La scène littéraire française connaît depuis quelques années déjà un prolifique mouvement de mise en récit des événements liés à la Shoah. La parution au courant des quinze dernières années d’un nombre important de récits et romans articulés de près ou de loin autour des horreurs et conséquences du nazisme met en lumière une entreprise croissante d’appropriation de la mémoire du génocide des Juifs d’Europe, déjà amorcée par des écrivains de la génération d’après, comme George Perec, Patrick Modiano et Myriam Anissimov. De factures diverses, les oeuvres récentes ont en commun d’être écrites par des auteurs de la troisième génération, qui n’ont de la Shoah qu’une connaissance médiate, portée notamment par ses représentations littéraires et cinématographiques. Certains écrivains de la troisième génération entretiennent un rapport d’autant plus distancié à la mémoire de la Shoah qu’ils ne sont pas juifs. Sur cette scène qui a pour fond le génocide perpétré au nom du nazisme, les voix des héritiers officiels d’une mémoire de la Catastrophe, transmise pour une part à travers une parole familiale, souvent fragmentée et entre-tissée de silence, et portée, pour l’autre part, par les discours sociaux et les représentations, côtoient désormais celles d’auteurs qui n’entretiennent avec ces événements qu’un rapport affiliatif. Si plusieurs oeuvres de l’après-Auschwitz situent leur intrigue durant la guerre ou dans l’immédiat après-guerre, se dessine cependant une tendance au récit postmémoriel, qui consiste à adopter un point de vue ancré dans le présent et à ainsi aborder le génocide à partir de ses traces encore repérables dans l’espace et le temps contemporains. Cette littérature postmémorielle s’emploie moins à jeter un regard sur le passé qu’à tirer au jour les restes de ce passé dont est pétri le présent. Elle procède souvent à partir des traces écrites et visuelles de la Shoah et s’inscrit par là dans un rapport intertextuel à un passé éloigné qu’elle tente de circonscrire de ses mots. Loin d’être portés par une visée reconstructrice et totalisante du passé, par ailleurs marqué du sceau d’une perte irrémédiable, le roman Jan Karski de Yannick Haenel et le récit C’est maintenant du passé de Marianne Rubinstein, sur lesquels porte l’analyse proposée ici, n’approchent la Shoah qu’à partir de ses restes discursifs. En forme d’emprunt à l’influent essai de Giorgio Agamben Ce qui reste d’Auschwitz, le titre de l’article est suggestif du travail d’incorporation intertextuel qui structure les récits de Haenel et de Rubinstein. Il pointe du même coup le caractère désormais discursif des restes d’Auschwitz. À la question de ce qui reste à l’heure actuelle de la Shoah, les oeuvres suggèrent que ses restes se présentent désormais sous la forme des représentations et des discours consacrés à cet événement qui a fait césure dans la conscience occidentale. À la lumière des dispositifs narratifs de ces récits issus d’un rapport manifeste et assumé à différentes sources discursives, je veux m’arrêter sur les enjeux intertextuel et postmémoriel d’une littérature de la Shoah qui fait l’impasse, délibérément ou par effet de contrainte, sur la parole vive des témoins pour n’aborder la destruction des Juifs d’Europe qu’à travers ses représentations. Tous deux structurés par l’intertextualité, les textes de Haenel et de Rubinstein prennent cependant place aux pôles opposés du spectre des pratiques postmémorielles dans la mesure où leurs auteurs occupent face à la mémoire de la Shoah des postures respectivement affiliative et familiale. J’aborde donc ensemble C’est maintenant du passé et Jan Karski afin d’interroger les similitudes des procédés mémoriels déployés par le biais de l’intertextualité, tout en voulant prendre la mesure des différences dans l’inscription d’une postmémoire selon le type de rapports, familiaux ou affiliatifs, qu’entretiennent les auteurs …