Volume 44, numéro 3, 2008 Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction Sous la direction de Marie-Ève Thérenty et Guillaume Pinson
Sommaire (11 articles)
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Présentation : le minuscule, trait de civilisation médiatique
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Petit lexique des microformes journalistiques
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Le journalisme au microscope. Digressions bibliographiques
Jean-Didier Wagneur
p. 23–44
RésuméFR :
Le développement important de la petite presse à la fin de la monarchie de Juillet et sous le Second Empire s’offre comme un corpus riche de représentations autoscopiques du journalisme. Empruntant aux genres physiologique, biographique, didactique, cette textualité fonctionne à la fois comme connivence avec le lectorat, construction de sa légitimation dans le champ littéraire et mémoire. Est ici proposée une excursion bibliographique parmi ces interventions. Tour à tour satiriques, parodiques ou apologétiques, ces textes travaillés par une forte ironisation sont le symptôme d’une fascination du social pour la presse en même temps qu’ils soulignent les procédures d’appropriation et de détournement de formes littéraires.
EN :
The vibrant development of the small press at the end of the July Monarchy and during the Second Empire produced a rich corpus of historic journalism’s self-representation awaiting dissection. Drawing upon physiologies, biography, didactic genres, this diverse textuality achieved a certain literary and informational legitimacy by successfully generating a complicit readership. The bibliographic excursion proposed here through these highly ironic texts shows society’s fascination with a press largely characterized by satire, parody and apology, while vying for approval and hijacking literary forms.
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« Esprit, es-tu là ? » Épigramme et satire en 1830
Boris Lyon-Caen
p. 45–56
RésuméFR :
« Pochades », « Bigarrures », « Coups de lancettes »… L’épigramme en 1830 investit la prose journalistique, de la manière lapidaire et économe qui constitue sa marque de fabrique. Notre article vise à présenter les ressorts comiques et critiques de cette forme brève. À décrire la rhétorique du sous-entendu qui la fonde, contraintes législatives « aidant ». À la réinscrire, aussi, dans le cadre de l’histoire culturelle et politique du trait d’esprit : les plumes alertes et acérées du Figaro ou de La Caricature font passer dans l’opposition cet apanage de la culture aristocratique qu’étaient, chez l’honnête homme du xviie et du xviiie siècles, la raillerie et le persiflage. Par-delà son caractère divertissant, l’éloquence y devient corrosive. Les circonstances (historiques) et le support (périodique) de l’épigramme font s’actualiser et se réinventer l’éthique et l’esthétique du satiriste, tout en distinction et en connivence. Corrélat méthodologique : les formes ainsi prises par la satire prouvent la nécessité, s’il le fallait, d’ancrer la pragmatique du discours dans l’histoire.
EN :
“Light sketches,” “Banter,” and “Barbs”… In the 1830s, the epigram was a succinct and pithy part of journalistic prose. This article explores the comical and critical scope of this concise form, its insinuating prose cunningly bucking legal constraints, and places it in its cultural and political context. The acerbic pens of Le Figaro and La Caricature gave the ordinary citizen of the 17th and 18th century a mocking view that was once the exclusive prerogative of aristocratic culture. The entertaining eloquence belied a more caustic intent. The circumstances (historical) and support (periodical) for the epigram shaped the satirist’s ethics and aesthetics in a refined way that cleverly drew in its audience. Methodological correlative: the resulting satirical forms necessarily situated the actual practice of the discourse in history.
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Vies drôles et « scalps de puce » : des microformes dans les quotidiens à la Belle Époque
Marie-Ève Thérenty
p. 57–67
RésuméFR :
Cet article étudie le développement d’un nouveau genre journalistique à la Belle Époque : des articles très travaillés et souvent minuscules qui paraissent en une de quotidiens comme Le Figaro, L’Écho de Paris ou Le Gaulois. Certains écrivains, comme Jules Renard, Étienne Grosclaude, Alfred Capus ou Alphonse Allais, s’en font une spécialité et en vivent. Ces articles se définissent à la fois par leur caractère bref et par leur humour souvent fondé sur l’absurde et l’incongru. Il s’agira de montrer que, loin d’avoir uniquement une fonction de divertissement, ces textes intègrent les mutations du système de l’information, le passage à la chose vue et les exigences d’une écriture de l’actualité. Mais, ce faisant, ils prennent aussi à revers et à défaut la grande machinerie de l’information par ces petites déflagrations ironiques et poétiques installées au sein même de ses colonnes d’actualité.
EN :
This article examines the development of a new type of journalism during the Belle Époque: highly refined articles, micro-forms, miniatures that appeared in daily newspapers like Le Figaro, L’Écho de Paris and Le Gaulois. Writers like Jules Renard, Étienne Grosclaude, Alfred Capus and Alphonse Allais made a living and a specialty of these kinds of writing. Characteristically brief, these often humorous articles drew on the absurd and the incongruous. But far more than solely entertaining, they reflected the changes occurring in information systems, the demand for and transition to describing current events and things seen. Thus did these little landmines of irony and poetics lurk within the news columns, serving as sly jibes at the system and the big information machine.
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Poème en prose et formes brèves au milieu du xixe siècle
Silvia Disegni
p. 69–85
RésuméFR :
L’auteur de l’article vise à examiner l’apport de la presse dans la définition, la pratique et le développement d’une nouvelle forme poétique en prose dans les années 1840-1860 du xixe siècle en France. Elle tend à démontrer qu’un tel renouvellement poétique ne peut être dûment analysé que si l’on opère une distinction entre les formes brèves du journal et les formes les plus longues (chroniques, contes et certains faits divers), les unes et les autres n’ayant pas toujours joué le même rôle dans l’histoire du poème en prose. Si les premières ont marqué la poésie de l’avant-garde dont les traces peuvent déjà être trouvées vers la fin du xixe siècle, dans les années qui ont succédé les décennies examinées, lors des années 1840-1860, le poème en prose se développe surtout dans le cadre des formes longues et plus légitimées auxquelles se sont essayés les écrivains majeurs du siècle. Car un tel cadre permet mieux, pour la nature et l’extension de celles-ci, d’accueillir les nouvelles compositions de la modernité et de développer les différentes formes de dualisme oxymorique qui les caractérisent.
EN :
The author of this article examines the contribution of the press in defining, practising and developing a new poetic form of prose during the 1840s-60s in France. She seeks to demonstrate that this renewed poetic can be analyzed only if there is a clearly recognized distinction between the brief and the longer newspaper forms (columns, stories and certain factual exposés), given their differing roles in the history of the poem in prose. While the short form signaled the poetry of the avant-garde, traces of which were already evident at the end of the 19th century, i.e., after the 1840s-60s, the poem in prose developed largely within the framework of the longer, more legitimate forms used by major 19th century writers, since this framework was more conducive to the new modern compositions frequently characterized by forms of oxymoric dualism.
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Micro-histoire(s) du contemporain : détails et choses vues (1830-1870)
Corinne Saminadayar-Perrin
p. 87–107
RésuméFR :
Historien du contemporain, le petit journal au xixe siècle se donne pour mission d’enregistrer en temps réel les infimes particularités qui font l’actualité — d’où la prédilection pour une saisie fragmentée du social dont rendent compte les faits-Paris, les échos, les « choses vues » ou les nouvelles à la main ; d’où aussi une réévaluation des fonctions traditionnelles du détail, lequel désormais vaut moins pour ce qu’il signifie que par ce qu’il manifeste. L’écriture journalistique de l’histoire au présent rend sensible l’opacité, le bougé, la résistance au sens qui caractérisent l’événement en acte. Les expériences formelles que favorisent les microformes journalistiques esquissent une possible redéfinition de l’écriture historique, dialogique et soucieuse de préserver le noeud de virtualités qu’incarne à tout moment le devenir. À cet égard, le caractère périodique et médiatique du journal manifeste et favorise un changement de paradigme et une conception nouvelle du discours historique, préfigurant ainsi la rencontre à venir du reportage et de la littérature d’avant-garde.
EN :
The mission of the small 19th century newspaper was to record bits of news, snippets of insight on everyday experience, Paris life, the nitty-gritty news of “things seen,” an alternate twist on traditional viewpoints and reports. What mattered was that something happened, its meaning less so. Here was history as homespun journalism, putting things plain. These real time descriptions redefined historical writing as essentially conversational and alert to both present and future possibilities. We see here a paradigm shift promoted in the periodical and newspaper and a new concept of the historical discourse that blended reporting and avant-garde literature.
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L’impossible panorama : l’histoire fragmentée du journal au xixe siècle
Guillaume Pinson
p. 109–119
RésuméFR :
Quel discours le xixe siècle a-t-il tenu sur le journal, quel imaginaire a-t-il déployé pour tenter de décrire l’objet périodique et son impact sur la société française ? Telle est la question que pose cet article qui se propose de mettre en concordance les petites formes médiatiques, telles qu’elles se déploient dans le journal, et la façon dont le xixe siècle a représenté et mis en scène le journal. Autrement dit, le modèle micropoétique qui organise la mosaïque médiatique contamine le discours tenu sur le journal. On peut le vérifier dans plusieurs genres et registres : la « littérature panoramique » (études de moeurs, codes, physiologies, keepsakes) sous la monarchie de Juillet, les inventaires anecdotiques et les petites biographies de journalistes sous le Second Empire ou encore les Mémoires de journalistes sous la IIIe République. Tous ces genres sont directement inspirés de la sphère médiatique et connaissent souvent des prépublications en journal ; ils se situent au croisement de la nouvelle à la main (la blague) et de l’anecdote, tout en dérivant constamment vers la fiction. Mais une nuance doit être apportée, notamment du côté de certaines entreprises romanesques (les Illusions perdues de Balzac, Charles Demailly des Goncourt, Bel-Ami de Maupassant, entre autres) ainsi que des débuts de l’historiographie du journal, qui naît à la fin des années 1850 avec la vaste Histoire politique et littéraire de la presse en France d’Eugène Hatin. On trouve là une ampleur et une hauteur de vue qui déplacent indéniablement le modèle micropoétique.
EN :
What was the 19th century’s discourse on the newspaper, what vision underpinned the periodical and its impact on French society? This article explores the forms of the small press within the established 19th century newspaper, noting that the micro-poetic model within the media mosaic contaminates the discourse on the newspaper itself. This can be verified in various genres and aspects: panoramic literature (study of customs, codes, physiologies, keepsakes) during the July Monarchy, inventories of anecdotes and short biographies of journalists during the Second Empire as well as journalists’ output under the Third Republic. These media-based genres were often pre-published in newspapers and interfaced with artisanal news (jokes) and anecdotes, always tending to fiction. But there’s an important nuance here, notably in respect to certain Romanesque works (Balzac’s Illusions perdues, Goncourt’s Charles Demailly, Maupassant’s Bel-Ami, among others) as well as early newspaper historiography begun in the late 1850s with Eugène Hatin’s enormous Histoire politique et littéraire de la presse en France, which is of such expansive high quality as to definitively displace the micro-poetic model.
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La métamorphose des oxymores. Le résumé de l’étape par Henri Desgrange et Albert Londres
Pierre Popovic
p. 121–138
RésuméFR :
L’idée de faire le tour d’une chose, d’une question, d’un pays est en soi aporétique et illusoire. On ne fait en fait jamais qu’un tour parmi une infinité d’autres possibles en sorte que faire le tour suppose toujours des choix, des renoncements, des ellipses, un art de la synecdoque et, surtout, une façon de décréter que tel itinéraire ou que tel inventaire constitue une partie exemplative d’un grand tout dont il est à la fois le sous-produit et la quintessence temporaire. Pour le dire autrement : faire le tour implique une poétique narrative. Le Tour de France cycliste — précédé par d’autres « tours de France » célèbres (des monarques et des gouvernants, de « deux enfants », de Flora Tristan, des premiers enquêteurs sociologiques) — n’échappe pas à cette règle. Des débuts en 1903 jusqu’à aujourd’hui, les chroniqueurs de « la Grande Boucle » ont développé maintes formes destinées à rendre compte au mieux de la course et à transformer le périple des « forçats de la route » en événement. En prenant pour corpus des textes de deux des plus illustres commentateurs du Tour, son fondateur Henri Desgrange et Albert Londres, l’étude dégage les ressources rhétoriques, narratives, intertextuelles et interdiscursives mobilisées par « le récit de l’étape » avant de montrer que ce récit serait illisible s’il ne se fondait dans l’horizon d’un imaginaire social particulier.
EN :
The notion of exhaustively exploring something, a question, a country, is in itself aporetic, an illusion. We only reconnoitre once around, amid infinite possibilities, choosing, discarding, bypassing, an art of synecdoche, decreeing that such an itinerary or inventory is but part of a greater whole, a sub-product, an evanescence. The once-around tour involves a narrative poetics, as witness the Tour de France cyclist—on the heels of other famous “Tours de France” (monarchies and governments, of Flora Tristan’s “two children,” the early sociologist investigators). From the start in 1903 to the present day, the “Grande Boucle” (“Great Loop”) reporters constantly sought better ways to report the dramatic cyclist event. Looking at the corpus of texts by the two most illustrious Tour commentators, its founder Henri Desgrange, and Albert Londres, this study reveals the rhetorical, narrative, intertextual and interdiscursive resources mobilized by the “récit de l’étape” (“stage report”), then shows how this account would be unreadable outside a specific social imaginary.
Exercice de lecture
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La bibliothèque imaginaire de l’humanité souffrante dans la trilogie Soifs de Marie-Claire Blais
Karine Tardif
p. 141–157
RésuméFR :
Cet article examine la façon dont Marie-Claire Blais, dans la trilogie Soifs, convoque des personnages et des textes significatifs de la littérature afin de mettre en relief l’une des constantes thématiques de la trilogie, à savoir la souffrance et l’innocence des victimes du xxe siècle et de l’époque actuelle. Par son ampleur et son insistance, le travail intertextuel tend à se présenter comme une réflexion sur la littérature, conçue non pas comme un refuge dans lequel des consciences troublées par le chaos et la violence du monde d’aujourd’hui peuvent trouver un peu de paix et de beauté préservées de ce même chaos, mais comme un lieu de distance d’où s’établit un point de vue sur le monde, un lieu où le sujet contemporain peut retrouver des traces de ses propres interrogations sur le mal et sur la mort.
EN :
This article explores the way Marie-Claire Blais, in her trilogy Soifs, integrates into her fiction significant literary characters and texts from the past in order to underline one of the trilogy’s constant themes: the suffering and innocence of the victims of the twentieth century and of today. The extensive and insistent intertextual practices in the trilogy lead on to a reflection on literature, viewed not as a refuge in which consciences troubled by the chaos and violence of our times can find some peace and beauty, but rather as a territory that offers, from a distance, a standpoint on the modern world, a place where the contemporary subject can find traces of his own questioning about death and suffering.
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Le temps contemporain ou le Jadis chez Pascal Quignard
Simon Saint-Onge
p. 159–172
RésuméFR :
Cet article vise à éclairer certains aspects d’une des dimensions importantes de l’oeuvre de Pascal Quignard, une dimension qui a trait au temps et qui innerve l’ensemble de ses écrits dès la rédaction de ses Petits traités (1977). Plus précisément, au cours de cette étude, on envisage de saisir comment l’écrivain français construit une modalité temporelle qui fraye avec la question de la contemporanéité : le Jadis. La construction de ce temps contemporain à la fois plus actuel et plus originaire que le présent apparaîtra comme un processus de figuration qui fait éclater le continuum de la temporalité ; comme ce qui détermine une poétique du temps d’une portée aporétique se défiant du tribunal de l’histoire. En appui à cette réflexion, on se propose d’analyser comment s’inscrit cette modalité temporelle dans un texte fictionnel, à savoir le conte qui clôt l’ouvrage Sur le Jadis (2002).
EN :
This article seeks to clarify aspects of an important dimension of Pascal Quignard’s work, the time-driven dimension that activates his writing from Petits traités (1977) onward. How exactly did this French writer achieve a temporal construct that opened the way to contemporaneity: le Jadis. The construction of this contemporary time, both more current and inherent, will appear as a figuration process breaking the continuum of temporality, determining as it does an aporetic poetic of time that defies historic judgement. Thus we try to discern how this temporal framework operates in a fictional text, namely the account that concludes Sur le Jadis (2002).