Volume 49, numéro 1, 2013 Les lieux de la réflexion romanesque au XVIIIe siècle : de la poétique du genre à la culture du roman Sous la direction de Ugo Dionne et Michel Fournier
Sommaire (10 articles)
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Présentation : les lieux de la réflexion romanesque au xviiie siècle : de la poétique du genre à la culture du roman
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Regards furtifs sur la fiction (1646-1754) : Chapelain, Huet, Galland, Marivaux, Perrault, Prévost
Jean-Paul Sermain
p. 13–22
RésuméFR :
Les réflexions sur le roman au xviiie siècle envisagent la fiction dans un cadre assez traditionnel et stable. Il a paru préférable de suivre une série d’auteurs qui, traitant des marges du roman, de ses formes archaïques ou de petits genres, sont amenés à les défendre au nom de la fiction, et ainsi à en élaborer des conceptions fort riches ; on a tenté de les interpréter en les confrontant aux orientations futures du genre romanesque et de son appréhension. La réflexion sur le roman ne se cantonne donc pas dans les programmes qui accompagnent les pratiques dominantes, mais ce qui peut se penser dans les marges et parfois à propos d’autres objets ne peut être pleinement compris qu’en relation avec les inventions à venir des écrivains et avec les développements du genre.
EN :
The texts on the novel in France in the 18th century are non many and they tend to repeat themselves. Their observations on fiction are rather poor and trite. But, strikingly, severa authors were lead to apprehend fiction because they were speaking about obsolete forms of the novel or some kinds of disputable fictions as fairy tales: Chapelain, Huet, Galland, Marivaux, Perrault, Addison and Prévost. So we have seen several ways to look at fiction.
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Le discours sur le roman dans le panorama urbain : tableau, style et histoire chez Louis Sébastien Mercier
Geneviève Boucher
p. 23–41
RésuméFR :
Bien que Louis Sébastien Mercier ait consacré deux ouvrages à des questions d’ordre poétique (De la littérature et Du théâtre), le panorama urbain qu’il esquisse dans le Tableau de Paris (1781-1788) lui fournit un prétexte pour réfléchir à la fonction de la littérature dans la cité ainsi qu’aux moyens de moderniser l’esthétique des oeuvres pour accroître leur portée. Si, dans son oeuvre panoramique, il consacre quelques passages au roman, ce genre ne fait pas l’objet d’une critique isolée : le discours sur le roman s’élabore essentiellement dans les interstices du discours sur le drame, dont Mercier a contribué à définir la forme moderne. Le roman se taille néanmoins une place de plus en plus importante à mesure qu’avance le projet du Tableau. C’est autour des débats sur le style que se cristallise le discours théorique sur le roman. Le style romanesque se pose en modèle en ce qu’il semble le plus à même d’établir une communication intime entre l’auteur et le lecteur et de mettre en branle une chaîne émotive par laquelle l’oeuvre peut véritablement agir sur le lecteur. Après la Révolution, dans Le nouveau Paris (1799) qui sert de suite au Tableau de Paris, le discours théorique sur le roman disparaît, mais il est réinvesti au sein de la narration. Dans plusieurs passages de cette oeuvre qui doit tracer le portrait du Paris postrévolutionnaire tout en faisant l’histoire de la Révolution, Mercier renonce à la neutralité historiographique et mobilise des procédés typiquement romanesques pour créer un effet esthétique et émouvoir le lecteur. Le romanesque devient ainsi l’un des vecteurs du sublime et du pittoresque que l’on cherche désormais à conférer à l’histoire.
EN :
Even though Louis Sébastien Mercier has dealt with poetic questions in De la literature and Du theatre, the urban panorama he draws in the Tableau de Paris (1781-1788) gives him a pretext to think further about the social function of literature and about the ways that aesthetics can be modernized. Here and there, Mercier talks about the novel, but this genre is almost never considered specifically. Mercier’s discourse on the novel is indeed very general and it is closely related to his discourse on drama. Nevertheless, as the years pass and as the volumes of the Tableau grow in number, the novel becomes more and more important in Mercier’s critical discourse. It is mostly around the question of style that the theoretical discourse on novel is articulated. Fictional style appears as a model of literary effectiveness as it is the more likely to create an intimate connection between the author and the reader as well as a sentimental chain through which the work can have a true effect. After the 1789 Revolution, Mercier continues the project of the Tableau de Paris in Le nouveau Paris (1799), a work that aims to portray Parisian life in the 1790’s while outlining one of the first histories of the Revolution. In this work, the theoretical discourse on novel disappears, but it is reinvested in the heart of the narrative. In several passages of the Nouveau Paris, Mercier parts with the neutrality required by historical discourse and embraces stylistic procedures that are normally associated with the novel. Mercier’s goal is not merely to inform his readers of the events of the Revolution but to create an aesthetic effect that profoundly touches the reader. Fiction is therefore considered as a vehicle for the picturesque and the sublime that the author wishes to pass on through the narrative of this astonishing History that has become a source of aesthetic emotion.
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Les égarements de l’imagination, ou le roman raisonné de Philippe-Louis Gérard
Pierre-Olivier Brodeur
p. 43–61
RésuméFR :
L’article examine le discours religieux sur le roman tel qu’il se manifeste dans un roman édifiant de la fin du xviiie siècle, Le Comte de Valmont, ou les égarements de la raison (1774), de l’écrivain antiphilosophique Philippe-Louis Gérard (1737-1813). Ce roman épistolaire est une des rares oeuvres de l’époque à critiquer aussi violemment le genre romanesque. Loin de se cantonner aux traditionnelles attaques sur la moralité du roman, la critique de Gérard insiste particulièrement sur les effets pernicieux de l’imagination telle que l’exploite le roman, laquelle opère une distorsion dans l’esprit du lecteur qui en vient à confondre le réel et l’imaginaire. Pour Gérard, l’imagination est ainsi non seulement la source des passions, mais également l’ennemie de la raison qui seule peut atteindre la vérité, c’est-à-dire les dogmes fondamentaux du christianisme. En mettant de l’avant une conception de l’imagination réduite à une puissance qui égare la raison, Gérard s’oppose à une longue tradition de penseurs qui, d’Aristote à Pascal en passant par Montaigne et François de Sales, ont réservé à l’imagination une place légitime dans les processus cognitifs. Son roman Le Comte de Valmont manifeste ce rejet complet de l’imagination par l’exploitation d’une poétique de la raison : l’oeuvre est structurée en fonction des thèmes abordés et des discussions philosophiques et théologiques qui sont les véritables moteurs de l’action dans le roman. Le cas de Gérard permet ainsi de constater que le débat sur le roman doit être envisagé comme une partie intégrante de débats plus larges, qui mettent en cause le potentiel cognitif de la fiction narrative et, plus généralement, le rapport de l’homme à la vérité.
EN :
The article examines the religious discourse on the novel as it manifests itself in an edifying novel of the late eighteenth century, Le Comte de Valmont, ou les égarements de la raison (1774), written by the “antiphilosophe” author Philippe-Louis Gérard (1737-1813). This epistolary novel is one of the few works of the time to criticize with such violence the novelistic genre. Far from being confined to traditional attacks on the morality of the novel, the criticism of Gérard puts particular emphasis on the pernicious effects of imagination as exploited by the novel, which operates a distortion in the mind of the reader who then confuses the real and the imaginary. For Gérard, the imagination is thus not only the source of passions, but also the enemy of reason which alone can attain the truth, that is to say the fundamental dogmas of Christianity. In putting forward a conception of imagination reduced to a power misleading reason, Gérard opposes a long tradition of thinkers, from Aristotle to Pascal, Montaigne, and François de Sales, that reserved to imagination a legitimate place in cognitive processes. His novel Le Comte de Valmont manifests the complete rejection of imagination by the exploitation of a poetic of reason. The work is accordingly structured by the themes and philosophical and theological discussions that are the true narrative motor of the novel. The case of Gérard shows that the debate on the novel must be seen as an integral part of wider debates that involve the cognitive potential of narrative fiction and, more generally, the relationship of man to truth.
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La formation du lecteur de romans : héritage classique et culture de la fiction dans l’enseignement des belles-lettres au xviiie siècle
Michel Fournier
p. 63–79
RésuméFR :
En abordant la question de la formation du lecteur de romans au xviiie siècle, cet article cherche à montrer que l’héritage de la poétique classique, qui traverse l’enseignement des belles-lettres et le discours critique sur le roman, est non pas un frein au développement de la forme romanesque, mais un élément essentiel dans le développement de la culture du roman. Si le roman occupe une place marginale dans l’enseignement des belles-lettres, sa lecture n’y fait pas moins l’objet d’une certaine forme d’initiation dans le cadre de la transmission d’une culture plus vaste de la fiction. À travers la lecture de genres comme l’épopée et surtout la fable, le lecteur développe des pratiques qui intégreront, par la suite, la forme romanesque. Loin d’être les échos d’une poétique dépassée, les références à ces formes et à la poétique classique dans le discours sur le genre romanesque contribuent à ce transfert d’horizon de lecture. Équivalent de la formation « scolaire » moderne, cette formation des lecteurs est un préalable à la revendication d’une lecture romanesque plus autonome, qui accompagne l’affirmation du genre.
EN :
This paper focuses on the question of the education of the novel’s readers in Eighteenth Century. It aims to show that the important echoes of French classical poetics in the critical discourse on the novel, far from slowing the development of this genre, were a significant factor in the development of a novelistic culture. Even though the novel occupies only a marginal position in the “official” poetics of the time, the novel’s readers develop their practices trough the study of more classical genres, for instance epics and fables. The numerous references to these genres and to classical poetics in the critical discourse on the novel are not echoes of the past, but rather mediations of the present that generate the integration of the novel in the reading practices developed through the studies of other genres. This education plays a major role in the development of a more subjective type of reading, and in the affirmation of the novel in Eighteenth Century.
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L’intérêt romanesque et les aventures poétiques de Jacques le fataliste
Jan Herman
p. 81–100
RésuméFR :
Pour Jan Herman, l’autoréflexivité dans Jacques le fataliste se traduit par trois aventures poétiques intimement liées. Tout d’abord, le récit de Diderot met en évidence le difficile équilibre entre l’arbitraire d’une liberté sans limites que possède le romancier et la nécessité de respecter les contraintes du code légué par la tradition. La figure d’autoréflexivité est ici la métalepse. Ensuite, le discours diderotien réfléchit sur la nécessité de fonder l’autorité du texte sur sa possibilité matérielle moyennant un « récit génétique ». La figure d’autoréflexivité est ici l’ironie. La gourde de Jacques se trouve au centre d’une troisième aventure, qui concerne l’inspiration. À travers la figure de la dive bouteille, le récit évoque une culture de l’ivresse à laquelle il ne peut participer que par une mise en abyme qui la rend irrécupérable.
EN :
For Jan Herman, the self-reflexivity in Jacques the Fatalist takes the form of three closely related poetic adventures. First of all, Diderot’s text highlights the difficult equilibrium between the arbitrariness of the author’s unlimited freedom and his commitment to the constraints of a code passed on by tradition. Here, the self-reflexivity takes the form of metalepsis. Secondly, Diderot’s discourse reflects on the obligation to found the authority of the text on its material possibility by means of a “genetic narrative.” Here, the self-reflexivity takes the form of irony. Jacques’ flask is the pivot around which the third adventure, concerning the notion of inspiration, revolves. Through the figure of the Sacred Bottle, the narrative evokes a culture of inebriation in which it can only participate by means of a mise en abyme which renders it irretrievable.
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« De si solides bagatelles » : réflexions et représentations romanesques chez le chevalier de Mouhy
Ugo Dionne
p. 101–128
RésuméFR :
Lorsqu’on tente de dégager la « conception » qu’un romancier du xviiie siècle propose du roman, trois différents objets s’offrent à l’analyse. Au-delà du discours critique plus ou moins explicite que l’écrivain articule sur le genre, il faut s’intéresser à sa manière d’en thématiser la lecture et les effets, ainsi qu’à sa pratique elle-même : on ne s’occupe plus alors de ce qu’on dit du roman, ou de ce qu’on lui fait faire dans les seuls termes de la fiction, mais bel et bien de ce qu’on en fait. Le présent article cherche à vérifier cette hypothèse des « trois romans du romancier » à partir de l’oeuvre du chevalier de Mouhy, contemporain relativement marginal de Marivaux et de Prévost. Sur la valeur morale du roman, sur son rôle dans l’éducation des jeunes lecteurs, sur ses conséquences psychologiques à court ou plus long termes, sur les rapports du genre à l’histoire et à la réalité, comme sur sa propre place dans la littérature de son temps, l’auteur de La mouche et de La paysanne parvenue adopte des positions multiples et paradoxales ; on peinerait à dégager un Mouhy adversaire ou apologiste du roman, si ce n’était de l’évidence pléthorique de sa production, qu’on peut assimiler à une vaste et inconditionnelle affirmation romanesque.
EN :
When literary historians try to identify an eighteenth-century novelist’s “opinion” on the the novel, they must take three different objects into account: first, there are the novelist’s critical remarks, comments and asides about prose fiction; then, there is the way novels and their consumption are portrayed in the fiction itself; finally, one must consider what the novelist does with the novel — for example, the manner in which he positions his tales inside or outside the genre. This model is applied to the works of Charles de Fieux, chevalier de Mouhy, an exact contemporary of Prévost, Marivaux and Crébillon fils. Whether it is regarding the morality of novels, their influence on young readers, their psychological effects, their relationship with history and reality, or the novelist’s own place among his contemporaries, Mouhy can be ambiguous, even paradoxical; it would be difficult to determine if he is for or against the novel, but his enormous novelistics output is, in itself, a clear position in favour of the genre.
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La production littéraire de la barbarie : épidémiologie romanesque et dynamique de l’esprit public dans Monsieur Oufle de Laurent Bordelon
Yves Citton
p. 129–148
RésuméFR :
Et Laurent Bordelon (1653-1730) et le protagoniste de son Histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle (1710) occupent chacun une position d’excentrique au sein de notre histoire littéraire. Cette double marginalité nous invite à revisiter l’articulation entre littérature et barbarie. Le personnage donne l’exemple d’une barbarie à la fois érudite et bestiale, au terme de laquelle la littérature peut faire de l’homme un loup-garou pour l’homme. L’auteur dénonce cette barbarie en s’exilant des conventions littéraires, en se faisant lui-même un barbare incapable de parler la langue commune du récit. L’analyse détaillée d’un épisode de cet antiroman pose non seulement la question de savoir comment on peut devenir loup-garou, alors même que nous savons que les loups-garous n’existent pas. Elle nous pousse surtout à nous demander ce que c’est qu’un « esprit », aussi bien à l’échelle de l’individu qu’à celle du public. On en conclut que l’esprit relève non d’une psychologie, mais d’une médiologie : l’antiroman de Monsieur Oufle nous aide à voir que notre esprit consiste en une circulation médiatique, et que la littérature, telle qu’elle a pris sa forme moderne un siècle après la parution de ce texte, n’a fait qu’approfondir le besoin obstiné qu’éprouvait Bordelon de résister à cette circulation en l’évidant de toute crédibilité.
EN :
Both Laurent Bordelon (1653-1730) and the main character of his History of the Ridiculous Extravagancies of Monsieur Oufle (1710) occupy an eccentric position within our literary history. This double marginality invites us to revisit the articulation between literature and barbarism. The protagonist illustrates an erudite and yet bestial barbarity, whereby literature can turn each of us into a werewolf to our fellow-human. The author denounces this barbarity by exiling himself from literary conventions, by practicing countless narrative barbarisms as if he were incapable of speaking the proper language of the novel. Through a detailed analysis of an episode from this anti-novel, this article attempts better to understand what is an esprit (spirit, mind, ghost, wit). It concludes that both our individual and our public minds are made of “mediatic spirits.” The anti-novel of Monsieur Oufle helps us envision more clearly the mediatic circulation which constitutes our mind. It also helps us understand how literature, as it has emerged in its modern form one century after the publication of this text, only deepened Bordelon’s uncanny attempt to eviscerate it from any form of credibility.
Exercices de lecture
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Une cloche sans battant. Le Journal de deuil de Roland Barthes
Ilai Rowner
p. 151–166
RésuméFR :
Cet article propose de réfléchir à la manière de lire le Journal de deuil de Roland Barthes, paru en 2009 aux Éditions du Seuil. S’agit-il simplement d’un journal intime et d’un travail biographique ou bien s’agit-il d’une oeuvre littéraire fragmentaire, seule manière possible pour Barthes d’écrire un « monument » de reconnaissance à sa mère ? S’agit-il des notes préparatoires pour La chambre claire (1980) ou bien d’une partie importante d’un roman à venir ayant le titre de Vita Nova ? Ces questions sont essentielles dans la mesure où elles sont censées répondre à l’usage que l’on doit faire de ce texte. Elles déterminent la manière par laquelle on peut le lire et le comprendre, voire apprécier la valeur du Journal de deuil de Barthes. Dans ce contexte, nous avons essayé de défendre l’idée que le Journal de deuil est un « événement littéraire » singulier, un cas riche en éléments pour une lecture critique qui cherche les traces d’écriture d’un événement indéfini qui est en train de se produire. Il s’agit donc d’une lecture qui est attentive à la manière dans laquelle la rupture et la transformation réelles à la suite de la mort de la mère reçoivent une configuration imaginaire dans l’écriture du journal en tant que promesse absolue de la « seule région de la noblesse » qu’est la littérature.
EN :
This article suggests a critical reading of Roland Barthes’ Journal de deuil (Paris, Éditions du Seuil, 2009). It raises the question whether this text is just a personal diary or should it be considered a fragmentary conception of literary oeuvre which may have been Barthes’ only way of writing a “Monument” to his mother. Is the value of this text that it can be considered as collected notes leading to the writing of La chambre claire (1980) or is it really part of a future novel, Vita nova, which Barthes eventually never wrote? These questions are crucial to the understanding and appreciation of this text. I have tried to argue that Barthes’ Journal de deuil constitutes a singular “literary event,” a specific case rich in elements for a criticism that observes the written traces of an undefined event which is in the process of occurring. Thus, my reading offers a close examination of the manner in which the moment of rupture and transformation, following the death of Barthes’ mother receives an imaginative configuration in the writing of the journal by way of an absolute promise of the “only region of nobility” which is literature.
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Les Bienveillantes et les limites de la littérature
Cosmin Toma
p. 167–180
RésuméFR :
Au lieu de chercher à contourner la proscription qui pèse sur les représentations littéraires de la Shoah, Les Bienveillantes de Jonathan Littell se précipite à la rencontre du scandale médiatique en prenant le parti de la transgression. Or cette transgression n’est pas une simple « pornographie de l’horreur », puisqu’elle se donne également pour objet d’explorer les limites de la notion de littérature, qui revêt une importance primordiale pour l’auteur et pour son roman. L’« espace littéraire » devient, dans Les Bienveillantes, singulièrement apte à accueillir une âpre confrontation entre esthétique et historiographie, notamment en musicalisant la structure de la bureaucratie nazie, qui devient ainsi l’un des moteurs formalistes du récit lui-même. Cette contamination du réel par le littéraire donne également lieu à une recherche de la vérité qui exalte l’invraisemblance pour mieux dire les limites des disciplines du savoir (notamment l’historiographie) au nom d’une rupture de l’histoire qui serait la vérité même de la Shoah. Ce « dis-cours », sensible tout au long du roman, se place sous l’égide d’auteurs tels que Georges Bataille et Louis-Ferdinand Céline, mais c’est surtout Maurice Blanchot qui semble avoir le plus fortement influencé Les Bienveillantes. En effet, non seulement Blanchot est-il cité dans le roman, mais on y retrouve également de nombreuses traces de la pensée blanchotienne du « mourir », telle qu’elle s’expose dans Le pas au-delà. Les gestes transgressifs et délibérément sadiens qui traversent le roman d’un bout à l’autre se révèlent ici être indissociables d’une conception dont Blanchot est le garant littéraire : l’écriture comme proximité, voire expérience de la mort de l’autre, ainsi que de la mort comme Autre. Ainsi, la transgression opérée par Les Bienveillantes se révèle être à l’origine de la force proprement éthique du roman.
EN :
Instead of circumventing the ban that weighs down on literary representations of the Shoah, Jonathan Littell’s The Kindly Ones charges headfirst into controversy by way of transgression. Yet Littell’s transgressive aims are not to be mistaken for “pornography of horror,” as they also seek to explore the very limits of a concept that is of utmost importance to the author and his novel: literature. Indeed, in The Kindly Ones, the “space of literature” becomes the locus of a fierce debate between aesthetics and historiography. For example, the novel expressly ‘musicalizes’ Nazism’s bureaucratic structures, turning them into formalist narrative devices that operate an aesthetic contamination of reality. A quest for truth nevertheless arises in the process, yet one that is paradoxically grounded in unlikelihood so as to better delineate the borders of knowledge-based fields such as historiography. Indeed, the novel suggests that the Shoah, which embodies a point of rupture in History, calls for a kind of writing whose quest for truth requires a break with historiography. This “dis-course,” palpable all throughout the novel, is indebted to writers such as Georges Bataille and Louis-Ferdinand Céline, but it is Maurice Blanchot who seems casts the longest shadow over The Kindly Ones. Beyond the fact that his name is repeatedly quoted in the novel, Littell’s writing also bears the mark of Blanchot’s notion of “mourir” (dying), especially as formulated in The Step Not Beyond. The deliberately transgressive and Sadian gestures that define The Kindly Ones turn out to be inseparable from a conception of whom Blanchot is the literary godfather: writing as nearness to, even experience of, the death of the other, as well as death as Otherness. Thus, if The Kindy Ones seeks to transgress, this quest reveals itself to lie at the very heart of the novel’s ethical impact.