C’est en lui accordant le crédit d’une signification jusqu’alors déniée que le roman moderne a pu faire du quelconque son objet. Ainsi l’insignifiant s’est-il vu accorder de l’importance, à la faveur d’une mise en récit dans laquelle il a trouvé une direction et un sens. Cette contradiction fondamentale d’une littérature qui cherche à dire le monde dans son foisonnement et, ce faisant, le met en ordre traverse tout le xxe siècle, sous diverses formes, et se manifeste avec une singulière acuité dans les écritures contemporaines. En se donnant pour tâche d’étudier les diverses manifestations d’une telle contradiction à travers la polysémie de l’insignifiant, qui en fait surgir toute la complexité, le présent numéro entend non seulement explorer chacun des aspects essentiels du questionnement pour lui-même, mais espère encore les éclairer par ce rapprochement. Si, de la volonté de brosser le tableau de la société à celui de portraiturer les vies minuscules, le banal et l’infime semblent bel et bien se frayer un chemin, on peut penser que la science naturaliste, le merveilleux surréaliste, l’absurde convoyé par la guerre et la crise des idéologies tendent, chacun à leur manière, à les sortir de leur condition ordinaire. Dans le même temps, l’expérimentation formelle dévoilant la charpente des constructions auxquelles elle succède, le bouleversement de la mise en oeuvre narrative du texte entraîne nécessairement d’importantes mutations tant dans le champ de la représentation que dans les modes de lecture. La notion plurielle d’insignifiance permet d’appréhender l’influence réciproque de ces différentes évolutions dans l’histoire récente de la littérature, tout en explicitant au sein du texte la manière dont la nature du sujet et la structuration de l’intrigue oeuvrent conjointement à la production du sens. Est insignifiant, ce qui ne présente aucun intérêt. Or une histoire est toujours extra-ordinaire, pour la simple raison que la raconter suppose qu’elle en soit digne, et tant il est vrai que le quelconque — comme pris en étau entre litote et euphémisme — a du mal à se conserver tel dans l’espace du livre. « Rien, remarque fort justement Barthes, est peut-être le seul mot de la langue qui n’admet aucune périphrase, aucune métaphore, aucun synonyme, aucun substitut, car dire rien autrement que par son pur dénotant (le mot « rien »), c’est aussitôt remplir le rien, le démentir. » L’insignifiant, indicible, ne pourrait-il être signifié que par des voies détournées, comme ce discours du temps qu’il fait observé par l’auteur dans l’Aziyadé de Pierre Loti ? On n’en est pas moins porté à se demander si cette insignifiance artificiellement recréée n’est pas une insignifiance de roman, comme on dirait une insignifiance d’opérette, précisément parce que le romanesque en a altéré la nature. La fascination qu’exercent au xxe siècle le pas grand-chose et le presque rien sur les écrivains comme sur les critiques, qu’ils prennent la forme de l’impudeur, de l’ironie ou de la réticence, tient sans doute dans cette contradiction : décrire l’infra-ordinaire implique bel et bien de lui donner un sens, l’insignifiant perd son insignifiance dès qu’on l’interroge. Est insignifiant, en une seconde acception, ce qui n’est pas important, n’a pas de conséquence. Or, la narration elle-même nécessite un agencement des faits, impose tri et sélection. « L’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vue encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’à-côté », écrivait Maupassant dans sa préface à Pierre et Jean. Le lecteur, à l’instar d’un Barthes confronté au détail inutile, est ainsi naturellement fondé à chercher la fonction de ce qui, en premier lieu, semble …