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Saint-Denys Garneau a écrit toute son oeuvre poétique entre vingt-deux et vingt-six ans, de 1934 à 1938. Un splendide élan s’est brisé en ce peu d’années ; Jacques Blais a fort justement placé sa poésie sous l’invocation d’Icare[1].

On aimerait pouvoir établir une chronologie fine, d’autant que cette période de création est si brève. L’état des manuscrits, souvent non datés, ne le permet pas, ni les transcriptions de plusieurs poèmes dans le journal ; même dans celui-ci, Garneau date irrégulièrement et de manière ambiguë[2]. On peut distinguer toutefois, de l’été 1935 à l’automne 1936, une période intense d’écriture suivie par la mise au point de Regards et jeux dans l’espace. Il est clair que cette plaquette n’est pas simplement un album mais un recueil composé. Garneau, qui croit alors préparer son premier livre, ne retient que le tiers, approximativement, des poèmes qu’il vient d’écrire, et ceux-ci font l’objet d’une révision qui consiste le plus souvent à les abréger. Une conception de la poésie se laisse entrevoir dans ces corrections. Le premier poème du recueil, composé au printemps ou à l’été 1935, est particulièrement éclairant à cet égard. En octobre de cette même année, Garneau cherche un titre au livre qu’il projette — c’en est la trace la plus ancienne — et il transcrit un premier choix de dix-neuf poèmes dont six seulement seront finalement retenus, parmi lesquels celui-ci. Il comportait alors un titre et une première strophe qui auront disparu dans Regards et jeux dans l’espace :

 Restless

J’ai perdu la chose que j’étreins

Tout ce que tient ma main s’échappe

À travers l’écartement inguérissable de mes doigts[3].

Leur suppression ne s’explique pas par des raisons stylistiques au sens étroit du terme. Elle ouvre le sens et porte le propos sur un plan général. La lecture biographique à laquelle ils invitaient devient impossible. Ils évoquaient, avec un certain pathétique, un malaise psychologique qui se traduisait en un état d’agitation et d’anxiété, selon la double acception du mot anglais « restless ». La version définitive, allégée, décrit un état certes paradoxal, mais tout pathos en a disparu :

Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise

Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste

Immanquablement je m’endors et j’y meurs.

Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches

Par bonds quitter cette chose pour celle-là

Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux

C’est là sans appui que je me repose.

Oe, 10

Placé en tête du recueil, ce bref poème prend désormais valeur d’art poétique, ce que confirment les quatre qui suivent dans la section « Jeux ». L’opposition entre le « fauteuil où l’on reste » et le torrent qu’on traverse « par bonds » suggère une manière d’être et une morale. La tonalité sombre de la première version s’éclaircit et les deux derniers vers disent une libération. Le propos est dépersonnalisé ou plutôt, risquons un néologisme, « impersonnalisé ». C’est un geste lourd de conséquences pour l’interprétation de l’ensemble du livre : Garneau élimine ce qui autoriserait une interprétation d’ordre biographique ou psychologique. La poésie est liée à la personne du poète autrement que par les aspects anecdotiques de sa vie. Une réflexion que Garneau note, entre deux des poèmes qu’il transcrit alors, éclaire cette distinction :

Parfois, quand j’écris, [j’ai] l’impression que ces choses sont vraies, mais non pas immédiatement ; qu’elles sont vraies ailleurs dans ma vie.

Oe, 425. L’ajout des éditeurs, entre crochets droits, n’est peut-être pas indispensable

La vérité du poème est « ailleurs ». J’y reviendrai. Considérons d’abord la suite des événements qui amèneront Garneau, en quelques mois, à renier le recueil qu’il vient à peine de publier. C’est dans ce rejet qu’on peut le plus nettement saisir l’exigence éthique qui fonde sa poésie.

Immédiatement après la publication de Regards et jeux dans l’espace, il réagit en jeune auteur : il se réjouit d’avoir publié, il envoie son livre à des critiques et à ses amis. Une lettre à André Laurendeau, datée du 18 mars 1937, donne à lire sa satisfaction, tempérée de réserves qui ne font que la mettre en relief :

Ma plaquette de poèmes vient de paraître. Je t’en fais parvenir un exemplaire. Je n’en suis pas mécontent. […] Je découvre maintenant plusieurs imperfections, mais je me suis fait la main, et pour mes prochains livres, si je persiste, je serai mieux préparé. […] [C]’est assez inégal ; il y a souvent des mollesses. Mais je crois que cela amorce de façon assez définie ma façon particulière de voir et de sentir et de rejoindre la réalité. Ce livre est bien de moi[4].

Il spécule ensuite, en auteur qui espère le succès, sur les réactions des critiques :

Heureusement, la critique, autant que j’ai pu voir, va m’être sympathique. Ce n’est pas une petite chance pour un livre d’un aspect un peu nouveau. Albert Pelletier m’a écrit des lettres bien sympathiques, malgré de grandes réserves pour la forme ; il refuse le vers libre, d’une façon générale. Henri Girard, du Canada, est enthousiaste ; peut-être un peu trop ! J’ai envoyé mon livre à Grignon. S’il en parle, ça va être « Boum ! » d’un côté ou de l’autre[5] !

Quelques jours plus tard, dans une lettre à Claude Hurtubise, il se demande si l’article hostile de Grignon, qui a paru entre-temps, ne va pas « activer la vente[6] ». Rien ne permet de prévoir le revirement qui va se produire à brève échéance. Quelques mois plus tard, Garneau fait retirer du commerce son recueil et, sans qu’on puisse savoir exactement à quelle date — vraisemblablement au cours de l’hiver 1938, alors qu’il n’a pas atteint vingt-six ans —, il cesse d’écrire des poèmes. En janvier 1938, il écrit à Claude Hurtubise qu’il a failli « céder à la tentation de paraître » en envoyant quelques poèmes à La Relève, mais qu’une « sorte d’illumination intelligente, un sursaut de conscience » l’en a détourné et « qu’on ne l’y prendra plus[7] ». On trouve quelques entrées dans le journal, sporadiques, jusqu’à la fin de janvier 1939, et la correspondance se poursuit jusqu’en juillet 1941, après quoi il semble ne plus avoir écrit quoi que ce soit[8]. Il vient alors d’avoir vingt-neuf ans. Garneau s’est détourné de la poésie. Pour quelles raisons ?

Écartons certaines explications faciles. Le Journal et la correspondance portent parfois les traces d’un état dépressif. Des amateurs ne se sont pas privés de psychanalyser Saint-Denys Garneau, à distance, par divination sans doute. Comme le notait Jacques Brault, « la poésie a fini par ne plus servir qu’à illustrer des rapports d’examens cliniques où psychologie, sociologie et morale s’en donnèrent à coeur joie[9] ». Garneau, qui avait lucidement conscience de son état, avait pourtant noté :

Le point de vue « maladie » est insuffisant. Je l’ai toujours senti et c’est pourquoi je n’ai jamais accordé d’importance à mon état physique, sauf quand je cherchais des prétextes. Les maladies mentales, par exemple, sont causes de certaines réactions. Mais elles sont à base d’autres causes lesquelles ne cessent de transparaître dans ces réactions mêmes.

Oe, 543

On aimerait que certains critiques, qui semblent s’imaginer que la littérature a pour fonction de combattre le jansénisme, de promouvoir la santé et de prêcher l’amour de la vie, se soient souvenus de cette page.

Garneau s’est expliqué à lui-même les raisons qui l’ont amené à se détourner de la poésie. Elles éclairent en profondeur ce qui l’avait incité à écrire et ce qu’il attendait de ses poèmes. Dans une longue entrée du Journal datée du « Mardi gras 1938 », qui tombait cette année-là le 1er mars, Garneau se livre à une critique radicale de ses poèmes (Oe, 556-558). C’est une page extraordinaire, dont je ne connais aucun équivalent ; aucun autre poète, que je sache, ne s’est retourné si violemment contre sa poésie pour la dénoncer comme une imposture. Elle va au-delà du dédain si mystérieux de Rimbaud pour ses poèmes, dont il n’a jamais pris la peine de s’informer après qu’il s’en est détourné, au-delà d’Une saison en enfer dont la splendeur littéraire dément à chaque ligne le refus qui s’y manifeste. Garneau juge sans appel ce qu’il a écrit, pour lui-même, dans une page qu’il ne destinait d’évidence pas à la publication. Les raisons qu’il allègue dans ce réquisitoire suggèrent une poétique qui requiert toute notre attention. Elles imposent au poème des exigences éthiques et intellectuelles qui justifient l’immense investissement qu’un poète consent et qui donnent un contenu à l’affirmation — le plus souvent extravagante et dépourvue de fondement — que la poésie « dit l’essentiel ».

« Qu’y a-t-il de nécessaire dans tout ce que j’ai écrit ? » (Oe, 557) se demande Garneau. Une telle question va d’emblée au coeur d’un débat qui traverse notre culture. La poésie n’est-elle qu’un jeu sans conséquence et le poète n’est-il qu’un bouffon prétentieux, ou porte-t-elle « un sens plus haut », comme on dit couramment, inaccessible par les voies ordinaires du discours ? La critique platonicienne, on le sait, renvoyait la poésie à l’ignorance, à la gratuité et à la vanité : de tous les interlocuteurs de Socrate, le rhapsode Ion est sans doute le plus niais, celui qui se laisse le plus facilement enfermer dans les contradictions de ce qu’il prétend être. On se souvient que Socrate finit par lui concéder ironiquement qu’il doit être un personnage divin puisqu’il faut qu’un dieu parle par son truchement, sans quoi son poème n’aurait pas la moindre valeur tant il est ignorant[10]. Par un des contresens que prodigue l’histoire des idées, on a trouvé dans cette concession socratique le fondement d’une théorie de l’inspiration qui est une des grandes élaborations intellectuelles de la Renaissance et dont le surréalisme, par l’écriture automatique, porte encore la trace. Selon cette théorie, un paradoxe fonde la poésie : le poète peut être ignorant, léger, vain, ne pas penser à ce qu’il écrit, comme le lui impose l’écriture automatique, mais son oeuvre atteint des régions de la vie mentale, des zones de sens auxquelles n’accède aucun autre langage.

Garneau ne s’arrête pas un instant à ce paradoxe, ni à la critique platonicienne. La question de la nécessité de la poésie renvoie à celle de son fondement : de quoi tient-elle son existence ou sa raison d’être ? Les raisons que Garneau allègue pour écarter la plupart de ses poèmes — il en retient moins de dix entre tous ceux qu’il a écrits — permettent de le saisir comme en creux :

Pompage illégitime, verbeux et la plupart du temps mensonger, hasardeux. La première partie de mon livre n’a en moi aucune réalité véritable : c’est une flatterie en portrait. […] Un romantisme tragique qui ne peut que tromper, qui le voulait peut-être. […] illisible […] un délayage infâme […] exploitation d’une petite sensation. Dans tout cela, je me parais des plumes du paon, à quoi je n’avais aucun droit ; je donnais le change en revêtant d’un aspect brillant un vide absolu.

Oe, 557-558

Le poème est lié à la personne du poète, sa valeur procède de la qualité d’être de son auteur : « la première partie de mon livre n’a en moi aucune réalité véritable ». Chaque mot porte : « en moi », « réalité », « véritable ». Le poème émane de son auteur, de son être authentique qu’il traduit en vérité. Il est signé, dans l’acception la plus forte. Sa vérité naît d’une relation transparente avec l’être du poète : son « aspect » doit être identique à sa substance, il ne peut mentir, flatter, tromper, se parer des plumes du paon, donner le change. La qualité de l’expression, c’est-à-dire la clarté (par opposition à l’« illisible »), la sobriété (par opposition au « verbeux », au « délayage »), la spontanéité (par opposition au « pompage », à l’« exploitation »), atteste cette vérité. À cette condition, le poème cesse d’être « hasardeux », il devient nécessaire.

Il ne s’enferme toutefois pas dans le solipsisme parce que le poète entretient avec la réalité une relation que Garneau symbolise par « une certaine figure géométrique » :

Une sphère traversée d’une droite ou plutôt d’un courant. La sphère représente l’être en soi, ou plutôt tel qu’en lui-même, selon l’équilibre de ce qu’il reçoit proportionné à ce qu’il peut assimiler. Équilibre naturel. Une disproportion entre l’avidité et la faculté d’assimilation, entre la culture et l’être, entre « l’être » et le « vouloir-avoir » détruit la forme parfaite de la sphère, la bouleverse, la dissout : vice.

Oe, 556-557

L’être tel que se le représente Garneau est un lieu d’échanges dont la perfection tient à l’équilibre, à la proportion entre ce qui le traverse et sa forme propre — équilibre « naturel », entendons donné, spontané, non forcé (on retrouve ici la condamnation du « pompage », de l’« exploitation »). Tout ce qui va au-delà — le « vouloir-avoir », « l’avidité » — rompt cet équilibre.

Une autre de ces figures géométriques que Garneau aimait, celle du prisme, permet de préciser, de façon positive cette fois, la relation que le poète entretient avec son oeuvre :

C’est par le poète que se réalise ce mystère du poème, être organique, création vivante, splendeur intelligible. Il est le prisme. Il est au-dessus, il est en dehors, il est au-dedans. C’est en le contenant que les mots, grâce à de magiques relations, font rayonner sa présence au-dessus : cette unique touche de la main qui fait l’accord.

Oe, 487

Cette image dit le rôle actif du poète : le prisme décompose en ses éléments la lumière qui le traverse, il en révèle la splendeur d’arc-en-ciel, sa présence « rayonne » dans les mots. La poésie est fondée en vérité. Mais il ne s’agit pas tant d’une vérité abstraite ou conceptuelle que d’une présence, qui est telle qu’elle paraît et à laquelle on peut par conséquent donner un assentiment sans réserve. Le poème révèle le poète, qui s’y accomplit en dévoilant la réalité qui le traverse. Une telle conception de la poésie, qu’on pourrait dire ontologique, impose au poète une exigence qui l’atteint au plus intime. Il s’avance sans autre preuve que ce qu’il produit.

Seul le regard des autres peut le lui renvoyer. Son poème s’accomplit dans l’échange avec les autres ; leur assentiment l’avère, leur silence ou leur refus l’annule. Une note du journal, datée du 1er juin 1938, « Perspective pour que le poète soit accepté », prend la forme d’une question angoissée :

Le poète n’est pas un homme autrement que les autres. Il n’est pas un dépareillé, une sorte de raté qui perd son temps à des constructions stériles, à des complaisances. Pourquoi ne le reconnaît-on pas pour frère ?

Oe, 583

Si on s’en remet à la biographie de Garneau, cette question peut sembler injustifiée. Regards et jeux dans l’espace a fait l’objet d’une réception critique considérable et presque unanimement favorable. Garneau ne pouvait l’ignorer : il établit dans son journal, en 1938, une liste de onze articles dont son livre a fait l’objet. On ne peut parler d’un accueil négatif ni même mitigé : l’éloge domine nettement. Son angoisse et le rejet de sa poésie dans une autocritique dévastatrice ont une autre source. Le poète doit aussi trouver en lui-même, et non seulement dans l’accueil des autres, la confirmation de ce qu’il a écrit. Une note sans date du journal, antérieure à mai 1937, donc écrite peu après la publication de son livre, formule cette exigence :

Mon livre ne peut exister puisque je n’existe pas. Il ne peut sans mentir avoir de grandeur et d’originalité. Ou bien il paraît ce qu’il est, si faible qu’il n’est rien : ça n’est pas de la poésie. […] Il donne le change sur le néant.

Oe, 496-497

Garneau postule une équivalence absolue entre le livre et son auteur. Le poème procède de l’être de son auteur ; de là naît sa vérité. On ne saurait toutefois confondre celle-ci avec une banale expression de soi ni avec une sincérité superficielle que le cours ordinaire d’une vie permettrait de vérifier. Cela ferait obstacle à une vérité plus fondamentale, d’ordre ontologique : « ces choses sont vraies, mais non pas immédiatement ; […] elles sont vraies ailleurs » (Oe, 425). Une note lumineuse sur la franchise, datée du 4 janvier 1938, permet de le comprendre :

Que la franchise est une vertu ontologique, je veux dire une qualité affectant l’être et dont on est riche ou pauvre naturellement.Elle n’est pas seulement cette attitude qui superficiellement consiste à dire la vérité et éviter le mensonge.

Elle est plus profondément la qualité et comme la sonorité que rend l’être en réponse au choc de l’extérieur. Elle relève d’une certaine consistance et solidité, détermination de l’être.

Oe, 545

On trouve ici la définition la plus précise du poème tel que le conçoit Saint-Denys Garneau : « la sonorité que rend l’être au choc de l’extérieur ». Le poème authentifie la qualité d’être de son auteur, ou il dénonce son vide intime. Le processus que j’ai désigné tantôt par le néologisme d’« impersonnalisation », à partir de l’examen des variantes du premier poème de Regards et jeux dans l’espace, ne contredit pas la présence du poète dans son oeuvre ; il en est la condition en cela qu’il écarte les traits superficiels ou anecdotiques de sa personnalité afin que sa personne, son être fondamental, puisse se manifester ou, si on peut reprendre la métaphore de Garneau, « résonner ». C’est à cette condition que poésie et vérité peuvent coïncider.