Volume 44, numéro 2, 2008 La littérature tragique du XVIe siècle en France Sous la direction de Louise Frappier
Sommaire (9 articles)
-
Présentation. La littérature tragique du XVIe siècle en France
-
Les premiers traicts de la théorie moderne de la tragédie d’après les commentaires humanistes de l’Art poétique d’Horace (1550-1554)
Olivier Millet
p. 11–31
RésuméFR :
Cet article s’attache à certains commentaires humanistes de l’Art poétique d’Horace pour indiquer les premiers traicts nouveaux (réception d’Aristote, et réflexions originales) qui étaient à la disposition des écrivains et du public lettré au milieu des années 1550, quand le genre de la tragédie humaniste commence à prendre véritablement son essor en France. Il souligne en particulier l’importance de celui de G. Grifoli, qui soutient la thèse — paradoxale — que l’Art poétique d’Horace est d’abord un art de la tragédie (position qu’illustrera également, en 1576, Jean Sturm), interprétation qui le rend sensible à la dimension proprement dramatique du poème tragique comme représentation scénique de la condition humaine.
EN :
This article explores humanist commentaries on Horace’s Ars Poetica to discern the premiers traicts (“first traits”) (the reception of Aristotle’s work and some original reflections) available to writers and the lettered public around the 1550s, at the inception of humanist tragedy in France. It signals the importance of G. Grifoli’s work which claims that Horace’s Ars Poetica is primarily poetic tragedy (a thesis also propounded by Jean Sturm in 1576 ). This interpretation of Horace’s text highlights the dramatic dimension of the tragic poem as a theatrical representation of the human condition.
-
Saül sur la scène : jean de La Taille, Saül le furieux, précédé de l’Art de la tragédie (1572)
Normand Doiron
p. 33–50
RésuméFR :
Étude de la fureur de Saül en tant que principe éminemment spectaculaire, fondant la nouvelle poétique théâtrale humaniste. La scène de la nécromancie précise la folie de Saül, la déréliction, de même que la nature du spectacle constitutif de la scène moderne : l’illusion diabolique. Satan est en effet au centre de la réflexion sur le théâtre. Il continuera longtemps de hanter la scène, et jusqu’à Bossuet les détracteurs de la « comédie » dénonceront son oeuvre.
EN :
This study depicts Saul’s fury as an eminently spectacular principle, the basis of the new humanist theatrical poetics. The necromancy scene illustrates Saul’s madness, dereliction, and the nature of spectacle at the heart of modern drama: diabolical illusion. Satan is centre stage in the reflection on theatre. He would long haunt the scene and until Bossuet his works would be denounced by critics of “comedy.”
-
La théâtralisation du prophète dans les tragédies françaises de la Renaissance
Samuel Junod
p. 51–68
RésuméFR :
Cet article analyse la figure du prophète dans les tragédies françaises de la Renaissance entre 1550 et 1585 environ. À l’instar des figures de Cassandre et de Jérémie, le personnage du prophète trouve dans le genre tragique un environnement favorable où il peut exprimer les aspects douloureux de sa fonction sur le mode pathétique. Mais on observe que sa position est fragile, car il est victime de plusieurs stratégies visant à l’évacuer. Que ce soit la concurrence d’autres personnages qui s’arrogent certaines de ses prérogatives ou l’auteur qui lui fait jouer des rôles annexes, le prophète voit sa place constamment menacée. Robert Garnier, dans Les juives, va jusqu’à annoncer la fin de toutes les prophéties. Il semblerait que ce soit le seul élément qui définisse de façon constante le prophète : l’annonce de sa propre fin.
EN :
This article examines the figure of the prophet in French Renaissance tragedies from 1500 to 1585. Such prophets as Cassandra and Jeremy, the most prominent figures, find a hospitable environment in the tragic genre where they can express the most painful aspects of their mission. However, we see that the role of the prophet in these tragedies can be exceedingly fragile, vulnerable to menacing strategies. At times other characters in the play assume the prophet’s role or the prophet himself abandons it to assume another. In Robert Garnier’s Les juives, the author even heralds the end of prophecies, leaving the speculation that the only permanent element defining the prophet is to foretell his own demise.
-
Sénèque revisité : la topique de la Fortune dans les tragédies de Robert Garnier
Louise Frappier
p. 69–83
RésuméFR :
L’article propose une analyse de l’utilisation du concept antique de Fortune dans les tragédies de Robert Garnier, dramaturge important de la seconde moitié du xvie siècle en France. En prenant pour modèle les tragédies de Sénèque, Garnier propose une lecture à la fois ontologique, sociopolitique, éthique, justicière et héroïque du rôle de la Fortune dans l’économie de la tragédie, concept qu’il est amené à assimiler à la notion chrétienne de Providence.
EN :
Proposed in this article is an examination of the ancient concept of Fortuna in the tragedies of Robert Garnier, one of the most important dramatic writers of the second half of the sixteenth century in France. Garnier takes Seneca’s tragedies as the model to propound an ontological, political, ethical, judicial and heroic interpretation of Fortuna’s role in tragedy, a concept that he fuses with the Christian notion of Providence.
-
La condition tragique de l’homme dans la Silve IV des Juvenilia de Théodore de Bèze
John Nassichuk
p. 85–105
RésuméFR :
Trois ans avant la publication de l’Abraham sacrifiant, Théodore de Bèze publie au sein de ses Juvenilia (1548) une Silve latine qu’il désigne comme la préface des Psaumes pénitentiaux. Ce poème narratif en hexamètres propose une récriture de l’épisode au deuxième livre de Samuel, dans lequel David commet le péché d’adultère avec Bethsabée et envoie à une mort certaine Urie, le mari de la jeune femme. Bèze souligne le caractère puissant et diabolique de la tentation à laquelle David, roi pieux, n’évite pas de succomber. Dans un échantillon remarquable d’imitatio virgiliana, il narre dans le détail la réaction du pénitent lorsque celui-ci apprend que son méfait a suscité la colère de Dieu. Au lieu d’inscrire son apologie de David dans la lignée patristique qui depuis saint Ambroise perçoit le fils de Jessé comme une préfiguration du Christ, l’exemplum de l’homme pieux susceptible de pécher lorsque la tentation semble irrésistible, Bèze s’intéresse davantage à la souffrance intérieure et spirituelle de l’homme élu mais coupable devant Dieu. Le caractère proprement tragique de l’épisode réside dans cette souffrance du pécheur qui regrette vainement son état antérieur.
EN :
Three years prior to the publication of his tragic play Abraham Sacrifiant, Théodore de Bèze published in the collection of Latin poetry entitled Juvenilia ( 1548 ) a Latin Silva which he designated as the prefatory piece to the penitential Psalms. This narrative poem written in hexameters offers a re-writing of the episode in Samuel II where David commits the sin of adultery with Bathsheba and then sends her husband, Uriah, to a certain death in battle. Bèze carefully underlines the powerful, diabolical nature of the temptation which David is unable to resist. In a remarkable display of imitatio virgiliana, the poet provides a detailed narration of the repentant David’s reaction when he learns that his misdeed has provoked the ire of the Lord. Moreover, instead of writing an apology of David in keeping with the patristic tradition which perceives the son of Jessie as a figure of Christ, and an exemplum of the deeply pious man who is nonetheless vulnerable when faced with a seemingly irresistible temptation, Bèze focuses on the spiritual suffering of the Elect man who becomes guilty in the eyes of God. The authentically tragic element in this poetic rendering of the episode resides in the suffering of the sinner who seeks in vain to regain his former condition.
-
Les tragiques d’Agrippa d’Aubigné : un titre et sa portée
Jean-Raymond Fanlo
p. 107–118
RésuméFR :
Le titre des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné définit moins un genre que la tension générique du poème entre différents repères (théâtre, histoire tragique) : un éclatement du discours, une recherche de l’excès et de la violence, pour prendre de front les poétiques apaisées, civiles et régulières du temps de l’Édit de Nantes. Le poème est ainsi solidaire de l’argumentaire politique et historique que construisent l’Histoire universelle et les Écrits politiques : la violence poétique refuse la pacification que la pensée politique prétend démasquer. De là l’importance de l’inspiration tragique : même si les références précises au théâtre sont rares à l’exception d’un emprunt capital au Jephte sive votum de Buchanan, la volonté de choquer et de faire surgir l’horreur inspire l’invocation à Melpomène au début de Miseres, et inscrit tout le poème sous le signe du chaos, du thrène funèbre, de l’« hymne discordant des Érinyes » (Les sept contre Thèbes), où Nicole Loraux a reconnu l’inspiration anti-apollinienne des Tragiques grecs.
EN :
The title of Agrippa d’Aubigné’s Tragiques defines less a genre than the generic tension of the poem amid various themes (theatre, tragic history): a burst of discourse, an inquiry into excess and violence, confronting the assuaged, civil and regular poetics at the time of the Edict of Nantes. The poem affirms the political and historical argumentation developed in Histoire universelle and Écrits politiques: poetic violence rejects the pacification that political thought claims to uphold. Hence the importance of tragic inspiration: while there is scant theatrical reference, except for a major borrowing from Buchanan’s Jephthes sive votum, the will to shock and arouse horror inspires the invocation to Melpomene as the Miseres opens, thereby infusing the poem with chaos, a funeral chant, Erinyes’s discordant hymn (Les sept contre Thèbes), in which Nicole Loraux perceived the anti-Apollinarian inspiration of Greek Tragedy.
-
La rencontre de Phèdre et d’Hippolyte de Sénèque à Racine
Antoine Soare
p. 119–135
RésuméFR :
La rencontre entre Phèdre et Hippolyte, au cours de laquelle l’épouse de Thésée doit passer bon gré mal gré de son silence coupable à sa déclaration d’amour, pose aux dramaturges qui traitent ce sujet un défi technique sans pareil. Le présent article se propose d’analyser de quelles manières ce défi a été relevé ou éludé depuis Sénèque, qui a imaginé le premier cette rencontre, jusqu’à Racine, qui en a fait un chef-d’oeuvre.
EN :
The encounter between Phaedra and Hippolytus when the wife of Theseus breaks her silence, partly unwilling, in a declaration of love is a monumental technical challenge for those who dare tackle this subject. This paper examines how various dramatists have approached this challenge, from Seneca who first envisioned such an encounter, to Racine who shapes it into a masterpiece.
Exercice de lecture
-
Regards sombres vers l’intériorité dans la Clélie
Isabelle Ducharme
p. 139–158
RésuméFR :
Au xviie siècle, en parallèle de l’univers public où la société est en représentation, la question de l’intériorité prend lentement un sens qu’il convient aujourd’hui d’interroger. Le Grand Siècle en est d’ailleurs un déterminant qui trace la voie à l’émergence de la notion d’individualisation, et même à celle d’intimité. Si on a longtemps cru que le particulier n’avait pas sa place au xviie siècle, le roman de Mlle de Scudéry, la Clélie, nous autorise à reconsidérer cette assertion. Dans cette oeuvre, Scudéry opère une réflexion pénétrante concernant la vie intérieure des personnages, laquelle devient manifeste grâce aux marques qu’elle imprime sur les corps et qu’elle engrave au fond des regards. Cet article souhaite donc faire état de cette réelle importance (bien que longtemps insoupçonnée) accordée par Scudéry à l’expression de l’intériorité par le biais d’une étude des différents regards qu’elle dépeint dans la Clélie, autant de regards qui servent à humaniser de manière particulière ses personnages.
EN :
The seventeenth century’s emerging view of a public world where real life occurs slowly evolved into the notion of an inner life as we know it today. The “Grand Siècle” was a major factor in fostering this concept which assimilated the notions of individualism and even intimacy. While the anterior view had long accorded little attention to the private lives of individuals in the seventeenth century, the novels of “Mlle de Scudéry,” notably La Clélie, call this thesis into question. In her work, Scudéry probes the inner being of her characters, exploring the revelatory nature of their gestures (body language) and meaningful glances. This article seeks to show the importance (long unsuspected) that Scudéry ascribes to this expression of inner life by examining La Clélie’s depiction of the myriad glances and gestures that ultimately serve to humanize the individual characters.