
Volume 45, numéro 3, 2009 Figures de l’héritier dans le roman contemporain Sous la direction de Martine-Emmanuelle Lapointe et Laurent Demanze
Sommaire (9 articles)
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Présentation : figures de l’héritier dans le roman contemporain
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Les possédés et les dépossédés
Laurent Demanze
p. 11–23
RésuméFR :
Sociologues et historiens de la famille décrivent la modernité comme la perte des communautés traditionnelles qui soudaient l’un à l’autre l’héritier et ses ancêtres. Pour s’inventer librement, l’individu moderne rompt les entraves du passé, mais cette libération est aussi vécue chez les écrivains contemporains avec culpabilité. Afin d’y remédier, ils font une place à la fois inquiétante et fondatrice aux spectres et aux revenants de la généalogie, qui étayent et disloquent la parole de l’héritier. C’est ainsi que Sylvie Germain et Jean Rouaud, Gérard Macé, Pierre Michon et Pierre Bergounioux sont des écrivains hantés. Ce sont autant d’héritiers dont les gestes reconduisent des vies antérieures, et dont les mots sont comme magnétisés par les parlures ou les inflexions des parents. Ces héritiers sont donc en quelque sorte à la fois dépossédés d’un passé familial qui n’est pour eux que ruines et deuil et possédés par ces êtres absents qui obsèdent leur conscience et parasitent leur parole. L’héritier est alors déchiré par la mélancolie, au point de se faire tombeau de ses ascendants. À travers la thématique spectrale, la littérature contemporaine analyse toute la situation ambivalente de l’individu contemporain, à la fois orphelin et parricide d’un passé familial, et les secousses inconscientes et linguistiques de cette perte.
EN :
Sociologists and historians of family describe modernity as the loss of traditional communities that tacitly bound descendants with ancestors. In order to freely invent oneself, the modern individual breaks with the constraints of the past, but contemporary writers sense a certain guilt in this liberation. They act to resolve this by creating a space, at once disturbing yet inviting to the ghosts and spectres of genealogy, a space that both supports and distorts the words of the heir. In this way, Sylvie Germain and Jean Rouaud, Gérard Macé, Pierre Michon and Pierre Bergounioux are haunted writers. As heirs their gestures recall past lives and their words replicate their parents’ inflections and way of talking. They are dispossessed of a family past that to them represents ruin and grief, yet possessed by those absent beings who intrude obsessively on their consciousness and speech. They are heirs torn apart by a melancholy that extends to the grave of their ancestors. Contemporary literature vies with this spectral theme to analyze the ambivalent situation of the contemporary individual, both orphan and parricide of a family past, and the unconscious and linguistic upheavals that accompany this loss.
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VLB au pays des géants
Michel Biron
p. 25–40
RésuméFR :
Cet article étudie la figure de l’héritier chez Victor-Lévy Beaulieu à partir d’une analyse des deux essais « monumentaux » qu’il consacre à Melville et à Joyce. L’héritier ne se définit pas ici comme un disciple ou même un successeur de ses modèles, mais se projette entièrement dans leur oeuvre et dans leur vie au point de les dévorer et de les faire siennes. Au-delà d’un rapport strictement métatextuel ou intertextuel, VLB s’empare de ces oeuvres pour transformer la littérature en une expérience totale par laquelle se superposent le désir impossible de la grande oeuvre, la hantise de la famille (avec le thème central de l’inceste) et l’échec de la nation.
EN :
This article examines the notion of heir in Victor-Lévy Beaulieu’s voluminous non-fiction work devoted to Melville and Joyce. The heir is defined as neither follower nor successor, but is so completely absorbed in the work and life of his mentors as to become fully part of it. Beyond metatextuality and intertextuality, VLB penetrates their works, thereby transforming literature into a total experience overlaid with the impossible desire of the masterwork, the haunting family (with incest as a core theme) and the failed nation.
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La gloire du dernier. De La gloire des Pythre au cycle romanesque
Élisabeth Nardout-Lafarge
p. 41–56
RésuméFR :
Cet article analyse, dans La gloire des Pythre de Richard Millet (1995), d’une part la thématisation de la question de l’héritage, à la fois dans des scènes qui figurent sa transmission et dans le portrait du dernier héritier, et le destin que le roman lui attribue. D’autre part, il interroge l’héritage littéraire, en étudiant d’abord le dialogue intertextuel avec certaines oeuvres, puis l’architextualité romanesque revendiquée dans le roman et déployée au-delà dans le cycle romanesque dont il est la matrice. Ainsi La gloire des Pythre, qui met en scène la disparition d’un monde en même temps que celle de la voix qui la narre, donne-t-elle lieu, paradoxalement, à la relance infinie de ce récit de la fin.
EN :
This article analyzes La gloire des Pythre by Richard Millet (1995 ) by advancing the theme of heritage as portrayed in certain scenes, and in the portrait accorded by the novel of the last heir and his ultimate destiny. It further questions the heritage of literature, first examining the intertextual dialogue of certain works, and then the novelistic architextuality of the text as further manifested in the novelistic cycle which forms its matrix. Paradoxically, La gloire des Pythre, in which both a world and the narrative voice disappear, gives rise to an endless retelling of this story of the end.
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Héritage et exemplarité dans Demain je meurs : l’oeuvre de dé-familiarisation de Christian Prigent
Mathilde Barraband
p. 57–75
RésuméFR :
À la suite d’Une phrase pour ma mère (1996) et de Grand-mère Quéquette (2003), le texte Demain je meurs (2007) prolonge l’enquête romanesque de Christian Prigent autour des figures de son ascendance. Ce récit de la vie du père refuse de se constituer comme récit d’un destin, c’est-à-dire comme ensemble cohérent et orienté dont il serait dès lors possible de déduire une leçon. La vie du père, communiste orthodoxe, aura été entièrement régie par ce régime de l’édification, sa philosophie dirigée par la croyance en un progrès régulier, en un sens de l’histoire. Le récit par le fils s’attachera a contrario à constituer la représentation la plus inexemplaire qui soit de cette vie exemplaire et, ce faisant, à contrecarrer une certaine philosophie de l’histoire, aux deux sens du terme (narration et Histoire). Tout est mis en oeuvre pour éviter la fixation et la progression du sens : variation des points de vue, récits enchâssés, décrochages versifiés, réécritures, parodies, etc. ; pourvu que le récit puisse s’extraire des lieux rhétoriques et idéologiques où l’on veut l’assigner. Le récit de filiation se fait ainsi récit de dé-familiarisation, « traversée critique des lieux communs et production d’inouï — d’inquiétante étrangeté (Christian Prigent, Quatre temps) », dans lequel le fils tout à la fois expose et liquide l’héritage qui est le sien.
EN :
With Demain je meurs (2007 ), Christian Prigent continues to investigate the figures of his ancestry, refusing to represent his father’s life story as a destiny, or a coherent whole that imparts a lesson. An orthodox communist, his father led a life entirely constructed within this edifying framework, his philosophy buoyed by a belief in consistent progress, in a reason in history. The son’s story, however, sets out to represent this exemplary life in the most unexemplary manner, thereby confounding a certain philosophy of history as well as a common conception of storytelling. Every effort is made to preserve shifting meanings: varying viewpoints, encapsulated narratives, passages in verse, rewritings, parodies, etc.; provided the narrative manages to escape the rhetorical and ideological commonplaces. The narrative of “filiation” becomes a narrative of “defamiliarization,” a “traversée critique des lieux communs et production d’inouï—d’inquiétante étrangeté [“critical survey of common places and of unusual, disturbing strangeness”] (Christian Prigent, Quatre temps)”, in which the son at once exposes and liquidates his heritage.
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Hériter du bordel dans toute sa splendeur : économies de l’héritage dans Va savoir de Réjean Ducharme
Martine-Emmanuelle Lapointe
p. 77–93
RésuméFR :
Va savoir de Réjean Ducharme multiplie les citations, les références encyclopédiques et les fragments d’oeuvres littéraires, sans toujours en dévoiler les origines et les sources. Sans nier l’importance d’une telle prolifération intertextuelle, le présent article s’attache plutôt aux discours et aux motifs qui accompagnent les héritages matériels et familiaux de Va savoir. En ne cessant de faire retour sur certaines figures, de la ruine à la souche, en passant par l’enclume, le roman témoigne des apories liées au fait d’hériter. Il se double par là même d’une réflexion sur les économies de l’héritage qui éclaire, à bien des égards, le rapport du narrateur, Rémi Vavasseur, à son passé et à son avenir.
EN :
Va savoir by Réjean Ducharme abounds with quotations, encyclopedic references and fragments of works, without always disclosing their origins and sources. Far from denying the importance of such an intertextual proliferation, this article rather follows the discourses and metaphors which underline the material and family legacies in Va savoir. By constantly harking back to certain figures, from damaged family roots to the forging anvil, the novel deals with problems that accompany inheritance. It also presents thoughts on the economics of heritage that explain, in many ways, the relationship of the narrator, Rémi Vavasseur, with both his past and future.
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Le silence des pères au principe du « récit de filiation »
Dominique Viart
p. 95–112
RésuméFR :
Cet article porte sur l’un des traits majeurs des récits de filiation, mis en évidence par chacun d’eux ou presque. Il s’agit du défaut de transmission dont les écrivains présents, ou leurs narrateurs, s’éprouvent comme les victimes. Dans L’orphelin de Pierre Bergounioux, La marque du père de Michel Séonnet, Je ne parle pas la langue de mon père de Leïla Sebbar, Atelier 62 de Martine Sonnet et Le jour où mon père s’est tu de Virginie Linhart, les narrateurs font l’expérience majeure d’une déliaison, s’éprouvent comme orphelins et manifestent par là même une lucidité particulière envers leur situation historique, lucidité qui affecte le processus d’écriture, la matière et la manière des textes. Ces récits de filiation seraient ainsi, dans une époque en déshérence, la réponse littéraire à l’égarement de notre temps. Si nombre de romans contemporains s’élaborent sur une nostalgie du romanesque, ils semblent s’être engagés, dans leur modestie même, à renouer les fils distendus de la communauté.
EN :
This article examines a prime feature of “Filiation Narratives,” expounded by almost all the authors here, namely, the flawed transmission suffered by the writers or their narrators. In L’orphelin by Pierre Bergounioux, La marque du père by Michel Séonnet, Je ne parle pas la langue de mon père by Leïla Sebbar, Atelier 62by Martine Sonnet and Le jour où mon père s’est tu by Virginie Linhart, in which the narrators experience a strong feeling of disconnect and of being orphaned, a particular lucidity emerges towards their historical situation. This lucidity infuses the writing process, the content and the style of the texts. In an era of escheat, these Filiation Narratives are a literary response to our disparate times. While many contemporary novels express a romantic nostalgia, these stories are engaged, albeit modestly, in restoring the frayed communal bonds.
Exercices de lecture
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De l’histoire au théâtre historique dans Les Amazoulous d’Abdou Anta Kâ
Kamagaté Bassidiki
p. 115–127
RésuméFR :
La pièce Les Amazoulous est tout entière ancrée dans l’histoire. Aussi la question du rapport à l’histoire est-elle incontournable chez Abdou Anta Kâ. Si l’histoire offre un point de départ au dramaturge sénégalais, sa pièce n’en est pas pour autant une thèse d’histoire. En fait, Anta Kâ se sert de l’histoire pour concevoir un théâtre emprunt de référents historiques sans tomber dans l’éloge d’un quelconque passé idyllique. Son oeuvre se contente alors d’en appeler à l’esprit critique de chaque lecteur-spectateur qui est contraint de faire sa propre lecture du fait historique représenté.
EN :
The play Les Amazoulous is rooted in history and this implicit relationship is instrumental for Abdou Anta Kâ. For the Senegalese playwright, history offers a point of departure but the play does not purport to be an historical thesis. Anta Kâ uses history to create a theatre that borrows historical references without yielding to undue praise of some idyllic past. His work suffices to call upon the critical spirit of each reader-spectator to do his own reading of the historical fact represented.
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Roland Barthes et son Journal : de l’inclination à la délibération
Valérie Stiénon
p. 129–150
RésuméFR :
C’est à l’occasion d’une circonstance malheureuse, celle de la maladie de sa mère bientôt mourante, que Roland Barthes s’essaie à l’écriture diariste, à Urt en 1977. Cette brève initiation à l’écriture journalière devient rapidement un important sujet de réflexion : « Je n’ai jamais tenu de journal — ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un », déclare-t-il en 1979, en ouverture de son article « Délibération » paru dans le numéro 82 de Tel Quel . La question, en effet, requiert pour le moins une délibération : tout se passe comme s’il s’agissait de trouver de nouvelles raisons de douter, quitte à déplacer la suspicion initiale sur le bien-fondé d’une pratique vers la mise en cause de sa valeur littéraire puis vers celle de sa « publiabilité ». À court d’arguments destinés à sauver le Journal d’une littérature sans preuves où le confinent sa valeur incertaine et sa redondance, la sinueuse délibération personnelle de 1979 ne parvient au mieux qu’à lui découvrir une littérarité douteuse, avant d’éluder la question de l’écriture diariste en l’orientant vers l’utopie d’un Journal idéal qui serait rythme et leurre , qui inscrirait dans l’idiorrythmie de sa structure une conduite de vie idéale et déjouerait les pièges de l’Imago. Cet article s’emploie à cerner les enjeux de l’écriture barthésienne du journal personnel afin de mettre en évidence son importance comme clé de relecture de la production du « dernier Barthes ». Digressive et intermittente, souple et expérimentale, l’écriture du Journal s’avère convenir à la « papillonne » d’un observateur du quotidien à qui elle offre les avantages d’une pratique personnalisée et cumulative de la notatio, à condition toutefois d’affranchir cette dernière de l’infatuation du narcissisme, non assimilable à la véritable subjectivité.
EN :
It was during the unfortunate circumstance of his mother’s terminal illness that Roland Barthes sought to write as a “diarist,” in Urt in 1977 . This brief attempt at keeping a daily journal quickly became an important practice of reflection: “Je n’ai jamais tenu de journal—ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un.” (“I had never kept a diary—or rather, I never realized that I should …”), he observed in 1979 , at the beginning of his paper aptly entitled “Délibération,” published in the literary journal Tel Quel. Questions come to mind about the practice of the diarist: what justifies these elliptical repetitions, what of its literary value, and its “publishability.” With few arguments justifying the practice, the debate points to a problematic kind of literature. This paper identifies the contingencies of daily personal writing in order to highlight its importance as key in understanding the last work of Barthes. Digressive, multi-faceted and experimental, the writing style of the Diary fits the flitting nature of this observer of daily life. It offers the advantages of a cumulative notatio, ideally free of any narcissism that would be incompatible with authentic subjectivity.