Combien de setiers de vin ou de boisseaux de blé faut-il donner pour obtenir un diagnostic médical ? Une maison vaut combien de chaussures ? Comment faire en sorte que les produits hétérogènes du cordonnier et du cultivateur soient commensurables avec ceux de l’architecte et du médecin ? Enfin, comment se fait-il que deux êtres, socialement distincts, soient à même d’échanger quoi que ce soit ? De telles questions, parmi les plus commentées dans l’histoire de la pensée économique, peuvent sembler loin des considérations littéraires du Grand Siècle. Pourtant, commencer notre réflexion avec Aristote n’est pas si étranger à notre propos qu’il paraît à première vue. S’il est vrai qu’en français le sens étendu de commensurable ou d’incommensurable serait postérieur à l’époque qui nous intéresse — selon Littré, Voltaire était le premier à outrepasser la définition strictement mathématique en parlant de l’« incommensurabilité » de l’âme et du corps —, il s’agit néanmoins d’un concept, ou plus précisément d’une opposition conceptuelle, qui traverse le xviie de part en part. À une époque où la hiérarchie sociale s’appuyait sur une incommensurabilité foncière entre la noblesse et la roture, c’est-à-dire entre deux états par définition dissemblables au point de n’admettre aucune mesure commune, il n’est pas étonnant que l’imaginaire littéraire de l’époque n’épouse aussi cette fracture, et des écrivains comme Guez de Balzac, Gabriel Guéret ou Nicolas Boileau ne condamnent sans appel tout usage bourgeois des lettres au profit d’une recherche désintéressée de la gloire littéraire. Mais il y a plus. Au-delà du lieu commun qui oppose la noblesse et la roture, le don et le gain, la gloire et l’intérêt (dont les vers de Boileau restent peut-être l’exemple le plus célèbre), la littérature du « long » xviie siècle nous offre un terrain privilégié pour une réflexion sur la commensurabilité au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire sur les rapports (économiques, mais plus généralement axiologiques) entre « les contractants différents et inégaux qu’il faut pourtant égaliser ». Il suffit d’ouvrir, par exemple, Le roman bourgeois de Furetière pour voir ce genre de questionnement explicitement à l’oeuvre. Le « Tarif des Partis sortables » et l’« Estat et Rolle des Sommes » nous proposent carrément des tables d’équivalences afin de « pareiller », selon le mot expressif d’une traduction des Éthiques du xvie siècle, divers objets hétérogènes du paysage littéraire et social de l’époque, allant, dans le premier cas, des personnages « réels » avec leur rang et leurs rentes (pour « une fille qui a deux mille livres en mariage […] il lui faut un marchand du Palais », etc.) jusque, dans le second, aux situations et aux personnages fictifs avec les formes poétiques qui sont censées les représenter (pour « les personnages introduits dans ces poëmes, la taxe s’en fait au double de celle qui est faite pour pareilles places de prose », etc.). Dans ce contexte, il n’est pas inutile de se rappeler que c’est par la notion de mesure commune comme condition nécessaire à toute association politique qu’intervient la réflexion numismatique d’Aristote, « car il ne saurait y avoir ni communauté d’intérêts sans échange, ni échange sans égalité, ni enfin égalité sans commensurabilité ». Malgré la récupération ultérieure d’Aristote comme le premier penseur de l’économique « pure », il n’empêche que sa célèbre analyse monétaire (par ailleurs très brève : quelques pages seulement dans le contexte des douze livres de l’Éthique à Nicomaque) se situe dans une interrogation beaucoup plus large sur la justice et sur l’éthique en général, autrement dit, sur le rapport entre agents moraux dans la cité. Que cette « …
Présentation[Notice]
- Craig Moyes
Diffusion numérique : 19 août 2009
Un document de la revue Études françaises
Volume 45, numéro 2, 2009, p. 5–12
L’échelle des valeurs au xviie siècle : le commensurable et l’incommensurable
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