Résumés
Résumé
L’étude de l’histoire du roman montre que, au contraire de la plupart des propositions théoriques formulées par les philosophes, le rieur n’est jamais séparé de son objet. Le personnage romanesque qui rit ou prend conscience de la nature risible de sa vie se trouve toujours engagé par le fait que cela même qui fait l’objet de son rire ne lui est pas indifférent, qu’il le concerne toujours de quelque manière, et qu’il ne peut donc pas jouir pleinement de la distance comme le ferait un spectateur devant une représentation comique. Il est lui-même partie prenante de ce théâtre, de cette vie qui se veut théâtre. C’est pourquoi le rire que le personnage fait entendre, qui d’ailleurs est peut-être le rire découvert par le roman, ou le mieux représenté par lui, n’est jamais un rire « plein », univoque — comme le rire de la farce ou le rire de l’extase —, mais un rire hésitant, double, qui ne manque jamais de souligner l’écart entre la pensée et l’agir, entre le désir de se détacher du monde pour se mieux comprendre et le besoin irrémédiable d’y vivre. C’est à cette découverte que nous convie, de manière exemplaire, Belle du Seigneur d’Albert Cohen.
Abstract
A study of the history of the novel reveals that, contrary to most theories expounded by philosophers, laughter is never distinct from its subject. The character in the novel who laughs or senses the laughable nature of his life is implicitly aware of the personal nature of his laughter. Being part of it, he cannot wholly take pleasure in the same way as the spectator viewing the comedy from a distance. Instead he is cast and kin of this theatre of life unfolding. So the laughter that the character helps provoke, which may also be the laughter discovered or represented by the romance or novel, is never the outright laugh of the farce or of ecstasy, but rather a hesitant, even lukewarm laugh, caught in the divide between thinking and acting, between the desire to detach from the world so as to better understand it, and the irremediable need to live in it. Albert Cohen’s Belle du Seigneur invites us into this discovery in exemplary fashion.
Corps de l’article
Dans les premiers chapitres de Don Quichotte, les personnages qui croisent le chevalier errant sur leur chemin le considèrent d’abord comme un fou ridicule : l’aubergiste le voit comme un plaisantin, les marchands ambulants comme un illuminé, le paysan qui abuse du serviteur André et les bagnards comme un naïf, le curé et le barbier comme un sot dont il serait facile d’abuser. Tout se passe comme si don Quichotte allait être livré en pâture aux rieurs de tout acabit, lecteur et auteur compris. La « cervelle desséchée », en quête d’exploits, il affûte ses armes, se coiffe de son heaume de carton et se lance, sur le dos d’un cheval galeux, sur les routes de Castille. Le regard moqueur des autres personnages ne permet pas de douter : le rire fera une victime. Pourtant, en représentant les ridicules de don Quichotte, Cervantès parvient à donner au rire des personnages un sens plus paradoxal en même temps que plus humain. Alors que le rire des Anciens conviait à la violence et à la destruction et que le rire de la farce et du carnaval présidait au rabaissement et au renversement[1], c’est-à-dire à la séparation du rieur d’avec son objet, l’humour de Cervantès convie au rapprochement, voire à l’identification[2].
D’abord présenté comme un fou ridicule, don Quichotte prononce « un beau discours[3] » qui émeut les bergers réunis. Puis, à la suite d’un autre discours, situé au chapitre trente-huit, les auditeurs réunis dans l’auberge, qui jusque-là se sont moqués de lui sans vergogne, sont gagnés par un sentiment nouveau. En même temps que du mépris, ils ressentent de la compassion, car ils découvrent dans l’objet de leur moquerie quelque chose — de l’humanité ? de l’authenticité ? — qui ne peut être sacrifié. Don Quichotte apparaît soudain comme un être qui n’a pas encore tout à fait cédé à la folie et qui conserve, en dépit du ridicule de sa situation, un peu de lucidité. Celui qui n’était jusque-là qu’un étranger fantasque réunissant tous les attributs du bouc émissaire — c’est-à-dire, pour emprunter à René Girard[4], relevant du tout autre — devient l’un des leurs, un homme :
Ceux qui l’avaient écouté se sentaient à nouveau gagnés par la pitié en voyant qu’un homme, qui ne manquait pas de jugement et discourait si bien sur les sujets les plus divers, perdait complètement la tête dès qu’il était question de cette maudite chevalerie[5].
Les convives de l’auberge en viennent à douter de la folie du chevalier, en qui ils reconnaissent un compagnon possible :
Dans tout ce discours, don Quichotte s’exprimait en termes si clairs et choisis qu’aucun de ceux qui l’écoutaient ne l’aurait pris pour un fou ; au contraire, comme ils étaient pour la plupart des gentilshommes, et donc familiarisés avec le métier des armes, ils l’écoutaient avec grand plaisir[6].
Dès lors, les spectateurs ne cessent pas de rire, mais la pitié qui se mêle à leur rire instaure entre eux et l’objet de leur rire une ambiguïté qui rend circonspect : se pourrait-il qu’en riant de la maladresse de don Quichotte, ils soient en train de rire de leurs propres défaillances ?
Dans une étude pénétrante[7], Philippe Zard propose de considérer le personnage de Solal, héros de Belle du Seigneur (1968) d’Albert Cohen, comme le double moderne de don Quichotte. À partir d’une lecture attentive des incipit des deux romans, Zard met en évidence l’étonnante parenté entre les deux personnages. L’auteur constate que tous deux manifestent une « folie d’exception » et une « furie imitative » où Solal substitue à Amadis de Gaule, célèbre modèle du Quichotte, la figure du prince Wronsky, l’amant d’Anna Karénine. Zard note en outre que les deux héros placent leur aventure « sous le double signe d’une exigence transcendante et d’un désir individuel[8] » et qu’ils entretiennent un rapport intime avec la mémoire d’un passé révolu archaïque qu’ils cherchent à actualiser : si don Quichotte revêt la cuirasse rouillée de ses illustres ancêtres, Solal prend l’apparence du pauvre mendiant juif, condamné à l’errance, réminiscence du destin tragique de son peuple. Les différences entre les deux personnages n’échappent pas à l’analyse de Zard. L’objet de la quête, d’abord : alors que le désir de conquête de la femme est chez don Quichotte subordonné à la nécessité d’un combat livré contre le monde, chez Solal il se tient seul. La seule chose qui compte, pour lui, c’est de séduire Ariane, la « belle ». L’âge et l’apparence des héros, ensuite : tandis que don Quichotte est un homme d’âge mûr qui cherche, à travers l’aventure, à renouer avec la vigueur juvénile du chevalier, Solal est un jeune homme, beau et bien fait, dans la force de l’âge, qui cherche au contraire à échapper à sa nature conquérante, pour se « vieillir » prématurément. Ajoutons que si don Quichotte ne considère pas l’habit chevaleresque comme le moyen de travestir son identité, mais bien d’atteindre à une certaine forme d’authenticité, qui lui permet de correspondre enfin à l’idée qu’il se fait de lui-même, Solal, lui, est parfaitement conscient de sa feinte, de la comédie dans laquelle il s’est engagé.
Cette conscience de soi marque une autre différence fondamentale, qui concerne le rapport que chacun des personnages entretient à la fois avec lui-même et avec le comique de sa propre aventure. Alors que Cervantès tient don Quichotte à l’extérieur de la « conscience comique », celle dont témoignent les personnages qui assistent, médusés, à ses gesticulations loufoques, Cohen dote Solal d’une perplexité analogue à celle qu’éprouvent les rieurs de Cervantès, sauf que le soupçon, plutôt que de porter sur un objet extérieur, pénètre au sein même de sa conscience. Car si don Quichotte demeure étranger aux moqueries dont il est l’objet, s’il ne sait jamais rire de lui-même, Solal, quant à lui, aussi beau, grand et fort qu’il paraisse, ne peut jamais s’empêcher de voir le ridicule de l’aventure dans laquelle il se trouve plongé. Par le moyen du monologue intérieur et du discours indirect, Cohen donne au questionnement de son personnage une ampleur vertigineuse : il ne s’agit plus pour lui de savoir s’il peut rire ou non d’un autre, fût-il semblable à lui, mais de décider s’il peut rire de soi comme d’un autre, au point de se désolidariser de sa propre personne. La vie intérieure peut-elle, sans dommages, devenir le théâtre de l’affrontement entre la nécessité de l’autodérision et le besoin de demeurer solidaire de soi-même ? Dans Belle du Seigneur, les deux principaux personnages du roman de Cohen, Ariane Deume et Solal des Solal, la belle et le seigneur, sont en pleine idylle. Alors qu’Ariane s’y abandonne sans réserve, au point de perdre bientôt tout contact avec la réalité, Solal de son côté semble partagé entre sa conscience — qui ne cesse de lui rappeler le ridicule d’une situation dans laquelle entre pour lui une part d’hypocrisie — et le plaisir qu’il éprouve néanmoins à aimer cette femme et à en être aimé. Se mêlant à la conscience de son héros, le narrateur décrit ainsi la liaison :
Infinis entretiens, armistices d’amitié qui la rassuraient et lui étaient preuves que leurs liens étaient d’âme et non seulement de corps, délice toujours nouveau de parler d’eux-mêmes, de briller, d’être intelligents et beaux et nobles et parfaits. Deux comédiens occupés à se plaire, se produisant et paradant, pensait-il une fois de plus, mais peu lui importait, c’était exquis, et tout d’elle le charmait, et même son sourire d’enfant modèle devant le photographe lorsqu’il lui faisait compliment sur sa beauté, et même son parler genevois le charmait, ses septante et nonante. Il l’aimait[9].
Ce qui frappe, c’est le sens de l’autodérision dont témoigne Solal, qui lui permet de prendre part à l’action tout en manifestant vis-à-vis de lui-même et de son amante une certaine distance. Il s’agit d’un cas classique de dédoublement, qui permet de souligner l’écart entre la pensée et l’agir, un écart qui, si l’on s’en remet aux analyses de Lukács[10], représente l’un des traits constitutifs du personnage romanesque : en même temps qu’il comprend la nature dérisoire de son amour, Solal ne peut s’empêcher non seulement de prendre plaisir à ce qu’en lui-même il estime devoir dénoncer, mais d’en prendre son parti pour mieux replonger dans l’action : « peu lui importe », songe-t-il en définitive, « c’était exquis » et « il l’aimait ».
Un peu plus loin dans le roman, les registres sérieux et ironique se mêlent de nouveau et produisent un effet analogue. Au terme d’une longue parade nuptiale, alors qu’ils sont sur le point de s’embrasser, Ariane et Solal se contemplent : « Agenouillés, ils se souriaient, dents éclatantes, dents de jeunesse. Agenouillés, ils étaient ridicules, ils étaient fiers et beaux, et vivre était sublime » (BS, p. 506). Dans cet extrait comme dans le précédent, il peut être tentant de conclure que des deux registres mobilisés, c’est l’ironique qui l’emporte et détermine les modalités d’interprétation. Après tout, certaines formules présentent un caractère éculé, et la conclusion du roman, où les deux amants s’enlèvent la vie après que Solal a perdu son poste de haut fonctionnaire, qu’Ariane a quitté son époux Adrien et que tous deux se sont retirés du monde pour vivre leur passion hors de toute contrainte sociale, suggère que la conscience de Solal, qui ne cessait de le prévenir de la nocivité de sa liaison, a eu raison de lui. Pourtant, ces passages semblent également suggérer au sujet du rire une idée qui, nous semble-t-il, n’a pas encore été suffisamment appréciée par la critique. À savoir que le rieur n’est jamais entièrement détaché, dégagé de l’objet de son rire, qu’il lui est toujours, au contraire, lié. Lié, il l’est bien sûr par le fait de son appartenance à la condition humaine — quoi qu’il pense ou désire, le rieur n’est ni un dieu ni un démon. Surtout — qu’on nous permette l’emploi de cet adjectif aujourd’hui dévalué —, le rieur est « engagé » par le fait que cela même qui fait l’objet de son rire ne peut pas lui être parfaitement indifférent, et qu’il ne peut donc pas jouir de la distance comme le ferait un spectateur de théâtre, à qui la clôture rassurante de l’espace scénique permet de rire, pour paraphraser les termes aristotéliciens, en l’absence de toute douleur[11].
Le sentiment de la dérision n’y change rien : lorsque Solal se moque d’Ariane et de la passion qu’il partage avec elle, quand bien même il y voit une comédie, il ne peut faire abstraction du fait que c’est de sa propre vie qu’il est question, la seule vie qu’il lui soit donné de vivre et dont le rire ne lui permet jamais de prendre congé. Un autre passage illustre encore plus nettement le conflit qui se dessine chez Solal :
Elle aussi sans doute se savonnait en ce moment, pensait-il dans son bain. Enthousiaste de la voir bientôt, il ne pouvait pourtant s’empêcher de ressentir le ridicule de ces deux pauvres humains qui, au même moment et à trois kilomètres l’un de l’autre, se frottaient, se récuraient comme de la vaisselle, chacun pour plaire à l’autre, acteurs se préparant avant d’entrer en scène. Acteurs, oui, ridicules acteurs. Acteur, lui, l’autre soir en son agenouillement devant elle. Actrice, elle, avec ses mains tendues de suzeraine pour le relever, avec son vous êtes mon seigneur, je le proclame, fière sans doute d’être une héroïne shakespearienne. Pauvres amants condamnés aux comédies de noblesse, leur pitoyable besoin d’être distingués. Il secoua la tête pour chasser le démon. Assez, ne me tourmente pas, ne me l’abîme pas, laisse-moi mon amour, laisse-moi l’aimer purement, laisse-moi être heureux.
Sorti du bain qu’il avait fait durer longtemps pour abréger l’attente de la revoir, nu et de si près rasé pour elle, il dansait maintenant, dansait de la voir bientôt, à petits pas nobles et raffinés dansait à l’espagnole, une main sur la hanche, claquait des doigts de l’autre main, soudain tapait du talon ou mettait la main en visière pour follement apercevoir une bien-aimée, dansait ensuite à la russe, accroupi, lançait ses jambes l’une après l’autre devant lui, puis se relevait, frappait des mains, lançait un absurde cri guerrier, s’élançait, tourbillonnait, se laissait tomber en grand écart, se relevait, s’applaudissait de la voir tout à l’heure, se souriait, s’aimait, l’aimait, aimait celle qu’il aimait. Oh, il vivait, vivait à jamais !
BS, p. 479
Un tel passage met en évidence la conscience de la théâtralité, conscience qui revêt à l’aube de la modernité les apparences d’une découverte, voire d’une épiphanie, telle qu’on la retrouve dans certaines des plus grandes oeuvres dramatiques — celles de Shakespeare et de Calderon notamment —, mais aussi dans plusieurs des grands romans qui ont marqué l’histoire du genre. La découverte de cette conscience offre aux personnages — ceux de Laclos, de Stendhal, de Balzac, de Flaubert, de Proust — un double réconfort. D’abord un allégement : la vie conçue comme théâtre est délestée du poids du destin ou de la volonté des dieux, de ces forces qui menacent à tout moment d’écraser la parcelle d’individualité impartie au héros. Dans le monde envisagé comme théâtre, la vie perd en gravité : elle devient un jeu. En outre, la découverte de la théâtralité apporte un réconfort en ce qu’elle jette une lumière inédite sur les rapports sociaux et offre un nouveau cadre d’explication pour l’existence : celle-ci n’est plus seulement assimilable au déroulement d’un chemin, linéaire et univoque, elle devient un espace muni de multiples dimensions, propice non tant à des « aventures » qu’à d’innombrables échanges, interactions, dialogues et pensées.
À titre de sous-secrétaire général de la Société des Nations, fonction qui lui permet de témoigner de la mascarade qui régit le grand ballet diplomatique, Solal est, dans l’oeuvre de Cohen, le porteur de cette conscience de la théâtralité. Lui dont le modèle revendiqué est Dom Juan s’inscrit bel et bien dans la lignée des Valmont, Rastignac, Frédéric Moreau et autres Marcel. Mais Solal, à la fois produit et prolongement de ces grands personnages, ne vit pas la théâtralité comme une découverte qui viendrait éclairer l’ensemble de sa vie, ou comme l’occasion de s’affranchir des contraintes de la naissance et du rang. Cette conscience n’allège pas son existence ni ne lui offre d’explication satisfaisante, pas plus qu’elle ne se présente à lui comme un refuge d’où il pourrait, mi-amer mi-ironique, contempler sa vie. Elle apparaît plutôt comme une donnée constitutive, première, qui l’accompagne depuis toujours et, fait nouveau, comme une faculté qui en est venue à lui peser et dont il voudrait se libérer : « Assez, ne me tourmente pas, ne me l’abîme pas, laisse-moi mon amour, laisse-moi l’aimer purement, laisse-moi être heureux », dit-il. Certes, pour le personnage romanesque, la conscience de l’écart entre la pensée et l’agir se fonde sur l’expérience nécessaire, constitutive, de la comédie. Mais cette conscience est le signe le plus clair qu’une telle expérience demande à être dépassée : la vie n’est pas réductible à une simple comédie.
Le rire de Solal, sa conscience du ridicule, ne surgissent pas en fin de parcours, comme pour don Quichotte, dans un temps suspendu où le personnage jetterait sur sa vie un regard rétrospectif. Pour lui, d’une certaine manière, le voile est toujours déjà levé. L’intérêt de Solal réside plutôt dans le fait que son rire, que sa conscience ne peuvent lui servir de refuge, qu’ils ne le sauvent pas de sa propre vie, qu’ils ne lui offrent pas l’« anesthésie momentanée du coeur[12] ». À vrai dire, ce qui frappe dans son attitude, c’est qu’il a beau comprendre que son idylle avec Ariane est de l’ordre du manège, qu’il entre dans leurs jeux une part de ridicule, que leur aventure, dans la mesure où elle tourne à vide, revêt un caractère risible, il ne peut pourtant s’empêcher d’y prendre part, non par dépit ou en vertu d’une ironie supérieure, mais parce que cela lui procure un grand plaisir, parce que — et c’est là l’une des découvertes capitales de l’oeuvre de Cohen — la vie, le monde, ne sont pas réductibles à un théâtre, que la conscience de la théâtralité n’est pas le tout de la vie. La vie, la puissance des passions, l’élan de la jeunesse n’ont que faire de cette conscience, dont ils se moquent allègrement : à peine sont-ils touchés, entamés par elle. Si bien que Solal, en dépit ou à l’encontre de sa conscience, continue de vivre ses passions, d’aimer, de désirer, bref d’être pleinement humain.
En somme, le rire de Solal est un rire perplexe, qui produit autant de différence que d’identité, autant de distance que de rapprochement, un rire où se mêlent le mépris et la condamnation, mais où subsistent aussi une dose d’affection, un attachement pour cela même qu’il ne cesse de tourner en ridicule. Le rire perplexe n’est pas tant le rire d’un être qui aurait raison de tout, mais un rire dont tout a raison, et dont l’écho continue néanmoins de se faire entendre.
Parties annexes
Note biographique
Mathieu Bélisle enseigne la littérature au Collège Jean-de-Brébeuf à Montréal. Il a obtenu un doctorat en littérature française à l’Université McGill (2008) et a poursuivi des recherches postdoctorales à l’Université de Chicago (2010). Il a publié Le drôle de roman. L’oeuvre du rire chez Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2010), ainsi que plusieurs études sur le roman contemporain, notamment dans les Cahiers Albert Cohen, Les Amis de Valentin Brû, L’Atelier du roman et Humoresques. Ses travaux actuels portent sur la définition du personnage dans les romans français et québécois.
Notes
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[1]
Grâce aux mécanismes de rabaissement et de renversement, la théâtralisation comique du rite sacrificiel s’étend alors à de nombreuses formes de la vie collective. Les charivaris, les bastonnades et les exécutions publiques (du moins, celles qui étaient associées aux dionysies) ne sont plus que des séances joyeuses qui demeurent confinées à l’ordre symbolique. Les charivaris, par exemple, prennent fin lorsque la victime désignée — une femme indésirable, un couple illégitime, un étranger — paie une amende aux jeunes gens qui la prennent à partie. (Voir Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000, p. 148.)
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[2]
Qu’on nous permette de renvoyer au chapitre de notre livre qui traite de la violence symbolique liée au rire : Mathieu Bélisle, Le drôle de roman. L’oeuvre du rire chez Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2010, p. 153-162.
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[3]
Miguel de Cervantès, Don Quichotte (trad. d’Aline Schulman), t. I, Paris, Seuil, coll. « Points », 1997, p. 128. Tout se passe comme si le romancier était conscient que le statut de son personnage avait changé. Don Quichotte, dont les traits correspondaient a priori en tous points à la laideur comique, est soudain capable de beauté. Le narrateur souligne cette inconvenance, en s’excusant à demi-mot : « Cette longue harangue — dont il aurait bien pu se dispenser —, notre chevalier la prononça parce que les glands lui avaient rappelé l’âge d’or ; et il débita ce beau discours à l’intention des chevriers, qui l’écoutèrent sans dire un mot, bouche bée » (ibid.). Nous devons cette observation à Raymond Queneau qui, dans un passage de son journal de lectures où il commente à la fois le roman de Cervantès et le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, estime que Cervantès a dû changer d’attitude à l’égard de son héros en cours d’écriture : « De même que Cervantès présente d’abord don Quichotte comme un fou ridicule, puis, dès le chapitre XI, lui fait prononcer une belle tirade qui exprime sa pensée, à lui Cervantès, et ne cesse ensuite de l’accompagner de sa sympathie, ainsi l’opinion de Flaubert sur ses deux “bonhommes” et même sur le sens du livre en général a changé au fur et à mesure que l’oeuvre se développait » (Raymond Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 105).
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[4]
Voir René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
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[5]
Miguel de Cervantès, Don Quichotte, p. 433.
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[6]
Ibid., p. 438.
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[7]
Philippe Zard, « De Cervantès à Cohen. Donquichottisme et littérature dans l’oeuvre de Cohen », Cahiers Albert Cohen, II, Paris, La Manufacture, 1992, p. 45-63.
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[8]
Ibid., p. 49.
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[9]
Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1968, p. 481. Dorénavant désigné à l’aide des lettres BS, suivies du numéro de la page.
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[10]
Voir Georges Lukács, Théorie du roman, Paris, Gonthier, coll. « Médiations », 1963 [1920].
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[11]
Le comique tient en effet à un défaut et à une laideur qui ne causent ni douleur ni dommage : ainsi par exemple un masque comique peut être laid et difforme sans exprimer de douleur
Aristote, Poétique [trad. de Dupont-Roc], Paris, Seuil, 1964, p. 21 -
[12]
Henri Bergson, Le rire, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 4.