteigne au niveau satisfaisant d’objectivité. Néanmoins, le flair exercé du physiognomoniste (ou de l’aveugle) peut repérer un minimum de critères de distinction entre les individus : la couleur du poil et de la peau.
Ainsi, l’odeur est pour la physiognomonie essentiellement rattachée au corps, comme signe de sa configuration physiologique de son activité intérieure. Dans ce traitement des odeurs naturelles du corps, le parfum, qui n’est pas considéré par Lavater à la fin du xviiie siècle, mais évoqué par Delestre après 1850, trouble l’immédiateté des perceptions et l’équivalence des rapports : s’il faut admirer de loin la femme parfumée, c’est parce que la présence de ce signe artificiel dans la grammaire éloquente du corps invalide l’évidence de son déchiffrement. Admirer de loin, c’est déjà l’échec de la physiognomonie, qui fonde dans l’observation des détails l’essentiel de sa méthode.
La raison en est qu’avec l’amplification du vaste mouvement de l’hygiénisme tout au long du siècle, qui fait de la désodorisation l’un des enjeux majeurs de l’assainissement de l’espace public, l’odeur devient un phénomène social de la première importance. Dès le début de son ouvrage Les odeurs du corps humain, Nouveau chapitre de séméiologie, Ernest Monin regrette la disparition de l’olfaction du champ de l’expertise médicale. Ce qu’il écrit dans les prolégomènes achève de nous convaincre que cette pratique appartient à une autre époque :
En rassemblant en un corps de doctrine les faits, épars dans la science, sur les odeurs du corps humain bien portant ou malade, nous avons eu, pour but principal, la réhabilitation en médecine de l’observation olfactive, objet du plus injuste discrédit. […] Bien exercé, le nez rendrait pourtant d’immenses services au médecin, et attirerait souvent les efforts du diagnostic dans la voie de la vérité. Langer (1752), Landré Beauvais (1806), Hipp. Cloquet (1821), l’avaient bien compris : mais la voix de ce dernier (Ophrésiologie, etc.) s’est perdue sans écho ; et depuis ce temps, déjà loin de nous, on n’a eu que dédain et méfiance pour le sens olfactif[12].
Ce changement de paradigme, qui déplace la question de l’odeur d’une logique symptomatique vers une logique de distinction sociale, trouble considérablement les rapports qui la liaient aux caractères. Car l’odeur est désormais devenue un problème majeur depuis que l’exode rural massif cause une accumulation de déchets dans les grands centres urbains, et on se méfie des éventuelles contagions dont elle peut être porteuse[13]. En effet, le dégoût lié à l’odeur des sécrétions corporelles est en grande partie l’objet d’un « apprentissage[14] », et suscite au cours du siècle une méfiance grandissante, en particulier parce qu’on jugeait les miasmes responsables de la contagion du choléra, qui a ravagé le pays en 1832. Parmi les mesures prises contre ce type d’épidémie, figure le projet d’assainissement de Paris qui accompagne la haussmannisation pendant le troisième quart du siècle. À ce vaste plan urbanistique et politique, s’ajoute dans les moeurs une valorisation sociale de la propreté, qui transforme la désodorisation en un critère de respectabilité bourgeoise. Si l’hypothèse de la contagion miasmatique a été battue en brèche par les découvertes de Pasteur dans les années 1880[15], le dégoût des odeurs corporelles est cependant resté bien ancré dans les pratiques de sociabilité et dans les critères d’évaluation sociale. Longtemps relayée par le discours médical, la crainte des miasmes et de la contagion dont on pensait qu’elles étaient le vecteur privilégié s’est inscrite dans l’ensemble des pratiques de la sociabilité, à commencer par l’interprétation et le traitement des odeurs corporelles. S’il n’y a plus de justification médicale à la méfiance des émanations odorantes, du moins reste-t-il le mépris bourgeois pour les conditions d’hygiène des pauvres, les subtiles codifications des « élégances olfactives[16] », les discrètes séductions des intimités parfumées, les marques olfactives propres aux postures hiérarchiques[17] : autant de « signes » qui conservent aux odeurs (ou à leur absence) le statut de symptôme, si ce n’est que la logique en appartient de moins en moins au discours médical au profit du discours social. Ainsi, si on veut donner la mesure du déplacement qu’ont connu la perception et l’interprétation des odeurs corporelles tout au long du siècle, on peut dire que ce ne sont plus les miasmes qui menacent la santé via la porosité épidermique, mais plutôt les déplacements sociaux qui, via la porosité du tissu social, menacent désormais l’ordre hiérarchique.
Dans ce contexte, les odeurs corporelles acquièrent un rôle nouveau, et en particulier à travers leur importance dans la reconnaissance sociale, au double sens d’une reconnaissance des appartenances hiérarchiques et d’une reconnaissance par les différents degrés de cette hiérarchie. Car la méfiance à l’égard des odeurs ne concerne pas seulement les émanations naturelles du corps, mais aussi les différents usages du parfum, qui sont souvent perçus comme un masque recouvrant d’inavouables défauts, tels la malpropreté ou des dysfonctionnements physiologiques. À cet égard, la Physiognomonie de Delestre est encore une fois éloquente :
Les personnes à cheveux rouges exhalent parfois une odeur de transpiration, assez désagréable pour nécessiter l’emploi de parfums. Les femmes coquettes ne s’en font pas faute, sans songer si l’excès de la précaution ne trahit pas le défaut à neutraliser[18].
Certes, on pourrait dire que l’ennemi du physiognomoniste, ou du moins ce contre quoi il élabore ses techniques, est le masque sous toutes ses formes, dans la mesure où il rompt les analogies et détourne les signaux émis par le corps — à moins que, comme Delestre, on considère le masque comme signe en lui-même, servant à « neutraliser » quelque défaut —, et dans ce sens, on pourrait s’expliquer la méfiance manifestée à l’égard du parfum. Mais cette suspicion dépasse le discours physiognomoniste, et concerne une grande partie des prescriptions de l’époque, au moins jusque dans les années 1880, où le parfum devient un produit de consommation plus courant, remportant un important succès commercial, notamment grâce à l’usage de molécules de synthèse qui en réduisent considérablement le coût de production. L’odeur est, avec le vêtement et la parure, l’un des seuls éléments corporels pouvant faire l’objet d’un contrôle : aussi, la distinction sociale, comme pour le vêtement, implique-t-elle une pratique discrète et non ostentatoire de l’élégance[19]. Le parfum, s’il est toujours en usage, ne doit pas être perçu comme un écran servant à dissimuler les mauvaises odeurs, mais, par sa discrétion même, n’être qu’un signe de pudeur et de propreté. Les débordements musqués du siècle précédent sont tout à fait proscrits au profit des délicats effluves fleuris. Les manuels de civilité relayent ces prescriptions, et rendent bien compte de la méfiance à l’égard des parfums trop exubérants, comme c’est le cas par exemple dans Le manuel des dames, ou l’art de l’élégance de Mme Celnart, en 1833 :
Les odeurs fortes telles que le musc, l’ambre, la fleur d’oranger, la tubéreuse, et autres semblables, doivent être entièrement proscrites. Les parfums suaves et doux de l’héliotrope, de la rose, du narcisse, etc., sont mille fois préférables, à moins que vous ne consommiez que très-peu ; car ces odeurs délicates se perdent ou du moins s’affaiblissent avec le temps : alors les huiles et pommades au jasmin, à l’oeillet, à la vanille, conviennent principalement : elles sont un intermédiaire entre ces derniers parfums et les premiers, qu’il faut vous interdire complètement. De fréquentes migraines, un malaise nerveux, quoique inaperçu à cause de l’habitude, une notable diminution d’incarnat, et le désagrément de paraître prétentieuse et coquette, voilà les fruits que vous en retirerez[20].
Ou encore :
On doit apporter une sobriété excessive dans l’usage des parfums, et, pour peu que l’on soit délicate, il faut absolument s’en abstenir. […] Loin d’être un moyen de plaire, les parfums trop forts causent de l’éloignement ; beaucoup de gens fuient les dames ambrées et musquées comme des pestiférées. De plus, cela dénote de la coquetterie et des prétentions[21].
L’usage des parfums aux senteurs animales, aux odeurs lourdes et tenaces de la tubéreuse et de la fleur d’oranger, dénote non seulement la prétention et la coquetterie, mais il se charge aussi, dans les recommandations répétées et strictes de Mme Celnart, d’un poids historique particulier : de telles senteurs risquent en effet d’attirer sur soi « la dénomination très-peu flatteuse, selon moi, de petite maîtresse et de merveilleuse[22] ». Ainsi apparaissent, entre les volutes des effluves proscrits, les spectres des femmes galantes d’ancien régime. Mais, à travers ces condamnations, il faut aussi entendre l’énonciation discrète de critères d’élégance et l’étalage pudique de signes de richesse : les parfums aux odeurs délicates, au contraire des odeurs réprouvées, ont la particularité d’offrir une très courte tenue, ce qui implique que leur usage répété demande une dépense (une « consommation ») supplémentaire. Dès lors, le prix des matières odorantes, comme la richesse des étoffes, peuvent signifier la valeur sociale des femmes qui les portent, tant il est vrai qu’au xixe siècle, « pour les dames, le costume est moins destiné à vêtir qu’à parer[23] ». Remarquons cependant qu’à travers ce discours distinguant l’état des richesses par les différents usages du parfum se mêlent des considérations d’ordre médical sur la dangerosité des parfums capiteux et animaux. Ceux-ci sont dès lors autant les signes de débordements moraux que des menaces directes pour la santé de qui les porte. On peut encore lire à la toute fin du siècle, dans le roman Chérie d’Edmond de Goncourt, une illustration de cette double menace, alors que les excès de coquetterie stérile de l’héroïne éponyme la portent à l’abus, aux connotations explicitement sexuelles, de ce type de parfums :
Maintenant, tous les matins, à son premier réveil, la jeune fille se levait et, encore endormie, d’une main cherchait à tâtons, atteignait un vaporisateur, et se mettait à insuffler l’intérieur de son lit de la senteur de l’héliotrope blanc.
Puis, aussitôt, elle se refourrait entre les draps parfumés, prenait soin de les ouvrir le moins possible. Et, la tête enfoncée sous la couverture jusqu’aux yeux, elle prenait une jouissance indicible à se sentir pénétrée, caressée, rafraîchie par l’humidité odorante de la vaporisation dans laquelle il lui semblait, son être encore mal éveillé, à demi s’évanouir, en parfum et en bonne odeur.
À la fin elle se rendormait, trouvant une volupté dans un sommeil où il y avait un peu d’ivresse cérébrale et d’asphyxie[24].
On peut dès lors voir se dessiner les contours de deux excès odoriférants, qui inspirent une égale méfiance, bien qu’elle ne repose pas exactement sur les mêmes jugements moraux : d’un côté, la puanteur du pauvre, l’odeur nauséabonde de la malpropreté, qui réveille l’ancienne peur des contagions miasmatiques ; de l’autre, les excès parfumés de la cocotte, accusée de vanité et de prétention. Dans les deux cas, les malséances olfactives dénotent l’immoralisme et l’asociabilité selon les critères de la bourgeoisie. Si, pour le physiognomoniste, l’odeur permettait (avec les difficultés que l’on sait) de déterminer le caractère des individus, désormais, l’absence d’odeur en dit long sur leurs bonnes moeurs. Le lieu commun de la signification symptomatique des odeurs devient assez éculé pour faire l’objet d’une entrée dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Odeur (des pieds), signe de santé » ; signe aussi d’une dissociation toujours plus grande entre les odeurs et l’intériorité physiologique (jugée triviale). Ce qu’elles signifient désormais, c’est l’extériorité morale dans son paraître social. L’investissement des odeurs par la respectabilité bourgeoise, joint au mouvement hygiéniste qui a profondément transformé tous les aspects des configurations sociales et la gestion des espaces individuels (cela passe tout autant par les transformations urbanistiques et les réaménagements des espaces d’intimité, que par l’apprentissage de pratiques de propreté et par l’apparition de nouveaux codes olfactifs), implique que l’on se méfie doublement des odeurs corporelles : à la fois moralement et médicalement. Le chevauchement de ces deux discours, souvent amalgamés[25], n’est pas sans complexifier les jugements qui s’y rapportent, comme on a eu l’occasion de le constater.
On pourrait croire que la désodorisation pure et simple de tous les espaces, urbains, sociaux, intimes, constitue la réponse la plus appropriée à la méfiance olfactive dont on a rapidement esquissé le parcours. Le juste milieu entre la puanteur de la crasse indigente et les parfums musqués des cocottes serait simplement de ne rien sentir du tout, de sorte que le bon goût et la distinction résideraient dans la maîtrise absolue des odeurs, c’est-à-dire dans leur annihilation même. Or, il n’en va pas nécessairement ainsi. La privatisation des espaces d’intimité va évidemment de pair avec celle des odeurs corporelles, de manière à faire jouer, comme on l’a fait remarquer, l’équivoque de la propreté-propriété. Mais dans la mesure où ce qui nous est propre est aussi ce qui nous distingue, il a fallu trouver un espace pour que puisse se déployer, ne serait-ce que minimalement, le discours des subtilités olfactives. Toute la complexité de la distinction odorante serait de faire signe, y compris à ce niveau-là, sans toutefois verser dans les excès du trop et du trop peu.
L’industrie n’a pas manqué d’exploiter cet espace, et les journaux de mode abondent de réclames vantant les mérites de telles pommades parfumées, et autres « Eau de Jouvence ». Entre les réclames du Moniteur de la mode, du Petit écho de la mode, enfin, toutes les gazettes du « bon ton », et les manuels de civilité bourgeoise, se dresse une tension entre la prescription d’une norme olfactive et l’expression d’une individualité odoriférante, prise en charge par le discours de la publicité. Comme on peut le lire dans un article sur les modes du journal Le Constitutionnel,
Dans plusieurs voitures nous avons aperçu des dentelles de Violard qui, nous l’espérons, aura fort à faire cet été, pour contenter tout le monde. Rien ne sied mieux aux femmes, et rien n’accuse mieux leur distinction que les dentelles et les parfums. L’abus des odeurs fortes les avait fait proscrire, mais Guerlain est là qui ne répand que des senteurs suaves dont la douceur repose les organisations nerveuses. Le mouchoir de Chapron et Dubois, imprégné de ces divines essences, est encore un de ces signes certains auxquels la femme la plus distinguée se reconnaît[26].
Comme d’autres collègues parfumeurs, Eugène Rimmel franchit le pas entre la distinction et la singularité, en faisant la promotion du parfum individuel, contre l’uniformatisation de la mode :
Un des graves reproches que je fais à la mode et à la rigoureuse tyrannie qu’elle exerce, c’est de former toutes les femmes sur le même modèle. […] Une couleur à la mode, un parfum à la mode me mettent en colère. Les femmes semblent trop oublier que la plus charmante créature, la plus richement douée, a cependant un point de charme auquel elle ne peut atteindre : être une autre. […] Plutarque a mille fois raison : chacun doit adopter son parfum. Une femme qui change de parfums selon la mode, est une femme parfumée ; une femme qui porte toujours le même parfum se l’assimile et est une femme odoriférante, comme la rose, comme le lilas, comme l’oeillet. Celui qui l’aime ne la sépare pas plus de cette odeur qu’il ne sépare la vanille de l’héliotrope[27].
Il est donc aussi une bonne manière de se parfumer, qui ne suit pas exactement la mode (mais cela a certainement à voir avec la consommation des produits Rimmel[28]). Ce discours prônant l’individualisation des odeurs est relayé par le médecin Ernest Monin, lequel déplorait comme on l’a vu le désintérêt de la médecine de son temps pour les symptômes olfactifs. Dans un ouvrage sur L’hygiène de la beauté, celui-ci affirme en effet que « chaque femme devra choisir le parfum qui convient à son genre de beauté, comme elle choisit la toilette qui est le plus en rapport avec son individualité particulière[29] ». Le choix du parfum approprié au caractère propre des femmes, à leur « genre de beauté », devient à la fin du xixe siècle, au moment où l’industrie française de la parfumerie connaît un important développement[30], le leitmotiv du discours publicitaire. Certes, l’expression de l’« individualité particulière » des femmes, en matière de parfumerie, permet à l’industrie d’accroître très profitablement la quantité et la variété de l’offre ; mais cette possibilité est aussi elle-même le signe que les marques du caractère reprennent, via l’essor de la parfumerie moderne, la médiation des odeurs.
Les conceptions rattachées aux odeurs empruntent un chemin similaire à celui de la physiognomonie, en passant du savoir médical à une science mondaine, c’est-à-dire d’une sémiologie comme symptomatique médicale à une sémiologie s’intéressant aux éléments du discours social (essentiellement dans ses aspects hiérarchique et concentrique). L’économie de l’odorat comme sémiologie sociale relève donc d’un savoir, qui se décline selon tous les aspects de la transmission : il s’agit autant de contrôler les émissions par un ensemble de techniques codifiées que de posséder la sensibilité nécessaire pour en décoder le message et en reconnaître la valeur. Dès lors, le flair prend évidemment toute son importance, en dépit des dangers qui l’accompagnent nécessairement (comme l’a durement éprouvé M. de Brives) dans une pratique aussi discrète que celle de la parfumerie au xixe siècle.
Parties annexes
Notes biographiques
Jean-Alexandre Perras est postdoctorant à l’Université d’Oxford (Lady Margaret Hall). Sa thèse portait sur l’histoire du génie, entre les xvie et xviiie siècles. Il s’intéresse présentement à l’histoire culturelle et littéraire du frivole au xviiie siècle (figure du petit-maître, usages de la parfumerie, discours du bel-esprit), et plus généralement, aux relations entre la question de la valeur et les pratiques de sociabilité sous l’Ancien Régime. Il a notamment publié : « L’Autre du génie : valeurs et usages du bizarre », dans Patrick Brasart et Patrick Wald Lasowski (dir.), Lumières du bizarre, Littérature, no 169, à paraître en 2013, et « Le génie à l’épreuve du sensualisme : l’invention chez Helvétius et Diderot », dans Nathalie Kremer (dir.), Le génie créateur à l’aube de la modernité (1750-1850), Revue des sciences humaines, no 303, juillet-septembre 2011.
Érika Wicky est postdoctorante au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent sur l’histoire culturelle du xixe siècle : elle a rédigé une thèse sur la notion de détail (1830-1890) à l’Université de Montréal (2011) et consacre ses recherches actuelles à la réception critique des reproductions photographiques de tableaux au xixe siècle. Elle a publié plusieurs articles, dont « Les arts visuels dans la genèse de Salammbô » (dans Gisèle Séginger [dir.], Flaubert et la peinture, Caen, Lettres modernes Minard, coll. « La revue des lettres modernes. Gustave Flaubert », no 7, 2010) et a codirigé avec Mickaël Bouffard et Jean-Alexandre Perras un ouvrage collectif intitulé Le corps dans l’histoire et les histoires du corps (xvii-xviiie siècle). Travaux de jeunes chercheurs précédés d’entretiens avec Georges Vigarello (Paris, Hermann, coll. « La République des lettres », 2013).
Notes
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[1]
Nous remercions chaleureusement Céline Carrera pour son aide précieuse quant aux recherches préliminaires à cet article.
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[2]
Guy de Maupassant, « La fenêtre », dans Contes et nouvelles (éd. Louis Forestier), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, tome 1, p. 896 (les italiques sont les nôtres). Dorénavant désigné à l’aide de la lettre F, suivie du numéro de la page.
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[3]
Le Lavater des dames, Paris, Veuve Hocquart, 1809, p. 7.
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[4]
En 1889, dans le roman Notre coeur, Maupassant inscrit le parfum dans le dispositif narratif en lui donnant une valeur d’ascension sociale : le héros, meurtri par les froideurs de son amante parisienne, s’enfuit à la campagne où il se lie avec sa bonne. Remplaçant son « parfum commun », les parfums chers qu’il lui offre sont non seulement la marque de son amitié pour elle, mais aussi les premiers signes de son changement de qualité : de bonne, elle deviendra, à la fin du roman, maîtresse entretenue.
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[5]
Au sujet de l’évolution du commerce de la parfumerie, voir, par exemple, le roman de Balzac, César Birotteau (1837).
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[6]
Lavater, La physiognomonie, ou l’art de connaître les hommes (trad. H. Bacharach), Paris, Librairie française et étrangère, 1841, p. 55. Lavater explique ici que ces dispositions physiologiques se rattachent essentiellement à l’harmonie entre le physique et le moral.
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[7]
Augustin Jacob Landré-Beauvais, « Des signes tirés des odeurs », dans Séméiotique, ou traité des signes des maladies, 3e édition, Paris, J. A. Brosson, 1818, p. 372.
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[8]
Notons qu’on employait indifféremment à l’époque les mots de « séméiotique » et de « sémiotique » et leurs dérivés à propos des traités de médecine qui s’intéressaient aux « signes » de la maladie et de la santé ; Littré jugeait cependant le premier « mal fait », « la diphtongue grecque, epsilon-iota, se rendant toujours en français par i ».
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[9]
Augustin Jacob Landré-Beauvais, op. cit., p. 376.
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[10]
Jean-Baptiste Delestre, De la physiognomonie, Paris, vve. J. Renouart, 1866, p. 382-383. Deux ans plus tôt, Jules Andrieu s’inquiétait du discrédit dont était victime la physiognomonie, dans un article de la Nouvelle revue de Paris intitulé « Nouvelle apologie des sens » : « Chaque homme a la prétention de juger son semblable à première vue, mieux que cela, au flair. Mais la physiognomonie est tout à fait discréditée » (Jules Andrieu, « Nouvelle apologie des sens », Nouvelle revue de Paris [éd. Émile Girard], tome 4, 10e livraison, juillet 1864, p. 138).
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[11]
Dans une « Note sur les odeurs considérées relativement à la physiognomonie », les éditeurs de l’édition Depélafol du traité de Lavater précisent que « les physionomistes de l’odorat, les plus habiles, sont sans doute les animaux, et surtout les animaux carnassiers » (G. Lavater, L’art de connaître les hommes par la physionomie, Nouvelle édition, t. 4, Paris, Depélafol, 1835. p. 42).
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[12]
Ernest Monin, Les odeurs du corps humain, Nouveau chapitre de séméiologie, Paris, Georges Carré, 1886, p. 3-5.
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[13]
Pour une étude d’ensemble de la question de l’histoire de l’hygiène, voir en particulier Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Flammarion, coll. « Champs », no 165, 1986 [Aubier Montaigne, 1982] et Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Univers historique », no 42, 1985.
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[14]
Julia Pecker, « L’apprentissage de la propreté : du mauvais goût au dégoût », dans Michael Bouffard, Jean-Alexandre Perras et Érika Wicky (dir.), Le corps dans l’histoire et les histoires du corps, Paris, Hermann, coll. « La République des lettres. Symposiums », 2013.
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[15]
Dans son ouvrage intitulé Comment éviter le choléra ? paru à Marseille (Librairie marseillaise) en 1884, le docteur Fanton admet l’inutilité de s’entourer de parfums forts.
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[16]
L’expression est d’Eugénie Briot, dans « De l’eau impériale aux violettes du Czar. Le jeu social des élégances olfactives dans le Paris du xixe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 55-1, 2008, p. 28-49.
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[17]
À titre d’exemple de la répartition des pratiques d’hygiène dans les différentes sphères sociales, convoquons encore le roman de Maupassant Notre coeur dont le personnage principal décide de procurer à sa servante un flacon de son propre parfum après avoir senti sur elle ce qu’il identifiait comme un « parfum commun, fourni sans doute par le mercier ou par le pharmacien » (Guy de Maupassant, Notre coeur [éd. Francis Marcoin], Paris, Le livre de poche, coll. « Les classiques de poche », 2008, p. 234).
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[18]
Jean-Baptiste Delestre, De la physiognomonie, p. 351.
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[19]
Comme le prescrivait Théophile Gautier dans un opuscule De la mode : « Point d’or, ni de broderies, ni de tons voyants ; rien de théâtral : il faut qu’on sente qu’un homme est bien mis, sans se rappeler plus tard aucun détail de son vêtement. La finesse du drap, la perfection de la coupe, le fini de la façon, et surtout le bien porté de tout cela constituent la distinction » (Théophile Gautier, De la mode, Arles, Actes Sud et Borgeaud bibliothèques, 1993, p. 20).
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[20]
Élisabeth-Félicie Bayle-Mouillard, née Élisabeth Canard, dite Celnart, Manuel des dames, ou l’art de l’élégance sous le rapport de la toilette, des honneurs de la maison, des plaisirs, des occupations agréables, 2e édition, Paris, Librairie encyclopédie Roret, 1833, p. 11. L’ouvrage de Mme Celnart est mentionné par Alain Corbin dans Le miasme et la jonquille.
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[21]
Ibid., p. 91.
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[22]
Ibid., p. 58.
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[23]
Mme Celnart, Nouveau manuel complet de la bonne compagnie, ou guide de la politesse et de la bienséance, destiné à tous les âges et à toutes les conditions, Paris, Librairie encyclopédique Roret, 1845, p. 21. L’évolution du statut social des femmes au xixe siècle est manifeste à travers l’histoire du vêtement : si son costume sert essentiellement de parure, c’est aussi pour qu’elle puisse représenter socialement l’aisance matérielle de son mari, et ce, au même moment où le costume masculin s’uniformise généralement (sauf dans les excès élégants des fashionables et des dandys) ; les manuels de civilité du type de ceux de Mme Celnart préconisent d’ailleurs aux hommes de ne pas porter de parfum. Sur les nouvelles implications sociales du costume féminin au xixe siècle, voir notamment : Philippe Perrot, Les dessus et les dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement au xixe siècle, Paris, Fayard, 1981 et Le travail des apparences, ou les transformations du corps féminin, xviiie-xixe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Histoire », 1984.
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[24]
Edmond de Goncourt, Chérie, Paris, Charpentier, 1884, p. 302.
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[25]
Voir à ce sujet Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs, Paris, Perrin, 2007.
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[26]
Maximilienne de Syrène (Barbey d’Aurevilly), « Mode », dans Le Constitutionnel, 3 avril 1846, p. 3. Voir Barbey d’Aurevilly, Premiers articles (1834-1852) (éd. Andrée Hirschi et Jacques Petit), Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 312.
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[27]
Eugène Rimmel, Le livre des parfums, préface d’Alphonse Karr, Paris, E. Dentu. s. d., p. x-xv.
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[28]
Quoi qu’en dise Alphonse Karr dans sa préface, le livre de Rimmel s’inscrit dans une stratégie de promotion des produits de sa fabrique, et il est singulier que cela passe par l’érudition déployée dans son ouvrage, essentiellement historique, et la référence à Plutarque de la préface, loufoque dans le contexte, n’en est qu’un infime exemple.
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[29]
Ernest Monin, L’hygiène de la beauté, nouvelle édition, Paris, Octave Douin, 1890, p. 204.
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[30]
Sur la question, voir Alain Corbin, Le miasme et la jonquille.