Résumés
Résumé
La rencontre entre Phèdre et Hippolyte, au cours de laquelle l’épouse de Thésée doit passer bon gré mal gré de son silence coupable à sa déclaration d’amour, pose aux dramaturges qui traitent ce sujet un défi technique sans pareil. Le présent article se propose d’analyser de quelles manières ce défi a été relevé ou éludé depuis Sénèque, qui a imaginé le premier cette rencontre, jusqu’à Racine, qui en a fait un chef-d’oeuvre.
Abstract
The encounter between Phaedra and Hippolytus when the wife of Theseus breaks her silence, partly unwilling, in a declaration of love is a monumental technical challenge for those who dare tackle this subject. This paper examines how various dramatists have approached this challenge, from Seneca who first envisioned such an encounter, to Racine who shapes it into a masterpiece.
Corps de l’article
Par quel ballet ensorcelant du dialogue, quelles circonvolutions à deux, quelles résistances et quels abandons, Phèdre est-elle amenée petit à petit à franchir la distance hérissée d’impossibilités qui sépare son silence amoureux de sa déclaration d’amour à Hippolyte ? La préparation et l’agencement de la rencontre entre les deux protagonistes de la légende le plus souvent reprise par les dramaturges de la Renaissance et du xvii e siècle constitue pour ces derniers un défi technique sans égal dans un des ordres les plus délicats de leur art, celui de la gradation. On peut sans doute éluder ce défi, et c’est à quoi certains d’entre eux se résigneront, en optant pour une déclaration d’amour plus ou moins à brûle-pourpoint, tel La Pinelière dans son Hippolyte (1635), qui abandonne à mi-chemin son modèle sénéquéen, comme excédé de ne pouvoir l’améliorer, et plus impatient que son héroïne de ses étapes obligées, pour enchaîner avec une Phèdre qui s’effondre aux pieds d’Hippolyte en gémissant « Jugez que je vous aime[1] » (MP, v. 748). Bidar se contente, dans son Hippolyte (1675), d’une brusquerie semblable : sa Phèdre avoue au jeune homme qu’elle n’aime plus Thésée, et précise tout de suite : « C’est vous que j’aime[2] » (MP, v. 454). Cette solution de facilité était au moins chez lui plus justifiable, dans la mesure où il adhérait à la tradition ostensiblement bien-pensante fondée par Gilbert, d’une Phèdre non plus épouse, mais fiancée de Thésée, ce qui réduisait de beaucoup l’enjeu moral de la fameuse rencontre, et par là même aussi les exigences de son traitement dramatique. Dans l’Hypolite ou le garçon insensible de Gilbert même (1647), le héros éprouvait à son tour, de surcroît, une inclination pour son éventuelle belle-mère, à qui il ne restait plus, ainsi dispensée de la déclaration d’amour alors encore canonique, qu’à lui proposer en toute simplicité de s’enfuir avec elle en Crète. Le peu d’émotion que l’aveu de sa passion pouvait encore susciter rehaussait une scène avec la confidente comme il n’y en avait plus eu depuis Euripide, et empanachée d’un premier « C’est toi qui l’as nommé[3] » (MP, v. 131) dont il reviendra à Racine de mettre pleinement en valeur le potentiel dramatique, dans une orchestration des aveux sans commune mesure avec tout ce qu’avaient imaginé ses précurseur anciens ou modernes.
Racine devait, à vrai dire, au moins trois autres innovations à Gilbert — l’Hyppolite depuis celui-ci obligatoirement amoureux, la Phèdre que Thésée confie aux soins de son fils pendant son absence, le formidable contrepoint que le suicide marin de la confidente est à la naissance marine du monstre — et il y a lieu d’admirer l’assurance avec laquelle il a su séparer tout ce bon grain de l’ivraie des concessions excessives aux bienséances. Aussi, lorsqu’il optait pour la Phèdre ravagée par un amour carrément incestueux, ne continuait-il pas tout simplement la tradition de l’Antiquité et de la Renaissance, mais la restaurait avec une audace qu’on peut mesurer aux protestations de Pradon, un autre partisan de la tradition moderne[4].
La scène entre Phèdre et Hippolyte dans un cadre moral et psychologique qui exacerbait les difficultés de son traitement était incluse dans cette première tradition depuis que Sénèque avait modifié le canevas d’Euripide. L’auteur latin s’était acquitté tant bien que mal, par quelques procédés relativement faciles à identifier, de la tâche exorbitante qu’il s’était ainsi imposée. Pour instiller un peu de mouvement dans un dialogue qui avait chez lui du mal même à démarrer, les interlocuteurs n’ayant rien en particulier à se dire d’acceptable à tous les deux — « Allons, commence, ô mon âme[5] ! » (Sénèque, v. 599) valait pour le dramaturge autant que pour le personnage —, il le rythmait de deux apartés de Phèdre. Le premier, au tout début du dialogue, (Sénèque, v. 592-600) battait tout les records de la facticité inhérente à ce procédé : revenue de son évanouissement, Phèdre s’entretenait longuement avec elle-même entre les bras d’un Hippolyte censé ne rien entendre. C’est le seul élément dramatique dont Garnier, respectueux par ailleurs de son illustre modèle, croira bon de purger sa propre version : Phèdre, qui ne n’évanouissait plus chez lui entre les bras d’Hippolyte, prononçait son premier aparté en attendant que son interlocuteur la rejoigne. Seulement un vers et demi, puisque, par une délicatesse propre à Garnier, c’est la nourrice qui se chargeait cette fois, à la réplique précédente, de formuler les encouragements les plus scabreux[6] (Garnier, v. 1334-1335).
Précisons cependant que l’humaniste français n’entendait pas renoncer pour autant au pathétique de l’embrassement à faux que lui proposait son modèle. Il le récupérait et l’intensifiait habilement dans un contexte plus approprié au goût de son temps, et avec renversement des rôles : comme nulle part ailleurs, à ce que nous sachions, il était permis à sa Phèdre d’embrasser au dénouement à son gré le cadavre du jeune homme qui l’avait rejetée de son vivant, la gestuelle amoureuse sublimait en une gestuelle funèbre et pénitente :
Garnier, v. 2209-2232Or recevez mes pleurs, et n’allez reboutant
La chaste affection de mon coeur repentant :
Recevez mes soupirs, et souffrez que je touche
De ce dernier baiser à votre tendre bouche.
Belle âme, si encor vous habitez ce corps,
Et que tout sentiment n’ayez tiré dehors,
S’il y demeure encor de vous quelque partie,
Si vous n’estes encor de lui toute partie,
Je vous prie, ombre sainte, avec genoux pliez,
Les bras croisez sur vous, mes fautes oubliez.
Je n’ay point de regret de ce que je trépasse,
Mais de quoi trépassant je n’ay pas votre grâce :
La mort m’est agréable, et me plait de mourir.
Las ! et que puis-je moins qu’ores à la mort courir
Ayant perdu ma vie, et l’ayant, malheureuse,
Perdue par ma faute en ardeur amoureuse ?
Le destin envieux et cruel n’a permis
Que nous puissions vivants nous embrasser amis
Las ! qu’il permette au moins que de nos âmes vides
Nos corps se puissent joindre aux sépulcres humides.
Ne me refusez point, Hippolyte, je veux
Amortir de mon sang mes impudiques feux.
Mes propos ne sont plus d’amoureuse détresse,
Je n’ay rien de lascif qui votre âme reblesse.
Nulle trace de Sénèque dans ce passage de pure et heureuse invention, par lequel Garnier contribuait peut-être décisivement à la longue et puissante tradition baroque des « belles morts[7] ». Celle-ci se sera éteinte du temps de Racine, qui ne pouvait non plus revenir à l’évanouissement de Phèdre. Par une seconde récupération, tout le pathétique de l’embrassement à faux passera chez lui dans le langage. Sans entrer ici dans les détails de cette transmutation si représentative du goût classique, remarquons que dans ces vers du passage qui nous intéresse :
Garnier, v. 655-662C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûté cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
le « c’est moi » encadrant par répétition un « Prince » fiévreusement interpellé vaut étreinte amoureuse, et que la suite intègre cette étreinte dans un ballet aux grâces vainement nuptiales des « moi » et des « vous ».
Comme chez Sénèque, la Phèdre de Garnier s’encourageait de nouveau à parler dans un deuxième aparté, où elle redisait aussi son impuissance à le faire, signifiée auparavant à son interlocuteur même. Cela donnait en tout quatre propos répétitifs distribués en trois répliques[8]. Face à la Phèdre revenue de son évanouissement pour lui tenir ce langage spasmodique, Hippolyte se répétait aussi, en disant quatre fois sa perplexité. Le dialogue piétinait ainsi, saccadé par ses ratés, comme un analogon des affres de l’enfantement : entre les deux mises au monde tératologiques qui encadrent sa tragédie, Phèdre est au supplice de mettre elle-même au monde l’équivalent verbal du Minotaure[9]. On le voit surtout chez La Pinelière, dans la première partie de sa scène, où il transpose Sénèque, et où Phèdre, dont il regroupe les spasmes en une seule séquence de trois répliques (MP, v. 700- 710), se décrit elle-même et se fait décrire par son interlocuteur comme une parturiente de la parole :
MP, v. 704-706 et 710Ma parole ne peur s’échapper de ma bouche,
Je l’ouvre, et quelque effort la refermant toujours
Malgré moi sur ma lèvre arrête mon discours.
[…]
Votre secret penser veut sortir et ne peut.
Mais si progression il y a dans ces circonstances, elle ne joue que sur la patience de plus en plus sollicitée de l’interlocuteur et surtout du public : chaque retour de l’impasse dialogique accroît les chances de son éclatement.
Les moments purement répétitifs alternent avec des tentatives avortées de faire avancer le dialogue : plusieurs insinuations de Phèdre, qu’Hippolyte ne relève pas, et plusieurs équivoques, dont une, involontaire, de ce dernier, et que Phèdre se contente de commenter mollement en aparté. Nous distinguerons, pour les besoins de cette analyse, entre insinuation et équivoque en disant que l’une n’est due qu’à l’initiative de celui qui l’emploie, sans préalable dramatique ou rhétorique, et ne comporte qu’un seul sens, voilé, alors que l’autre oppose à un sens minimal et apparent un sens maximal et voilé, et qu’elle est susceptible, à ce titre, de précisions à la baisse ou à la hausse. Ces dernières se présentent comme des « corrections », au sens rhétorique du terme, lorsque c’est le même locuteur qui les apporte, et constituent à leur tour, dans la mesure où elles ne dissipent pas entièrement le malentendu, d’autres équivoques, plus serrées. Ainsi, lorsque Phèdre demande à Hippolyte de ne plus la considérer comme une mère, mais comme une soeur ou plutôt comme une esclave prête à le suivre partout et à braver pour lui les « cohortes des ennemis » (MP, v. 609-616), ses propos sont si soudains et outrés qu’on ne peut y voir que l’expression à peine déguisée de son amour. C’est donc une insinuation ; mais que Phèdre tourne subitement en équivoque dans la suite de sa réplique, lorsqu’elle demande en veuve éplorée la protection de son beau-fils et qu’elle lui offre sa couronne. Sa situation politique et familiale justifie cette fois sa démarche, et lui fournit le sens littéral dont prend prétexte le sens amoureux. Son interlocuteur ne réagira qu’à cette deuxième partie de son discours, en précisant à la hausse, par une lourde équivoque inconsciente : « Je ferai en sorte que tu ne te croies pas veuve ; je tiendrai moi-même auprès de toi la place de mon père » (MP, v. 632-33). Ou doit parler ici, en effet, de précision à la hausse, parce qu’Hippolyte amène sur le plan de la proximité familiale — voire conjugale, dans le sens littéral que seule son interlocutrice peut percevoir — une demande de protection que Phèdre formulait en termes « officiels » pour ainsi dire, de subordination politique.
Une sixième équivoque, de Phèdre avouant qu’elle souffre à cause d’une « passion insensée » dont elle n’indique pas l’objet (MP, v. 640-41), débloque enfin le dialogue et le précipite vers son dénouement. « Amour pour Thésée » précise à la baisse Hippolyte, qui désigne ainsi quand même, rien qu’interrogativement d’ailleurs, l’objet non seulement le plus vraisemblable, mais aussi le plus rapproché, alors que, dans le sens minimal de ses propos, son interlocutrice aurait pu parler d’un amour pour n’importe qui d’autre, pour un étranger, à la rigueur pour un taureau. Phèdre prend prétexte de l’hypothèse imprudemment hasardée par son interlocuteur, qui aurait pu tout aussi bien s’en tenir à sa perplexité initiale, pour se lancer dans le crescendo heuristique de sa déclaration. Une série de précisions à la hausse, régies par une logique que Racine conservera, substituent petit à petit l’objet réel de son amour à l’objet présumé, le fils au père : le Thésée d’âge mûr qu’elle a épousé est associé par métonymie temporelle au Thésée dans sa première jeunesse, associé à son tour, par métonymie spatiale, à l’épisode où il s’était alors illustré, et par métaphore à son fils, qui le rejoint à ce titre, par une autre métonymie temporelle, sur la scène du même épisode, et l’y supplante finalement auprès d’une Ariane convoquée par une dernière métonymie spatiale. La fabulation tourne court à ce moment, comme si son but n’avait été que d’évoquer cet autre personnage féminin, à qui Phèdre s’adresse pour lui avouer d’un seul coup son amour incestueux : « Une seule famille nous a séduites toutes les deux ma soeur :/toi le père, et moi le fils » (MP, v. 665-66). Elle s’adressera ensuite à Hippolyte pour lui faire directement le même aveu.
La seule gradation dans l’aveu proprement dit se réduisait ainsi chez Sénèque au passage de l’interlocutrice imaginée par apostrophe à l’interlocuteur réel. Racine ne voudra pas de cet artifice rhétorique, guère plus convaincant que l’aparté, dans le dialogue même entre Phèdre et Hippolyte, dont il ambitionnera de rendre le déroulement aussi naturel qu’inéluctable, mais il en tirera quand même partie dans le dialogue qui y prélude, entre Phèdre et Oenone : « Ariane, ma soeur […][10] » (Racine, v. 253). Comme nous le verrons dans ce qui suit, c’est ainsi qu’il récupérera, en mosaïste second, plusieurs autres fragments du texte sénéquéen.
Des quatre procédés que nous venons de recenser — aparté, apostrophe, insinuation et équivoque — l’auteur de Phèdre n’en retient que le dernier, dont il fait le seul principe d’une progression parfaitement filée, en utilisant à fond son potentiel psychologique, à peine entamé par Sénèque. Celui-ci attribuait à Hippolyte, rappelons-le, une équivoque inconsciente, et si criarde d’ailleurs qu’on peut savoir gré au plus avisé de ses successeurs d’y avoir renoncé : « Je tiendrai moi-même auprès de toi la place de mon père[11] » (Sénèque, v. 633). Une telle balourdise avait toutefois le mérite d’obliger Phèdre à réagir, et il est étonnant que Sénèque ait si peu profité de l’occasion qu’il s’était ainsi lui-même procurée. Son héroïne fait à peine attention, en effet, à des paroles qui disent si bien, dans leur inadvertance, son désir criminel : « O crédule espoir des amants ! O amour trompeur » (Sénèque, v. 634). Chez Garnier, qui étoffe et aggrave l’équivoque involontaire d’Hippolyte :
Garnier, v. 1381-1383Je vous tiendrai sa place [de Thésée], et par notable preuve
Tâcherai de montrer que vous n’êtes pas veuve,
Je vous serai mari.
la réaction de Phèdre est elle aussi autrement étoffée, et gagne ainsi une authenticité dont Racine saura tenir compte :
Garnier, v. 1383-1388O désiré propos,
Dont la fausse douceur m’empoisonne les os !
O propos decevable ! ô parole trompeuse !
O espérance vaine ! ô chétive amoureuse !
Il me sera mari ? pouvait-il mieux parler,
Et plus ouvertement pour me faire affoler ?
Ces vers originaux décrivent à merveille avant la lettre l’état d’âme de la Phèdre racinienne tandis qu’elle prononce ses propres répliques. Il faudra encore coupler cet état à l’état contraire où la plongeront les répliques d’Hippolyte pour obtenir une dynamique du dialogue entre les deux protagonistes impeccablement et implacablement agencée, comme une glu d’une fluidité surnaturelle. L’épouse de Thésée savoure éperdument le sens maximal des équivoques, dont elle a cette fois l’exclusivité, elle y puise à longs traits la « fausse douceur », pour employer les termes de Garnier, d’un « poison » qui « affole ». Mais cette félicité est suivie à chaque coup du supplice d’entendre Hippolyte se rabattre sur les sens minimaux, si bien évoqué dans une de ces analepses dramatiques chères à Racine, qui font commenter aux personnages de leur point de vue plus ou moins subjectif des scènes dont les spectateurs ont été auparavant les témoins plus ou moins objectifs :
Racine, v. 743-745Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours
L’insensible a longtemps éludé mes discours !
Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !
« Retraite », certes, dans l’espace physique d’une rencontre de plus en plus éprouvante, mais aussi dans l’espace interprétatif du discours, face à des sous-entendus terrifiants, vers une littéralité rassurante. Quant aux « détours » — bel exemple d’illusion intersubjective — il n’y en avait que dans les propos de Phèdre même, auxquels Hippolyte n’avait fait qu’opposer une sémantique parfaitement rectiligne.
Chacune de ses paroles rapproche ainsi voluptueusement l’amante de l’aimé, mais au prix seulement de la distance insupportable qu’elle donne à celui-ci l’occasion d’affirmer, et qui impose le remède d’un rapprochement encore plus capiteux. Baume et vinaigre se succèdent sur la plaie d’amour dont saigne le coeur de Phèdre, et incitent irrésistiblement l’un par l’autre à l’augmentation de leur dose, dans une escalade qui finira par arracher à l’héroïne son « Je t’aime » (Racine, v. 673).
La rencontre commence sur l’équivoque fournie par la situation politique à Trézène, et dont nous avons vu tantôt que Sénèque ne faisait qu’un usage fortuit[12] : Phèdre non seulement peut, mais doit absolument rencontrer celui qu’elle aime, pour qu’ils règlent ensemble les problèmes de la succession au trône. Le prétexte d’un tête-à-tête lui est ainsi offert sous la forme diaboliquement idéale de l’obligation, comme une année plus tard à la princesse de Clèves, chargée de falsifier avec l’aide du duc de Nemours la lettre d’amour adressée à son oncle. Par ce trait de son cru, Racine ménageait certes les bienséances beaucoup mieux que ses précurseurs, chez qui les protagonistes n’avaient besoin d’aucune raison particulière pour se rencontrer, mais il amplifiait aussi, en commençant de plus loin, l’espace dramatique et psychologique de la progression qui devait suivre.
On rêve d’une interprétation où Phèdre ferait percevoir, en s’adressant, comme chez Garnier, à sa nourrice tandis qu’Hippolyte s’approche : « Le voici. Vers mon coeur tout mon sang se retire » (Racine, v. 581), le bonheur entremêlé de panique qui la submerge rien qu’à se trouver tout à coup en présence de celui qu’elle divinise et qu’elle croyait pour toujours hors de la portée de sa voix, de s’entretenir avec lui de n’importe quoi, fût-ce d’affaires d’État. Mais, ce bonheur se transforme en supplice au fur et à mesure que la parole qui l’engendre confirme la condition affreuse dont il dépend : elle lui parle, et il l’écoute, et c’est enivrant, mais à la faveur seulement d’équivoques qui l’éloignent de lui et qu’elle brûle de corriger un tant soit peu, par d’autres équivoques, moins aliénantes. À peine a-t-elle donc formulé ses soucis politiques, qu’elle quitte ce terrain glacial, avec un naturel qui ne doit pas nous faire sous-estimer la distance franchie, pour s’aventurer sur le terrain combien plus attrayant des sentiments : Hippolyte ne lui retournerait-il pas la haine qu’elle-même lui a manifestée jusqu’à se rendre « odieuse » ? (Racine, v. 594). Que cette question est douce à formuler, et lourde d’espoirs, à l’amoureuse pour qui la haine de celui qu’elle aime serait un gage de complicité affective, et comme un premier remède contre l’indifférence. Mais c’est précisément cette indifférence qu’Hippolyte s’empressera de lui confirmer, inaugurant ainsi la torture qu’à son insu son irréprochable prévenance lui infligera tout au long de leur rencontre : « Madame, je n’ai point de sentiments si bas, […] » (Racine, v. 595). Autant dire qu’il n’en a aucun.
Avec un gémissement de masochisme déçu : « Quand vous me haïrez je ne me plaindrais pas, […] » (Racine, v. 596), Phèdre se tourne vers le seul autre sentiment dont elle avait gagné le loisir de lui parler, sa haine à elle, et la félicité d’une précision à la hausse l’envahit dès les premiers mots : à détailler les excès de cette haine et son caractère exorbitant, elle s’enivre du bonheur de dire à l’envers son amour. Une cuisante précision à la baisse l’arrache de ce délicieux vertige : aux yeux d’Hippolyte, sa conduite n’a rien d’exceptionnel, elle est au contraire si courante et si excusable qu’il ne s’en est presque pas aperçu :
Racine, v. 609-612Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d’une autre épouse.
Madame, je le sais. Les soupçons importuns
Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.
La Phèdre de Sénèque se référait elle aussi à l’acrimonie proverbiale des marâtres pour insinuer son amour (Sénèque, v. 638), mais rien n’annonçait chez elle cette démarche, à laquelle son interlocuteur ne donnait aucune suite. Ce qui restait ainsi lettre morte chez l’auteur latin devenait chez Racine principe vivant de progression, levain préparé de longue main du dialogue, pendant cinq répliques sur un total de treize. La voix maternelle d’une Phèdre persécutrice notoire et repentie d’Hippolyte colorait de son naturel la voix tendancieuse de l’amoureuse, les deux s’appliquant et s’encourageant l’une l’autre, pour des raisons différentes, à délabyrinther le même quiproquo affectif.
Phèdre proteste sans insister contre la banalisation des manifestations de sa haine, comme auparavant contre l’indifférence d’Hippolyte : « Ah, Seigneur ! Que le Ciel, j’ose ici l’attester,/De cette loi commune a voulu m’excepter ! » (Racine, v. 615-616). Mais elle risque maintenant, faute de matière, de se faire expulser du terrain enchanteur des coeurs qui s’expliquent, et s’y agrippe avec l’inspiration du désespoir, en invoquant un troisième sentiment, qu’elle s’abstient, par une nouvelle équivoque, de définir : « Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore[13] » (Racine, v. 617).
La précision à la baisse d’Hippolyte tombe inévitablement : ce « soin », prématuré à ses yeux, ne peut être que celui de l’épouse incertaine du sort de l’époux. Encore une fois, Phèdre commence par le contredire : la mort de son époux est assurée, de sorte que le « soin » dont il s’agit, ainsi précisé à la hausse, relèverait du deuil. Elle s’en console, renchérit-elle, comme grisée par l’intimité funèbre d’une perte commune, de retrouver dans le fils le père disparu. L’espace d’un instant bon comme l’éternité, elle laisse errer ses regards sur le fantôme issu de cette superposition, l’enveloppe de caresses comme à la fois enhardies et réprimées par l’émerveillement : « Toujours devant mes yeux je crois voir mon Époux,/Je le vois, je lui parle, et mon coeur… » (Racine, v. 628-629).
Le dialogue arrive ainsi à un point critique, un mot de plus et tout serait dit. Mais Phèdre trouve la force de se ressaisir — exemple éclair de son long combat contre la tentation — et au lieu de basculer tout de suite dans l’abîme de la déclaration, n’en approche le bord que d’un autre petit pas, d’une autre équivoque : « Je m’égare,/Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare » (Racine, v. 629-630). Hippolyte avance alors un diagnostic à la fois à la hausse — il appelle deux fois la « folle ardeur » du nom fatidique que son interlocutrice n’aurait osé prononcer, et qu’elle doit être en extase de le lui entendre ainsi répéter, « amour » (Racine, v. 631,633) — et à la baisse, puisqu’il désigne Thésée comme l’objet de cet amour. D’où le début sinueux de la réponse de Phèdre, qui accueille d’abord ces paroles par de fébriles confirmations : « Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée,/Je l’aime, [….] » (Racine, v. 634-635), pour y apporter ensuite la fameuse précision à la hausse : « non point tel […] » (Racine, v. 635).
Des protagonistes qui s’étaient rencontrés pour parler politique en arrivaient ainsi à parler amour, en passant par la haine hypothétique de l’un, par la haine manifeste de l’autre, par l’inquiétude quant au sort d’un être cher à tous les deux, et par le deuil, enfin, et la « folle ardeur » où la mort certaine de celui-ci semblait plonger sa veuve. Phèdre avait entraîné Hippolyte, non pas de propos délibéré, mais en cédant petit à petit au miel de son propre discours, chaque fois relevé par l’amertume où la rejetait le discours de son interlocuteur, dans un processus d’introspection à deux. Et c’est sur elle que l’examen s’était très vite concentré, malgré ce qu’elle dira ensuite par une autre analepse dramatique : « Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même » (Racine, v. 698).
Pris de plus en plus au jeu, Hippolyte s’était mis à lui ausculter l’âme et à la palper avec la rudesse bienveillante d’un confident, ou plutôt d’un confesseur, jalonnant sa descente aux enfers de moments délicieux de sympathie. La déclaration d’amour proprement dite prendra elle aussi, sur cette lancée, l’allure d’une confession, à telle enseigne que lorsque Phèdre s’écriera « Voilà mon coeur » (Racine, v. 704), il faudra entendre ces mots comme une de ces syllepses dont Racine avait acquis la maîtrise pour les avoir polies et repolies tout au long de sa carrière : « coeur », au sens propre, offert à l’épée justicière, et « coeur » au figuré, enfin mis entièrement à nu.
Avec la correction décisive de « non pas tel », Racine rejoint le cours de la scène sénéquéenne. Comme nous l’avons vu tantôt, il avait annoncé cette confluence à la réplique précédente, où Phèdre cédait déjà à moitié aux effets hallucinogènes de la ressemblance entre le père et le fils. Chez l’auteur latin la même ressemblance était alléguée sans aucune préparation.
Arrivée à l’Ariane auxiliaire d’un Hippolyte fantasmatique, l’héroïne de Racine n’infléchit plus son délire vers l’apostrophe, elle le continue tout droit et en épuise tout le potentiel, par deux autres précisions à la hausse inédites : « Mais non, dans ce dessein […] » (Racine, v. 653), « Moi-même devant vous […] » (Racine, v. 660). Nous avons là un exemple précieux entre tous de l’art classique de la surenchère intertextuelle, de cette obstination à aller toujours plus loin, jusqu’au bout, sur la lancée des précurseurs, à entrer dans la logique profonde de leurs modèles pour l’épurer, au besoin, et surtout pour l’exténuer. On admettait depuis la satire d’Horace que le dialogue entre la grenouille de la fable et ses spectateurs internes devait comporter deux échanges de répliques, de sorte que la mort de l’héroïne devait intervenir dans un troisième temps. La Fontaine se fait un point d’honneur d’ajouter dans sa version (I, iii) un troisième échange, et d’étirer ainsi le mini-drame sur quatre temps[14]. De la même manière, en substituant un « frère » hypothétique au « père » traditionnellement invoqué de l’agneau, il relance savoureusement le débat entre le loup et sa victime « Je n’en ai point » (I, X : « Le loup et l’agneau »). Et si l’on savait au moins depuis Marie de France que la pleine lune reflétée dans un puits ressemble à « un grant furmage[15] », on ne s’était jamais avisé avant lui que cet objet mirifique rétrécissait d’une nuit à l’autre (XI, VI). C’est à cette orientation spécifique de l’esprit créateur que nous devons aussi le point d’orgue du délire de la Phèdre racinienne : « Se serait avec toi retrouvée ou perdue » (Racine, v. 662).
Le point culminant du dialogue même n’est toutefois atteint qu’aux répliques suivantes, grâce au prodige d’une dernière surenchère. Tout l’être moral de Phèdre s’y joue en quelques vers. Comme elle n’a encore rien avoué en toutes lettres, contrairement à son homologue sénéquéenne, son interlocuteur peut toujours douter du véritable sens de ce qui reste une dernière équivoque. Sa révulsion ne sera, en effet, qu’interrogative : « Dieux, qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous/Que Thésée est mon Père, et qu’il est votre Époux ? (Racine, 663-664). Pour Phèdre, c’est maintenant quitte ou double. Comme auparavant aux vers 629-630, elle se ressaisit dans un premier temps : « Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,/Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire[16] ? » (Racine, v. 665-666), et si Hippolyte s’était dérobé à ce moment-là à ses yeux, elle aurait su probablement soutenir sa « gloire » chancelante. Mais il reste devant elle, et il parle à son tour, et ses paroles, en ramenant d’un seul coup à leur sens minimal toutes les équivoques dont elle s’était laissée bercer jusqu’ici : « Madame, pardonnez. J’avoue en rougissant,/Que j’accusais à tort un discours innocent. (Racine, v. 668-669), lui font trop atrocement ressentir l’étendue de sa perte. Elle ne peut s’y résigner — qui le pourrait sans quelque grâce particulière ? —, elle se ravise et lance rageusement au tortionnaire que peu à peu, à force d’écoute minimaliste, Hippolyte est devenu à ses yeux : « Ah, cruel, tu m’as trop entendue » (Racine, v. 670).
Ainsi : « De l’austère pudeur les bornes sont passées » (Racine, v. 766).
Parties annexes
Annexes
Annexe 1
Annexe 2
Note biographique
Antoine Soare
Antoine Soare a fait ses études à l’Université McGill, avec une thèse de doctorat sur « La mythologie du meurtre et de la mort dans les tragédies de Pierre Corneille ». Actuellement professeur titulaire au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, il a publié de nombreux articles sur Corneille, sur Racine, sur les rapports entre la tragédie et la tragi-comédie aussi bien que sur La Fontaine. Il a également édité les actes du 27e congrès annuel de la North-American Society for XVIIth Century French Literature : Et in Arcadia ego.
Notes
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[1]
Le mythe de Phèdre. Les Hippolyte français du dix-septième siècle. Texte des éditions originales de La Pinelière, de Gilbert et de Bidar (éd. Allen G. Wood), Paris, Champion, coll. « Sources classiques », 1996, p. 41-141. Nous modernisons l’orthographe dans toutes nos citations. Les références à cet ouvrages seront dorénavant désignées à l’aide des lettres MP, suivies des numéros de vers.
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[2]
Ibid., p. 241-341.
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[3]
Ibid., p. 143-240.
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[4]
Dans la Phèdre et Hippolyte de celui-ci (1677), l’héroïne rassurait ainsi sa confidente :
Non, non, les derniers noeuds des Lois de l’Hyménée
Avec Thésée encor ne m’ont point enchaînée,
Je porte sa Couronne, il a reçu ma foi,
Et ce sont mes serments qui parlent contre moi.
Les Dieux n’allument point de feux illégitimes,
Ils seraient criminels en inspirant les crimes ;
Et lorsque leur courroux a versé dans mon sein
Cette flamme fatale et ce trouble intestin,
Ils ont sauvé ma gloire, et leur courroux funeste
Ne sait point aux Mortels inspirer un Inceste,
Et mon âme est mal propre à soutenir l’horreur
De ce crime, l’objet de leur juste fureur.
Pradon, Phèdre et Hippolyte (éd. Olive Classe), Exeter, University of Exeter, coll. « Textes littéraires », 1987, v. 277-288. -
[5]
Sénèque, Phèdre, dans Tragédies (éd. Léon Hermann), T. I, Paris, Les Belles lettres, coll. « Collection des universités de France », 1971, p. 155-226. Dorénavant désigné par le nom de l’auteur, suivi des numéros de vers.
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[6]
Robert Garnier, Hippolyte, dans Marc-Antoine. Hippolyte (éd. Raymond Lebègue), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les textes français », 1974, p. 99-204. Dorénavant désigné à l’aide du nom de l’auteur, suivi des numéros de vers.
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[7]
Pour plus de détails sur cette tradition voir notre article « Cadavres exquis du théâtre baroque », dans Ronald W. Tobin (dir.), Le corps au xvii e siècle : actes du premier colloque, University of California, Santa Barbara (17-19 mars 1994), Paris/Seattle, Papers on French Seventeenth Century Literature, coll. « Biblio 17 », 1995, p. 119-128. Signalons, par ailleurs, qu’on peut saisir sur le vif la différence entre un dramaturge déjà parvenu à l’autonomie esthétique et un simple adaptateur, par endroits inspiré, mais fidèle en tout et pour tout à la matière dramatique sénéquéenne, en comparant le texte de Garnier avec celui de Jean Yeuvain, rédigé dans les années 1590, et publié seulement en 1930, par Gontran Van Severen (Mons, Léon Dequesne).
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[8]
Toutes les occurrences dont il est question dans notre analyse sont signalées dans le tableau de notre annexe 1, qui met en parallèle le passage de Sénèque avec les passages correspondants de Garnier et de La Pinelière.
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[9]
Équivalence soulignée depuis Sénèque (v. 688-693), que reprend Garnier (v. 1465-1468).
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[10]
Jean Racine, Oeuvres complètes (éd. Georges Forestier), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 815-76. Dorénavant désigné à l’aide du nom de l’auteur, suivi des numéros de vers.
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[11]
Là aussi, Racine compense l’exclusion par une récupération qui vaut transmutation. Dans un moment d’hallucination d’un bien meilleur aloi, (v. 800-806), sa Phèdre amalgame le souvenir de la soeur-esclave qu’elle voulait devenir chez Sénèque et du nouveau rôle familial que l’Hippolyte de celui-ci se disait prêt à assumer :
Qu’il mette sur son front le sacré diadème ;
Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.
Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.
Il instruira mon fils dans l’art de commander.
Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père.
Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.
v. 801-806 -
[12]
Nous résumons notre analyse de cette rencontre dans notre annexe 2, qui met en parallèle la version racinienne avec celles de Sénèque et de Garnier.
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[13]
Cette relance est récupérée elle aussi de Sénèque, dont la Phèdre commençait par pérorer, dans son dialogue avec sa nourrice, contre l’infidélité de Thésée, et enchaînait, en se tournant vers sa propre passion : « Mais une autre douleur, bien pire, accable ma tristesse » (Sénèque, v. 99). Devant Hippolyte même, elle n’accusait que par insinuation un « mal », d’abord ainsi nommé d’ailleurs par son interlocuteur, qu’elle n’opposait à aucun autre (Sénèque, v. 636-639).
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[14]
Jean de La Fontaine, « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf », dans Oeuvres complètes (éd. Jean-Pierre Collinet), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999.
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[15]
Marie de France, « Le Renard et le reflet de la lune », dans Les fables (éd. Charles Brucker), Louvain, Peeters, 1991, p. 216.
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[16]
La Phèdre de Sénèque avait un sursaut semblable de dignité, mais c’était dans son dialogue avec sa nourrice, à qui elle annonçait son intention de se suicider (v. 250-252).