Corps de l’article

Tous les êtres humains, qu’ils en soient conscients ou non, passent leur vie à la déchiffrer, à se demander ce qu’ils sont et trouvent le plus souvent, le plus sûrement, la réponse à cette question, en l’oubliant au profit d’une autre, plus urgente, plus importante : que dois-je faire ? Les écrivains, qui doivent, eux aussi, un jour ou l’autre, répondre à cette deuxième question, s’attardent plus volontiers à la première. Thoreau dirait qu’ils font ce qu’ils aiment : ils trouvent leur os, le grugent, l’enterrent, le déterrent, le grugent de nouveau[1]. Si les écrivains, et particulièrement les romanciers, sont des rongeurs professionnels, ce n’est pas tant qu’ils sont narcissiques, c’est plutôt qu’en voulant écrire leur vie, qu’en grugeant leur os (dois-je rappeler qu’on ne gruge jamais l’os de quelqu’un d’autre ?), ils découvrent rapidement, comme le dit Marguerite Yourcenar, que la réalité de leur vie n’est pas quelque chose de simple :

Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut[2].

Si on ampute le roman d’une de ces trois lignes, il n’y a plus de roman, le roman n’est plus la découverte du réel, mais sa réduction réaliste (le réel est ce que j’ai vécu), romantique (le réel est ce que j’ai cru vivre) ou idéaliste (le réel est ce que j’ai voulu vivre), quand il n’est pas tout simplement un bricolage esthétique (le réel est le roman). Si on oublie que ces trois lignes s’étirent à l’infini, on passe à côté de l’essentiel de la vie et du roman, à savoir qu’elles convergent vers un point situé en dehors du graphique, qu’elles procèdent du désir infini d’être, du rêve d’une vie sans fin. Toute oeuvre littéraire n’a de sens que si elle inclut, dans la réalité qu’elle a pour fonction de découvrir et de décrire, ce rêve d’intemporalité qui nous permet de conquérir notre humanité, car

nous ne sommes que par instant vraiment humains. Et nous avons à conquérir sans cesse le propre, le concret, l’originalité de notre vie […] c’est à de tels instants que nous devons de subsister, malgré le temps qui nous dissout ; de durer malgré la durée[3].

Impossible de déchiffrer notre vie et de la raconter sans tenir compte de ce rêve caché au plus profond de nous-mêmes, sans entendre cette voix qui sans cesse met en doute tantôt la réalité de la mort (non, non, cela ne peut pas finir), tantôt la réalité de la vie (qui dit que tout cela est vrai ?). Toute oeuvre, qui ne perçoit pas que le réel est créé par le jeu de forces contraires, qu’il est tendu et vibre entre le fini et l’infini, est non seulement inutile, mais nuisible, car non seulement elle ne peut aider les êtres à conquérir leur humanité, mais elle les maintient dans le désespoir ou la médiocrité qui frappe toute pensée qui refuse la métaphysique. Comme l’écrit Hermann Broch : « Il est carrément ordonné à l’art de pratiquer la métaphysique. Sans la question qu’est-ce que la réalité ? Pas d’art authentique[4] ! »

Autrement dit, toute oeuvre qui ne se mesure pas à la mort, qui se détourne de l’immensité du réel que lui découvre la mort, qui ne cherche pas pour l’homme une façon de rester humain après que la conscience de la mort a pulvérisé toutes ses petites certitudes (psychologique, sociale, esthétique, philosophique), s’éloigne de sa vérité, de sa tâche :

Le but de la connaissance révélée par la littérature, la vérité qu’elle assigne pour but n’est plus seulement le beau dans son absence de pitié, n’est plus la réalité du destin, non, c’est également, au-delà, la réalité de l’âme et du combat contre le destin que l’âme doit mener si elle veut rester humaine.

CL, 69

Et qu’est-ce qui permet à l’âme de rester humaine ? Quelle est cette « chose logée au fond de tout ce qui est humain et qui le rend humain » ? La réponse de Broch tombe comme un couperet sur toutes les têtes heureuses et sceptiques à la Bouvard et Pécuchet : « la connaissance de l’infini » (CL, 252). « Si, derrière tout art, il n’y avait pas cette exigence d’infini, il n’y aurait pas d’art » (CL, 206). L’art est au service de cette exigence, il ne peut dire quelque chose de ce monde que s’il dit aussi le mystère dans lequel ce monde baigne ; il ne peut dire le temps qui passe que dans le temps retrouvé, que dans ce temps pur où tout demeure. L’art doit tendre vers l’infini, car seul ce rêve, ce détour par l’infini donne à l’homme la possibilité de connaître le fini, de le ressaisir sub specie aeternitatis. Je ne peux décrire ou raconter ce monde que du seuil anticipé de ma mort, sans cesse différée par mon désir infini de raconter, par mon désir de disparaître en moi-même, en un monde dont plus rien ne me sépare :

Car c’est seulement dans l’union du passé et du futur que se crée le royaume d’unité d’un présent toujours durable auquel toute âme aspire et dans lequel elle veut disparaître, car en cette terre d’unité repose l’intemporel, c’est-à-dire l’âme elle-même.

CL, 250

Pour avoir accès à ce royaume d’unité, pour entrer dans la totalité fugitive du réel, il ne suffit pas de « promener un miroir le long du chemin », le long de sa vie, pour en attraper des bouts, il faut aussi être capable de voir dans chaque morceau de temps et d’espace ainsi capté la totalité de l’univers et de l’existence. C’est cette vision du plus grand dans le plus petit que Broch appelle « la connaissance lyrique du rêve » (CL, 251). Autrement dit, il ne suffit pas de voir, il faut aussi fermer les yeux pour voir, comme dit Rilke, que : « L’avenir est fixe, [que] c’est nous qui sommes en mouvement dans l’espace infini[5]. » Le roman, pas plus que la poésie, ne peut faire l’économie d’une telle connaissance, il ne peut faire comme si l’âme n’existait pas, comme s’il n’y avait pas en nous cette aspiration à l’unité, comme s’il n’y avait pas, au sein même du réel, cette tension vers l’infini qui donne à toute chose l’éclat irréel d’un songe. Si le roman oublie cette vérité ou s’en détourne, il semble bien que le roman russe soit là pour la lui rappeler. C’est ce que Broch et Woolf constatent tous deux à quarante ans d’intervalle : « Le roman russe, dit Broch, a rompu “vers le haut” la limite de l’art pour l’art. Il a enfoncé la porte qui mène à “l’oeuvre d’art morale” » (CL, 69). De son côté, Woolf, sans rien enlever à Joyce, dont elle a mis du temps à reconnaître l’importance, ou à Proust, dont elle se sent si proche, reconnaît que « tout ce qu’on peut écrire sur un roman, s’il n’est pas russe, c’est perte de temps. Si nous voulons la pénétration de l’âme et du coeur où la trouverions-nous d’une profondeur comparable[6] ? » Elle donne, entre autres, l’exemple de Tchekhov, qui est doué d’une grande conscience sociale et qui est capable d’analyses subtiles des rapports humains, mais qui s’intéresse surtout au destin de l’âme : « L’âme est malade, l’âme est guérie ; l’âme n’est pas guérie. Tels sont les points importants dans ces récits » (AR, 25). Ce qui intéresse Tchekhov, c’est de savoir si l’âme peut ou non entrer dans son propre royaume, disparaître en elle-même, là où tous les êtres participent d’une même vie, là où le temps n’existe plus : « Aussi, tandis que nous lisons ces petites histoires à propos de rien, sentons-nous l’horizon s’élargir, l’âme atteindre à une étonnante impression de liberté » (AR, 26). Malgré leurs différences, tous les romans russes se reconnaissent facilement à ceci, que « c’est l’âme qui [en] est le personnage principal » (AR, 26), quelle que soit l’histoire racontée, on n’y échappe pas : « La voilà qui nous tombe dessus, ardente, brûlante, mêlée, merveilleuse, terrible, étouffante — l’âme humaine » (AR, 29). D’où le peu d’importance que les romanciers russes accordent aux différences sociales, intellectuelles, physiques de leurs personnages :

Qui que vous soyez vous êtes le vaisseau qui contient ce liquide troublé, cette substance en fermentation, ténébreuse, précieuse : l’âme. L’âme n’est pas contenue par des barrières. Elle déborde, elle inonde, elle se mélange avec les âmes des autres.

AR28

En quoi l’âme, ce liquide troublé, cette substance ténébreuse peut-elle être précieuse ? Woolf semble suggérer, en un raccourci d’une simplicité toute russe, que l’âme est précieuse parce qu’elle se mélange avec les autres âmes. Résistons un peu à cette simplicité : comment deux substances ténébreuses identiques peuvent-elles en se mélangeant devenir quelque chose d’autre, quelque chose de précieux, quelque chose qui a le pouvoir, comme les petites histoires de Tchekhov, qui en sont remplies, « d’élargir l’horizon, de nous donner l’impression de liberté » ? Comment, autrement dit, la lumière peut-elle naître des ténèbres ? Pour répondre à cette question, revenons à ce que Broch dit de l’âme : l’âme, c’est cette exigence, ce pressentiment, ce désir d’infini qui tend tous les êtres vers la possibilité de surmonter l’angoisse de la mort :

C’est cette angoisse unique et véritablement métaphysique, cette grande angoisse de la vie, indomptable et irréfrénable, qui saisit l’homme dès l’instant même où sa conscience ouvre les yeux pour la première fois et voit devant elle la solitude de la mort, c’est cette angoisse-là que l’homme ne peut réduire au silence qu’après avoir commencé à pressentir la relation qui existe entre sa terrifiante condition finie et mortelle et l’infini du cosmos.

CL236

Autrement dit, l’âme est en chacun de nous le rêve, l’intuition d’une relation, mieux, d’une harmonie entre le monde et nous. Si l’âme est ainsi liée à l’infini, la distance entre le moi et le non-moi n’est que le temps que met la conscience à percevoir leur unité, et la mort peut bien alors être autre chose qu’une fin. L’âme est ténébreuse parce que plongée dans l’angoisse de la séparation par la conscience de la mort, mais elle est précieuse parce que portée par cette même conscience dans une vision où elle ne peut mourir, où elle disparaît en elle-même. Cette unité profonde, cette impossibilité d’être séparé, on le verra, les êtres en font l’expérience, la vérifient en quelque sorte, chaque fois qu’ils reconnaissent dans les autres êtres la même angoisse et le même désir d’y échapper, comme si s’abolissaient alors, en même temps que la différence apparente entre les êtres, la différence entre ce qui se trouverait de ce côté-ci de la mort (dans le moi) et ce qui se trouverait de l’autre côté (dans le non-moi).

La possibilité d’immortalité de l’âme, tel est le savoir du rêve, le savoir qui correspond à une exigence éthique, si l’éthique est, comme le soutient Broch, cette tension vers l’infini qui nous libère de l’angoisse de mourir. C’est le savoir de tous ceux qui ne se résignent pas à souffrir et à voir souffrir, à mourir et à voir mourir sans aussitôt faire ce rêve insensé de pouvoir, d’une façon ou d’une autre, transcender la souffrance et la mort, ne serait-ce qu’en se rapprochant de ceux qui meurent et qui souffrent, comme si la mort et la souffrance n’étaient qu’une seule et même chose, qu’une forme extrême de solitude. C’est le savoir de tous ceux, poètes, mystiques, simples gens, qui s’insurgent contre la loi du temps :

Que dit la poésie ? Elle dit le recommencement perpétuel du temps — rien d’autre —, du temps qui déchire et défait mais qui ouvre du même coup dans l’espace suffocant du monde une brèche par où s’insinue, au plus noir du désespoir, le sens possible d’une vie nouvelle […]. Malgré la vérité, dans l’infini du désir, quelque chose insiste encore quand tout est terminé[7].

Bien sûr, il est facile de congédier un tel savoir, sous prétexte qu’il est invérifiable ou qu’il ne change rien ou si peu à la marche macabre de l’humanité vers une mort qu’elle subit, appelle, provoque, par incapacité de supporter l’étrangeté de la vie qui bat en nous et en dehors de nous. Que l’homme ne puisse mourir, qu’il ne puisse mourir complètement, qu’il puisse dès cette vie entrer dans une vie nouvelle, sans avoir à mourir, telle est l’hypothèse de l’âme :

Et même si c’est une hypothèse indémontrée et peut-être aussi indémontrable qu’au-dessus de tout rêve que rêve l’homme flotte une lueur de cosmique et du supraterrestre, il est certain que les grands rêves de l’humanité baignent dans l’éclat de cette lumière cosmique, transcendante : il est certain que la littérature, comme toutes les autres aspirations humaines, tournées vers des valeurs, est portée par l’angoisse universelle et, domptant celle-ci, porte le reflet de cet éclat transcendant.

CL236

Comment entrer, dès maintenant, dans ce royaume où règne l’unité, où le moi ne se sent plus menacé par l’univers et même s’y sent chez lui, où tous les être sont des vaisseaux qui transportent et s’échangent une même « substance en fermentation » qui trouve dans son aspiration à ne pas finir un principe de régénération ? Pour rêver ainsi, pour entrer dans ce rêve, dont rien ne nous dit qu’il n’est pas le réel, il y a plusieurs voies, qu’on peut rattacher aux grands courants religieux, spirituels, philosophiques, mais au fond, je crois qu’il n’y a que deux voies et qu’aucune n’est et surtout ne doit être pure, car l’une et l’autre ne sont vraiment des voies, des chemins, que si elles sont tendues par cela même dont elles croient s’éloigner : se taire ou parler, contempler ou agir. Dans la première voie, l’être humain peut espérer échapper à la mort, en se rapprochant de ce qui lui semble le plus menaçant ou le plus étranger, le moins vivant et donc le moins susceptible de mourir, parce qu’animé d’une vie plus lente, invisible. C’est la voie de tous ceux qui préfèrent la fréquentation de la nature à celle des humains, qui préfèrent affronter le silence de Dieu plutôt que la rumeur du village, qui croient que le silence conserve mieux que la parole. Je range dans cette voie, aussi bien les poètes que les moines, dont la stratégie pourrait se résumer à ceci : devenons tout de suite le dehors, assimilons dès maintenant ce qui nous est extérieur, apprenons à ne plus avoir peur d’être seul, de sorte que notre moi ainsi élargi, silencieux, et pour ainsi dire presque déjà mort, n’ait plus à mourir. L’autre voie est sans doute encore plus paradoxale, qui consiste à se rapprocher des autres mortels, de ce qui est le plus faible et le plus changeant, de ce qui craint le plus la mort et meurt le plus brutalement. Cette voie est celle de tous ceux qui agissent et s’agitent, qui parlent et bougent, qui demandent aux autres de les délivrer d’eux-mêmes, qui demandent à la parole de les distraire du « silence éternel de ces espaces infinis », à la pensée de décrire, d’expliquer ceci ou cela qui peut être décrit et expliqué et de laisser tout le reste aux malades, aux mystiques, aux rêveurs. Dans cette voie, on rencontre bien sûr beaucoup d’imbéciles, mais c’est aussi la voie toute simple de ceux qui pensent sans le savoir en travaillant, qui n’ont pour toute métaphysique que la fidélité à quelques lieux, objets ou personnes, et l’idée plutôt vague que le jour de leur mort sera un jour à peine différent des autres.

Quelle que soit la voie que nous empruntons, qui nous est la plus naturelle, elle n’a de valeur, elle n’est éthique que si elle vise à abolir la mort, à combattre l’angoisse d’être séparé, ce qui signifie qu’elle doit refuser toute vérité dogmatique (le salut est là-haut ou ici-bas, tout est réel ou imaginaire, la lucidité ou la foi), qu’elle doit sans cesse se rapprocher et s’éloigner de la voie contraire, si elle veut s’étirer à l’infini, comme dans le graphique de Yourcenar, et ainsi pouvoir s’acquitter de sa tâche qui est de « pousser une pointe vers la réalité vraie, vers l’éveil du rêve » (CL240). Le mal, c’est toujours un bien ou une vérité figés, le repli sur soi, la peur de l’inconnu, le désir de trouver le plus rapidement une réponse unique et définitive aux grandes questions existentielles soulevées inévitablement par la mort. La voie éthique, c’est celle où la question « qui suis-je ? » trouve sa réponse dans la question « que faire ? » : « La valeur naît de l’action, que celle-ci se déroule sous forme de pensée ou de toute autre façon », et la valeur en sera d’autant plus grande « qu’elle réussira à éclairer les ténèbres et à les dominer en leur donnant forme » (CL337). Que faire pour que cette vie soit supportable, meilleure, pour qu’il y ait une sorte d’équilibre entre la joie et la peine, l’espoir et l’angoisse, pour que la peur de mourir ne nous distraie pas de la vie, de notre tâche quotidienne de créateurs de formes susceptibles de dissiper les ténèbres, pour que la mort devienne, par quelque miracle, lointaine, improbable ? Il semble bien que passer de la question « que suis-je ? » à la question « que faire ? » risque de nous jeter dans une confusion ou une paralysie encore plus grandes, à moins que ce désir d’action procède du souci de l’autre, comme si le plus court chemin vers le salut, vers la possibilité d’abolir la mort, passait par l’oubli de son propre salut, par le sacrifice de ses propres intérêts. C’est ainsi qu’Ivan Ilitch, jusque-là tremblant au seuil de sa propre mort, abolit celle-ci d’un seul regard de pitié sur sa femme et son fils :

Il avait pitié d’eux, il devait faire en sorte qu’ils n’aient pas mal […]. Il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n’y avait pas de peur parce qu’il n’y avait pas de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière[8].

De même Brekounov, maître imbu de lui-même, meurt en sauvant son serviteur Nikita et se trouve du coup élargi, libéré de sa propre mort :

Il comprend que c’est la mort et cela non plus ne l’afflige pas du tout. Il se souvient que Nikita est couché sous lui et qu’il s’est réchauffé, qu’il est vivant, et il lui semble qu’il est Nikita et que Nikita est lui, et que sa vie n’est pas en lui mais en Nikita. Il prête l’oreille et entend la respiration et même le ronflement de Nikita. « Nikita est vivant, donc je suis vivant aussi », se dit-il triomphalement[9].

La question est donc celle-ci : que faire pour que personne ne soit seul ou angoissé au point de devenir fou ou de vouloir mourir, que faire pour que personne ne soit obligé de mourir pour avoir accès à une autre vie ? S’il n’est pas toujours facile de trouver la bonne réponse à cette question, on risque encore davantage de se tromper en refusant de se la poser. C’est cette question que tout écrivain devrait se poser : « La question capitale pour tout narrateur (devrait être) : comment sauver mon héros[10] ? » Mais sauver son héros, cela ne veut rien dire, cela n’est pas très exigeant, à moins que le narrateur et son héros soient plus que des êtres de papier et que la relation qui les unit s’enracine dans une véritable expérience de fraternité. Si le roman russe a une valeur exemplaire pour des écrivains comme Gide, Broch, Woolf, c’est qu’il plonge d’un seul coup toutes les questions esthétiques dans la réalité de l’expérience. C‘est ainsi que Gide compare Dostoïevski et Flaubert. D’un côté, Flaubert, enfermé dans son labeur littéraire pour se protéger de la vie (« La vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter[11] »). De l’autre, Dostoïevski, qui croit que « l’homme n’a pas le droit de se détourner et d’ignorer ce qui se passe sur terre » et déclare au sortir du bagne : « Au moins j’ai vécu ; j’ai souffert, mais quand même j’ai vécu[12]. » Cela ne veut pas dire qu’il faille brûler les livres de Flaubert, mais cette comparaison nous indique, par contraste, le danger qui guette toute littérature qui s’éloigne de l’expérience humaine ou qui rêve à un livre « sur rien, sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne du style[13] ».

La règle de Handke, en russe, pourrait se traduire ainsi : « Apprenez à vous rendre frères des autres. J’aimerais même ajouter : rendez-vous indispensables aux autres. Mais que cette fraternité ne vienne pas de la tête — car c’est facile avec la tête — mais du coeur, de votre amour pour eux » (AR22). Cette phrase est une phrase de la romancière russe Élena Militsina, que Woolf cite dans deux de ses essais et qu’elle commente ainsi :

Si nous avons la nausée de notre propre matérialisme, le moindre des romanciers russes a par droit de naissance une instinctive révérence pour l’esprit humain […]. Dans tout écrivain russe, il nous semble discerner les traits d’un saint, si la compassion pour la souffrance d’autrui, l’amour pour lui, l’effort pour atteindre un but digne des plus hautes exigences de l’âme constitue la sainteté, c’est le saint en eux qui nous accable de notre propre médiocrité d’êtres irréligieux et réduit tant de nos romans célèbres au clinquant et au truquage.

AR18-19

Que faire avec cette profondeur, cette sainteté qui n’est pas la nôtre, qu’on ne peut imiter, dit Woolf, sans avoir l’air ridicule, affectés, entre autres, parce que nous n’avons pas de la misère la même expérience. Elle donne l’exemple d’un roman de Galsworthy où un personnage dans la misère s’adresse à un autre miséreux en l’appelant « frère » :

L’équivalent de frère, c’est « mate », un mot bien différent, avec quelque chose de désinvolte, une indéfinissable trace d’humour. Bien qu’ils soient dans la misère quand ils se rencontrent, les deux Anglais qui s’accostent ainsi vont, nous en sommes sûrs, trouver du travail, faire fortune, passer dans le luxe les dernières années de leur vie et laisser par testament une somme d’argent pour empêcher que de pauvres diables s’appellent « frère » sur les quais.

AR23

Bref, nous ne pouvons pas êtres russes parce que nous n’avons pas de la souffrance ou de la misère une telle expérience ou une telle perception qui crée un tel sentiment de fraternité : « C’est la souffrance commune, plutôt que le bonheur, l’effort ou le désir commun qui donne le sentiment de la fraternité » (AR23). Woolf ne dit pas que nous ne souffrons pas nous aussi, mais elle semble suggérer que nous souffrons seuls, que nous ne sommes pas portés par notre culture à partager notre souffrance et à trouver dans cette substance commune ce qui unit tous les êtres. L’âme, dans sa version russe (chrétienne), est ce mouvement de fraternité qui tend à recréer l’unité du monde et qui s’enracine d’abord dans l’expérience commune de la souffrance. Si on ne peut imiter les Russes, on peut néanmoins espérer, nous aussi, « reconquérir notre humanité » en suivant notre propre voie. Ainsi Woolf, après avoir été ébranlée par la grandeur russe, se ressaisit : « les Russes voient certes plus loin que nous, et sans nos gros défauts de vision. Mais peut-être voyons-nous quelque chose qui leur échappe » (AR19). Quelle est cette voix qui proteste à l’intérieur de Woolf ?

c’est la voix d’une autre, d’une antique civilisation qui semble avoir nourri en nous l’instinct de nous réjouir et de lutter plutôt que de souffrir et de comprendre. Le roman anglais, de Sterne à Meredith, porte témoignage de la délectation naturelle que nous trouvons dans l’humour et le comique, dans la beauté de la terre, dans les activités de l’intelligence et dans la splendeur du corps.

AR19

Bel effort de Woolf pour défendre la grandeur du verre dans lequel elle boit et qui n’est d’ailleurs pas si petit que cela, mais je ne suis pas sûr qu’elle s’en soit contentée. Oui, bien sûr, il y a beaucoup d’humour dans ses livres, mais c’est toujours un humour empreint d’une immense tendresse pour tous les êtres, quels que soient leurs faiblesses ou leurs ridicules, comme le regard de Mrs Ramsay, dans La promenade au phare, sur son philosophe de mari qui croit pouvoir lire l’univers comme un dictionnaire et n’arrive pas à passer de R à S. Bien sûr, il y a chez Woolf « un instinct de se réjouir et de lutter », mais cet instinct n’est au service d’aucun hédonisme, d’aucune volonté de pouvoir, ne vise pas tant à fortifier l’individu ou à établir sa singularité qu’à le rattacher à la vie elle-même, au rythme de l’être que Mrs Ramsay perçoit aussi bien dans le ronronnement du frigo que dans

la chute monotone des vagues sur la plage, dont la plupart du temps, le roulement cadencé faisait à ses pensées un accompagnement reposant et semblait lui répéter, pour la consoler, lorsqu’elle se trouvait avec les enfants : Je veille sur vous — je suis votre appui[14].

Quant à « la splendeur du corps », au désir que cette splendeur éveille, presque tous les personnages de Woolf n’en ont qu’une expérience limitée, fugitive, mais qui suffit à allumer en eux une sorte d’amour universel, comme celui qu’éprouve Mrs Ramsay, « un amour filtré et distillé ; un amour qui jamais ne s’efforçait d’atteindre son objet […], qui était destiné à se répandre sur le monde et à devenir part du gain de l’humanité[15]. »

Loin de moi l’idée de tirer Woolf hors de la littérature anglaise, mais il faut reconnaître que tous ses romans obéissent, quoi qu’elle en dise, à ce précepte russe de « se rendre frères des autres » en partageant leur malheur, mais aussi, on le verra, leur bonheur. Cette capacité à recevoir des chocs qui fait d’elle un écrivain, dit-elle dans Instants de vie[16], c’est d’abord ce mouvement du coeur vers quelqu’un qui souffre. S’il n’y a pas cela, il n’y a pas de roman :

Nos contemporains nous désolent, dit Woolf, parce qu’ils ont cessé de croire. Le plus sincère d’entre eux ne nous racontera que sa propre histoire. Ils ne peuvent créer un monde, parce qu’ils ne sont pas libres vis-à-vis des autres humains. Ils ne peuvent pas raconter d’histoires parce qu’ils ne croient pas que les histoires sont vraies.

AR40

Pourquoi quelqu’un qui ne raconterait que sa propre histoire ne pourrait-il pas créer un monde ? La réponse est dans la lecture littérale de la question : ma propre histoire devient un monde quand le vaisseau que je suis, pour reprendre la métaphore de Woolf, prend conscience que ce qu’il transporte, c’est la même substance ténébreuse et précieuse qu’est l’âme dont le combat consiste à traverser les apparences pour atteindre, malgré l’effritement du temps, « le présent toujours durable » (Broch), pour se rattacher d’une façon ou d’une autre à « ce qui insiste quand tout semble fini » (Forest). Croire que les histoires sont vraies, c’est croire qu’elles s’enracinent dans une vérité commune, que toute expérience personnelle trouve sa profondeur et sa vérité dans l’expérience des autres. Pour ce faire, il faut parfois s’arracher à sa propre expérience, s’oublier en quelque sorte pour entrer dans l’expérience de l’autre. C’est ainsi que Broch, parlant d’un personnage d’Hofmannsthal, écrit que « c’est seulement en se mettant au service du prochain qu’elle pourra acquérir sa propre condition humaine, son ombre, ses enfants » (CL172), et que Forest voit dans la transmission de la vie l’essence du roman : « Chaque roman désigne ce noeud de souffle et de sang par où l’individu naît à la vérité du temps. Paternité ou maternité : l’expérience cruciale est celle de la vie reçue, de la vie donnée[17]. »

Donner et recevoir la vie, se charger de son ombre, de ses enfants, c’est accepter d’être jeté par l’autre dans le temps, dans le malheur du temps auquel on croyait échapper en s’enfermant seul, comme Monsieur Teste, dans la perfection illusoire de « celui qui se regarde voir ». Si l’essence de l’art, c’est cette exigence d’infini, ce rêve d’immortalité faite de recommencements ou de métamorphoses, ce rêve dans le roman s’accomplit par le souci de l’autre, par la possibilité de « souffrir et de comprendre ». On pourrait dire du roman ce que Handke, je crois, dit de l’amour, que c’est l’art du souci, ou encore ce qu’il dit du récit : « Le récit est la musique de la compassion[18] ». Même Flaubert, qui n’a pas d’enfant et qui veut éviter le contact hideux de la vie, doit pour écrire (autre façon, moins violente, de recevoir et donner la vie) se pencher sur le malheur d’Emma ou la solitude de Félicité jusqu’à y reconnaître sa propre condition de mortel condamné à rêver et à aimer.

Créer un monde, c’est rassembler en un tout cohérent et paradoxal, vivant et fantomatique, toutes les vérités antagonistes qui sont les nôtres (notre appréhension de la mort et notre pressentiment de l’infini, le contour bien défini des choses vues par la raison et la transparence de ces mêmes choses éclairées par le désir, par le « savoir du rêve »). L’écrivain doit avoir la foi, il doit croire, comme dit Woolf, qu’il y a quelque chose de commun à tous les êtres, que les Russes appellent l’âme, et qu’on découvre cette chose par la charité, la compassion :

Crois seulement, nous surprenons-nous à dire, et tout le reste viendra de soi-même. Crois seulement […] qu’une fille gentille essaiera instinctivement de consoler un garçon qui a été dédaigné à un bal, et alors, si tu crois du fond du coeur, sans réserve, non seulement ton lecteur, dans cent ans d’ici, sentira comme toi, mais il sentira que tu as fait oeuvre d’art. Car une certitude de ce genre est la condition qui permet d’écrire. Croire que vos impressions sont valables pour les autres, c’est être délivré des chaînes de la personnalité, c’est être libre […].

AR39-40

L’écrivain part de sa propre expérience, « du petit grain d’expérience » (AR40), mais cette expérience tend déjà vers l’autre, est toujours plus ou moins une expérience de fraternité. Bien sûr, le geste de la jeune fille qui console le pauvre garçon qui est seul peut sembler bien pâle, comparé à quelque grand sacrifice russe, celui, par exemple, de Dostoïevski qui épouse la veuve d’un bagnard avec laquelle il a peu d’affinités, tout simplement parce qu’il avait promis à ce bagnard de s’occuper de sa femme ; ou encore, si on pense à Tchekhov, jeune médecin qui entreprend d’examiner chacun des dix mille habitants de l’île de Sakhaline, immense bagne à l’est de la Russie, et de rédiger un rapport médical sur chacun pour dénoncer la misère des prisonniers. Je crois que le geste de la jeune fille n’a rien à envier aux modèles russes, car se soucier de l’autre, c’est répondre à ses besoins en faisant ce qui doit être fait, avec les moyens que nous fournit notre culture.

Tout bon roman, qu’il soit ou non russe, commence par un regard, une attention à autrui qui se développe en compassion. Par un regard, une attention accordée à notre propre souffrance, comme si c’était la souffrance de quelqu’un d’autre. Car le regard que le romancier porte sur soi ou sur autrui est le même, c’est un regard qui cherche et trouve l’âme, cherche et trouve ce qui unit et sauve. Si le mot « sauver » est trop russe, « aider » ou « consoler » peut aussi bien faire l’affaire. Au début de Les vagues, Bernard, qui va devenir romancier, vient consoler la femme qu’il aime même si elle aime quelqu’un d’autre. Au début de La promenade au phare, c’est Mrs Ramsay qui doit consoler son fils de six ans de la peine que son père vient de lui faire en décrétant que demain il n’y aurait pas de promenade au phare parce qu’il ne ferait pas beau.

Pour voir ainsi la peine de quelqu’un comme si c’était la nôtre et la nôtre comme si elle était celle de quelqu’un d’autre, et vouloir l’alléger, ne serait-ce qu’en la racontant, il faut avoir ce coeur pur que Dostoïevski, trois mois avant sa mort, demandait à Dieu :

Je vous avoue, en ami, écrit-il à Aksakov, qu’avant d’entreprendre dès l’année prochaine l’édition du Journal, j’ai souvent et longuement prié Dieu, à genoux pour qu’il me donne un coeur pur, une parole pure, sans péché, sans envie et incapable d’irriter[19].

Comment avoir un tel coeur si on n’est pas Russe ou si on ne croit pas en un Dieu qui puisse nous le donner ? La réponse à cette question m’a été donnée par la relecture de Mrs Dalloway, roman avec lequel je n’ai pas eu toujours des rapports harmonieux, entre autres, parce que je reprochais à Clarissa d’avoir refusé le grand amour impossible.

Ce roman, contrairement à ceux que j’ai cités, commence non par la détresse ou la peine d’un personnage, mais par la joie de Clarissa qui reçoit une belle matinée de juin comme « un cadeau pour des enfants sur la plage[20] ». S’il est vrai, comme l’affirmait Woolf, que « c’est la souffrance commune plutôt que le bonheur qui donne le sentiment de fraternité », il est sans doute aussi vrai d’affirmer que c’est l’expérience du bonheur, la capacité d’éprouver la joie, de recevoir l’être comme un cadeau, qui nous rend apte à recevoir la souffrance d’autrui. C’est sans doute pourquoi Nietzsche dit « qu’il faut commencer par le bonheur[21] » et que tous les romans de Woolf, malgré la lecture très sombre que plusieurs en font, s’édifient sur ces moments of being dans lesquels il est bien difficile de démêler la joie et la souffrance, le vide et le plein. Suspecter la part de bonheur, d’allégresse que contiennent ces moments, ces instants où les personnages embrassent toute l’existence comme « un cadeau pour des enfants sur la plage », c’est passer aussi à côté de la terreur que ces mêmes personnages éprouvent, parfois aux mêmes moments, comme si l’intensité de la vie les jetait brusquement hors d’eux-mêmes.

Si Clarissa, comme on le verra, peut se sentir si proche de Septimus, « l’homme le plus heureux du monde et le plus malheureux » (MD171), qui vient de se suicider, c’est qu’elle aussi passe constamment de la lumière éclatante du matin à la nuit la plus redoutable. Ce qui donne un coeur pur, ce qui purifie le coeur, c’est ce mouvement continu entre le sentiment que tout est fini, que rien n’a de sens, que nous sommes irrémédiablement seuls dans un monde hostile, et le sentiment que la mort est inconcevable, qu’on n’est jamais vraiment seul puisqu’à tout moment le coeur peut confier son fardeau à cet autre coeur qui bat dans le monde, à quelque océan qui serait comme le coeur du monde. Voici deux passages de Mrs Dalloway qui montrent bien cette respiration qui nous dépose, nous et les personnages de Woolf, au seuil d’une vérité incertaine et pourtant palpable, évanescente et pourtant immuable. Après avoir reçu en cadeau cette merveilleuse matinée de juin, Clarissa a l’impression « de se retrouver seule, devant la nuit redoutable, ou plutôt pour être exacte, devant la lumière indifférente de ce prosaïque matin de juin » (MD98-99). Tout se passe comme si son regard passait de l’éternité enfouie dans l’instant à l’ennui et à la terreur du temps (« elle craignait le temps lui-même » [MD98]) qu’aucune histoire ne recueille, n’arrondit, un temps qui fuit comme un robinet dans la cuisine (« Il y avait le linoléum vert, et un robinet qui fuyait. Il y avait un vide au coeur de la vie » [MD99]) et qui ne devient jamais, comme dans Les vagues, « cette goutte [qui] se forme sur le rebord du toit de l’âme[22] », « une nouvelle secousse imprimée aux choses[23] ». Et puis, l’instant d’après, la même Clarissa se dit :

Malgré tout, qu’à un jour succède un autre jour ; mercredi, jeudi, vendredi, samedi. Qu’on se réveille le matin ; qu’on voie le ciel ; qu’on se promène dans le parc ; qu’on rencontre Hugh Whitebread ; puis que soudain débarque Peter ; puis ces roses ; cela suffisait. Après cela, la mort, la mort était inconcevable… l’idée que cela doive finir ; et personne au monde ne saurait comment elle avait aimé tout cela ; comment, à chaque instant…

MD223

Ce passage incessant de la terreur à l’extase, de l’extase à la terreur, qui est proprement « le combat de l’âme pour rester humaine », ne peut se faire que par la capacité de sortir de soi ou plutôt de se tenir sur le seuil, entre le moi et le monde, entre le passé et l’avenir jusqu’à ce qu’apparaisse l’unité de ces réalités et de ces sentiments antagonistes, jusqu’à ce qu’apparaisse la forme, le dessin, l’histoire que crée cette tension qui ne saurait finir et n’a peut-être jamais commencé.

Dans ces moments-là, dans ces moments of being, Clarissa dit oui, dit merci à tout cela qu’on appelle la vie, dans lequel elle perçoit quelque chose qui la dépasse et auquel elle s’abandonne, quelque chose qu’elle ne peut appeler Dieu puisqu’elle n’a pas cette foi, quelque chose qui bat dans son coeur aussi bien que dans l’océan : « Ne crains plus, dit le coeur. Ne crains plus, dit le coeur, confiant son fardeau à quelque océan, qui soupire, prenant à son compte tous les chagrins du monde, et qui reprend son élan, rassemble, laisse retomber » (MD111). Ce qui purifie le coeur de Clarissa, ce sont ces échanges constants entre son propre coeur et celui du monde, sorte de marée à laquelle elle obéit et en vertu de laquelle la vie et la mort refluent l’une dans l’autre. Je disais que c’est lorsque Clarissa entend cela qui « rassemble et laisse retomber » qu’elle dit oui, qu’elle dit merci, mais c’est peut-être ce oui, ce merci qui précède, qui permet l’intuition de l’unité, qui provoque l’expérience de tels moments de conscience : comment savoir comment les choses se passent, dans quel ordre elles se passent dans un tel coeur ? Une chose est certaine, c’est ce oui, ce merci qui purifie celle qui a tout reçu, qui blanchit en quelque sorte tous ses biens, toute sa richesse, car si les riches, selon la terrible parole évangélique, auront plus de mal à entrer au royaume de Dieu qu’un chameau à passer par le chas de l’aiguille, c’est qu’ils s’attachent à leur richesse, qu’ils croient l’avoir méritée. Clarissa, qui se tient toujours au seuil de la vie et de la mort, sait qu’elle a tout reçu, que même un matin de juin est un cadeau, et c’est pourquoi elle veut payer sa dette, non par mauvaise conscience ou par peur de quelque châtiment, mais par cette intuition que la vie n’est possible que si elle circule librement entre tous les êtres, que si elle n’est pas stockée ici ou là, qu’on ne peut la recevoir que si on la dépense, que si on la partage, que si chacun redonne la part qu’il a reçue.

La cuisinière sifflotait dans la cuisine. Elle entendit le cliquetis de la machine à écrire. C’était sa vie, et inclinant la tête vers la table du hall d’entrée, comme dans une attitude de soumission, elle se sentit bénie, purifiée et se dit […] elle [qui] ne croyait absolument pas en Dieu […] [qu’on] doit payer sa dette pour tout ce trésor secret de moments exquis.

MD96-97

Clarissa a tout reçu : elle est riche, belle, elle a un mari plein d’attention, une fille généreuse, elle a même un grand amour impossible qui donne à son bonheur la profondeur de l’ombre, mais elle a surtout reçu ce don de rassembler : « Elle avait toujours ce don, d’être, d’exister, de résumer l’ensemble de l’existence au moment où elle passait » (MD293). C’est en vertu de ce don qu’elle peut vivre toute une vie dans un instant, et tout voir, y compris ce qu’elle a déjà vu, comme pour la première fois. Ainsi ce matin de juin est d’autant plus lumineux et vaste qu’il contient tous les autres matins : « Clarissa (se dirigeant vers la table de toilette) plongea au coeur même de l’instant, le cloua sur place, l’instant de ce matin de juin sur lequel s’exerçait la pression des autres matins » (MD107). C’est ce don, cet esprit d’unité, qui est aussi celui de Septimus, que Clarissa veut partager. Elle ne comprend pas que tous les êtres ne soient pas à chaque instant conscients de tous les êtres, qu’ils vivent en s’ignorant comme s’ils ne vivaient pas tous la même merveilleuse et terrifiante histoire. C‘est pour cela que Clarissa, en qui Peter et beaucoup d’autres ne voient qu’une mondaine, donne des soirées : pour rassembler tous ces gens qui ne savent pas ce qui les unit :

Elle avait en permanence le sentiment de leur existence. Et elle se disait quel gâchis. Elle se disait quel dommage. Elle se disait si seulement on pouvait les faire se rencontrer. Et elle le faisait. Et c’était une offrande. Un arrangement, une création. Mais pour qui ? Une offrande pour le simple plaisir d’offrir, peut-être.

MD222-223

Clarissa a tout pour être heureuse et elle l’est. Son malheur, c’est que personne ne veut de son bonheur, ne comprend ce qu’elle veut donner. C’est aussi le malheur de Septimus, « l’homme le plus heureux du monde et le plus malheureux », l’homme qui se tue au moment où il va être séparé de la seule personne qui l’aime, qui partage son bonheur, qui le protège contre ce bonheur trop grand. Car la folie de Septimus, son secret, son trésor, c’est sa capacité de percevoir, plus que tout autre, ces moments dont parle Kirilov, dans Les possédés :

Cela ne dure que cinq ou six secondes de suite où vous sentez la présence de l’harmonie universelle. Ce phénomène n’est ni terrestre, ni céleste, mais c’est quelque chose que l’homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir[24].

Septimus, pour qui « Regarder une feuille trembler au moindre souffle d’air était une joie exquise » (MD151), vit constamment dans cet état d’extase et de terreur dans lequel le plonge la perception du secret suprême : « Le secret suprême devait être transmis au Conseil des ministres. Tout d’abord, que les arbres sont vivants, ensuite l’amour ; ensuite que le crime n’existe pas ; ensuite l’amour, l’amour universel » (MD149). Nul ne peut survivre à cela, à ce surplus de vie, à cette joie trop vive que donne la révélation du secret, de l’harmonie universelle. Je ne sais à quelle transformation physique songeait Kirilov, mais la seule façon que Septimus (et aussi Clarissa) a trouvée pour supporter ces moments of being, c’est l’amour, la possibilité de les partager avec quelqu’un qui l’aime, quelqu’un qui est non pas aussi fou que lui, mais qui peut l’être assez, disons pendant cinq ou six secondes, pour comprendre son secret. Septimus ne veut pas mourir, mais il se tue quand il croit entendre la sentence, quand il craint d’« être seul pour toujours » (MD253).

On sait que dans une version intermédiaire, Septimus n’existait pas et que Clarissa, à la fin de la soirée, devait se suicider ou tout simplement mourir. Pourquoi devait-elle se suicider ? Pourquoi Virginia Woolf, après chaque livre, sombrait-elle dans une profonde dépression ? Comme Clarissa sans doute, par peur de se retrouver seule, par peur de se retrouver seule une fois de plus sans offrande, ou avec son offrande dont personne ne voulait, ne comprenait le sens. Ce qui sauve Clarissa serait la mort de Septimus, son double qu’elle ne connaît pas, mais dont elle se sent très proche parce qu’il vient de faire ce qu’elle s’apprêtait à faire, c’est-à-dire passer du plus grand bonheur au plus grand malheur, au malheur d’être seul avec le plus grand bonheur. Septimus meurt à la place de Clarissa, sa mort reflue dans la vie de Clarissa en vertu de cette marée à laquelle elle doit d’avoir vécu jusque-là. Cette lecture qui est celle, entre autres, de Paul Ricoeur[25], est juste, mais il y a aussi un autre événement moins russe, moins mystique, presque mondain, mais sans doute rattaché au premier, qui sauve Clarissa. Après avoir appris la nouvelle du suicide de Septimus, Clarissa se retire dans un petit salon désert et pense à lui, elle comprend qu’il a voulu transmettre son trésor et préféré mourir plutôt que d’en être dépouillé :

Il y avait une chose qui comptait ; une chose qui, dans sa vie à elle, se trouvait camouflée par les vains bavardages, déformée, obscurcie, une chose qui se perdait tous les jours dans la corruption, les mensonges, les vains bavardages. Lui l’avait préservée. La mort était un défi. La mort était un effort pour communiquer.

MD307

Pendant qu’elle pense ainsi, Peter, son grand amour impossible, et Sally, sa grande amie d’autrefois, parlent de Clarissa un peu comme si elle était morte, et voici qu’ils comprennent enfin qui était Clarissa : « Au fond, dit Sally, c’est que Clarissa avait le coeur pur » (MD317). Presque au même moment, Clarissa sort du petit salon. J’aime croire que Clarissa, d’une façon ou d’une autre, les a entendus, de la même manière qu’elle a entendu le secret de Septimus, et qu’elle revient à sa propre soirée, persuadée que ses amis vont enfin accepter son offrande, qu’il est peut-être possible de communiquer, d’être ensemble sans avoir à mourir.

Clarissa n’est pas une grande amoureuse (elle a refusé l’amour de Peter), elle n’a pas une grande conscience sociale (« elle aimait la réussite, détestait l’inconfort »), elle ne connaît rien à l’histoire (« elle confondait les Arméniens et les Turcs »), elle n’est ni cultivée (« elle ne pensait pas, elle n’écrivait pas, elle ne jouait même pas du piano »), ni intelligente (« elle disait des bêtises à la pelle ») (MD223), et pourtant elle a, plus que tout autre, cet amour insensé de la vie qui la rapprochait des gens et des choses, cet amour qui débouchait sur cette croyance qu’une partie d’elle, invisible, ne peut mourir :

Elle avait des affinités étranges avec des gens à qui elle n’avait jamais parlé, une femme dans la rue, un homme derrière un comptoir — ou même avec un arbre, une grange. Cela finissait par une théorie transcendantale qui, avec son horreur de la mort, lui permettait de croire, ou d’affirmer qu’elle croyait (malgré tout son scepticisme) qu’étant donné que nos apparitions (la partie de nous qui apparaît) sont éphémères par rapport à l’autre partie de nous, la partie invisible, qui est beaucoup plus étendue, l’invisible pourrait bien survivre, pourrait être conservée d’une manière ou d’une autre, pour aller s’attacher à telle ou telle personne, ou même venir hanter certains lieux après la mort… peut-être… peut-être.

MD264

La misère de notre époque, si je peux conclure de façon un peu solennelle, c’est d’être incapable d’un tel amour (ce qui faisait dire à René Girard que le héros romanesque contemporain est le héros du moindre désir), incapable de reconnaître « le coeur pur de Clarissa », le sacrifice de Clarissa qui, malgré les apparences, correspond bien à ce sacrifice dont parlait Dostoïevski :

Comprenez-moi bien : le sacrifice volontaire, en pleine conscience et libre de toute contrainte, le sacrifice de soi-même au profit de tous, est selon moi, l’indice du plus grand développement de la personnalité, de sa supériorité, d’une possession parfaite de soi-même, du plus grand libre arbitre. Une personnalité fortement développée […] ne peut rien faire d’elle-même, c’est-à-dire ne peut servir à aucun usage que de se sacrifier aux autres afin que les autres deviennent exactement de pareilles personnalités arbitraires et heureuses[26].

S’il est une chose que ce roman nous apprend, comme tout roman dans lequel « l’esthétique se renverse en éthique » (CL366), comme dit Broch, c’est que le souci de l’autre, c’est aussi d’être capable de recevoir ce que l’autre donne, car ce qui est donné par un coeur pur, c’est toujours en définitive non seulement l’amour de la vie, mais la promesse d’une autre vie, d’une vie nouvelle qui serait comme cachée dans celle-ci, d’une autre vie qui serait comme le coeur de celle-ci. Qui aime ainsi la vie, qui est aimé par quelqu’un qui aime ainsi la vie, n’est plus sûr de mourir, n’est plus sûr de vouloir mourir. Le rêve qui fait de nous des humains, le rêve qui ouvre sur l’infini du réel, se déploie entre ce doute et cette espérance.