Volume 44, numéro 1, 2008 Engagement, désengagement : tonalités et stratégies Sous la direction de Danielle Forget
Sommaire (10 articles)
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Présentation : les modulations de l’engagement, entre adhésion et tension
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Forme et responsabilité. Rhétorique et éthique de l’engagement littéraire contemporain
Emmanuel Bouju
p. 9–23
RésuméFR :
L’idée d’un engagement proprement « littéraire » permet de reconnaître en littérature une articulation particulière entre modèle éthique et modèle esthétique, fondée sur l’instauration d’une autorité textuelle complexe et ambiguë. Ce mode d’engagement se lie plus particulièrement, dans le roman de la fin du vingtième siècle, à l’ambition d’une transcription fictionnelle de l’histoire — laquelle opère souvent sur le mode d’une figuration textuelle du mouvement par lequel l’écrivain, depuis une position initialement « désengagée », vient à s’exposer au monde en assumant un jugement d’autorité sur son histoire. Si une rhétorique de l’engagement littéraire existe, en effet, elle consiste en une déictique de la responsabilité : en évoquant le modèle de Thomas Bernhard, puis celui, plus récent, d’Imre Kertész, cet article tente de définir les moyens et les fins d’un engagement contemporain de la littérature, liant le plus étroitement possible forme et responsabilité. Dans ces exemples, l’écrivain se retrouve engagé dans et par son oeuvre comme modèle éthique destiné à une appropriation active et critique ; et le lecteur est celui qui, relevant le défi de cette appropriation, reconnaît, sanctionne et déploie le geste d’engagement du littéraire en le confrontant au monde commun.
EN :
The notion of a strictly “literary commitment” points to a particular interplay between ethical and aesthetic models in literature, based on the exercise of a complex and ambiguous textual authority. Such commitment, inspired both by Sartre’s “engaged literature” and its rejection by Barthes, nowadays consists mostly in a prospective fictional “transcription” of history with the writer often exposed to and immersed in a reality that tacitly gauges historical meaning and structure. If a rhetoric of literary commitment exists, it may be as a deixis of responsibility : Thomas Bernhard and more recently Imre Kertész are models representing the means and ends of a contemporary literature of commitment that closely aligns form and responsibility. These examples show the writer’s commitment to an ethical model that can be critically appropriated and activated. It behooves the reader to recognize, judge and extend the gesture of literary commitment by confronting it with the common reality.
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Fuites et invectives dans les romans de Réjean Ducharme
Marie-Hélène Larochelle
p. 25–36
RésuméFR :
Nos colères nous trahissent. En effet, l’invective est une parole éruptive dont les exigences supposent un engagement de la part du locuteur en colère parce que dévoilant ses affections, le sujet se positionne. Il est pourtant possible de déroger à ces conditions en insultant à voix basse, en se cachant pour crier des bêtises ou en s’enfuyant après les avoir proférées. Lâchetés ou stratégies ? Qu’en est-il de ces locuteurs indisciplinés qui refusent de se conformer aux exigences de la querelle en bonne et due forme ? Consacré à l’étude des textes de Réjean Ducharme, cet article montre comment l’auteur voile et dévoile ses engagements dans les situations de conflit.
EN :
Our anger betrays us. Invective is an eruptive expression that commits the angry utterer to an unmasked position. But such expression can be tempered as a veiled insult that hides or evades. Who are these speakers that sidestep the rules of frank dispute ? This article examines Réjean Ducharme’s novels, showing how the author reveals and conceals his engagement in conflict situations.
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Que peut la fiction ? Yasmina Khadra, le terrorisme et le conflit israélo-palestinien
Dominique Garand
p. 37–56
RésuméFR :
La grande époque du roman engagé portait prioritairement sur des questions sociales relatives aux rapports de classe, aux injustices et aux inégalités. Il s’agissait de dénoncer des pouvoirs économiques ou politiques. Alors que ces problèmes étaient le plus souvent circonscrits dans un espace/temps spécifique, le terrorisme s’impose aujourd’hui comme une question qui touche l’ensemble de l’humanité dans une remise en question violente des valeurs occidentales. L’oeuvre de l’écrivain algérien Yasmina Khadra (aujourd’hui installé en France) porte précisément sur ce grave problème et tente d’en comprendre les « raisons ». Dans cette étude, j’interroge principalement L’attentat, deuxième roman d’une trilogie portant sur l’intégrisme musulman et ses dérives terroristes. Il s’agit d’examiner si la complexité du problème posé entraîne un renouvellement des formes du roman engagé. J’analyse pour ce faire les techniques narratives utilisées par l’auteur en les mettant en rapport avec la structure traditionnelle du roman à thèse. J’expose la dialectique, dans ces romans, entre le désengagement (distance par rapport aux grandes Causes idéologiques qui s’affrontent) et l’engagement (chez Khadra, appel à une tierce voie, inédite). Je montre comment l’auteur s’y prend pour mettre en suspens tout a priori ou tout parti pris initial et comment, malgré cette ouverture aux voix antagonistes, il en vient tout de même à proposer des valeurs qui transcenderaient le conflit en prenant ses distances à l’égard des solutions sacrificielles.
EN :
The great era of the engaged novel highlighted questions of class issues, injustice and inequality, denouncing economic and political power. While these issues were essentially confined to a particular period, the question of terrorism pervades humankind and strongly challenges Western values. The work of the Algerian writer Yasmina Khadra (currently residing in France) deals precisely with this serious problem and attempts to understand its “reasons.” In this study, I focus mainly on L’attentat, the second novel of a trilogy on Muslim fundamentalism and its terrorist deviations. The intention is to see whether the complexity of the given problem generates a renewal of the forms of the engaged novel. In this context, I analyze the narrative techniques used by the author juxtaposed against the traditional structure of the novel which expounds that philosophical position. Of essence in these novels is the dialectic between disengagement (a distancing from the jousting ideological issues) and commitment (for Khadra, commitment is an appeal to a third option, as yet unexplored). I show how the author suspends all a priori or preconception and how, despite a readiness to accept antagonistic voices, proposes values which transcend the conflict by avoiding sacrificial solutions.
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Jeux et enjeux de l’énonciation humoristique : l’exemple des Caves du Vatican d’André Gide
María Dolores Vivero García
p. 57–71
RésuméFR :
Pour Ducrot (1984 : 213), qui définit l’humour comme une forme d’ironie, l’énonciation humoristique se caractérise par une dissociation entre le locuteur et l’instance qui prend en charge la position exprimée dans l’énoncé même. On examinera d’abord cette définition dans une perspective discursive pour montrer que ce débrayage ou désengagement énonciatif est inséparable d’un engagement lié à l’acte d’humour, qui cherche la connivence du lecteur. Il est indissociable également de l’engagement lié à une visée critique souvent sous-jacente à la stratégie humoristique. Nous présenterons ensuite une analyse énonciative de l’humour dans Les caves du Vatican d’André Gide, en prenant appui sur les catégories discursives de l’humour établies par Charaudeau (2006) en fonction des positions énonciatives non prises en charge par l’instance qui apparaît comme responsable de l’énoncé. On soulignera en particulier, dans cette analyse, comment le désengagement humoristique peut rendre plus efficace une écriture engagée.
EN :
For Ducrot (1984 : 213), who defines humour as a form of irony, the humorous utterance is characterized by a distance between the speaker and the position expressed. We shall examine this definition from a discursive point of view and show that this distance (or disengagement) is inseparable from a commitment inexorably linked to the act of humour which seeks complicity on the part of the reader and commitment to the implicit critical purpose of the comic tactic. We present an analysis of the humour in Les caves du Vatican of André Gide using the discursive categories of humour established by Charaudeau (2006) in respect to positions that the speaker does not assume. In particular we show how the disengagement of humour can make engaged literature more effective.
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En pièces détachées et déplacées. Frontières, ou Tableaux d’Amérique de Noël Audet
Danielle Forget
p. 73–87
RésuméFR :
Une traversée d’Amérique qui s’avère aussi être une quête du bonheur, c’est ainsi que se tisse la trame de ce roman de Noël Audet, Frontières ou tableaux d’Amérique. Un narrateur-personnage, au cours d’un voyage exploratoire, nous fait connaître le sort de sept Marie, réparties entre le Nord et le Sud, en des pays différents, et ce, dans le but de comprendre les avenues vers le bonheur. D’emblée, l’attitude consiste en un engagement envers une vérité qui s’ouvre sur l’universel. Toutefois, le déplacement concret sur le continent américain en cache d’autres, liant des niveaux structurels jusqu’à la symbolique du roman élaborant sa propre écriture. Des stratégies apparaissent alors, démontant les règles de cohérence et du coup, les certitudes du lecteur. Elles frôlent le désengagement par une mise en abyme de la fiction.
EN :
A trip across the American continent that is also a quest for happiness sets the stage for Noël Audet’s novel entitled Frontières ou tableaux d’Amérique. On an exploratory excursion the protagonist-narrator recounts the demise of seven women all named Marie, living in different countries, from North to South. He is driven by an visceral need to understand the various paths in achieving happiness. From the start his attitude is one of commitment to the search for truth which opens on the universal. A linking of structural levels impels the reader to discover a deeper symbolism in the novel even though its form sometimes slips away from engagement by the “mise en abyme” of the fictional stories.
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La mise à l’essai de l’identité culturelle : lezama Lima et le discours américaniste
Walter Moser
p. 89–110
RésuméFR :
Trois importantes traditions latino-américaines convergent et se superposent dans le texte « La curiosité baroque » de José Lezama Lima, publié en 1957 dans le recueil L’expression américaine : le discours de l’americanismo, l’essai mis au service d’une quête identitaire collective et la théorie du baroque. La lecture critique de ce texte fait ressortir sa complexité essayiste en montrant comment la théorie culturelle qui y est énoncée (ce que le texte dit) est déconstruite par certaines pratiques textuelles. D’une part, la construction identitaire basée sur le paradigme culturel du baroque affirme un engagement essentialiste par rapport à l’identité. D’autre part, le modus operandi rhétorique du texte (ce que le texte fait) rend cet engagement problématique et permet à l’auteur de gagner une distance critique par rapport au discours américaniste. La simultanéité de cette double démarche confère au texte une densité authentiquement essayiste qui contraste avec d’autres écrits sur l’identité latino-américaine, qui sont davantage des manifestes ou des pamphlets que des essais.
EN :
José Lezama Lima’s short text “The Baroque Curiosity,” published in 1957 in the volume The American Expression, represents the intersection of three important Latin-American traditions : the Americanismo discourse, the essay as quest for a collective identity, and the theory of the Baroque. This article proposes that a critical reading of the text reveals its essayistic complexity and shows how the cultural theory expressed (the essence of the text) is deconstructed by its textual practices. On the one hand, the identity construction based on the cultural paradigm of the Baroque incites a basic commitment to the Latin-American identity. On the other hand, the rhetorical modus operandi of the text makes this very commitment problematic and positions the author at a critical distance from the Americanismo discourse. This simultaneous double gesture gives the text an essayistic density and complexity that sets it apart from other textual quests for identity more akin to manifestoes or pamphlets than true essays.
Témoignage
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Politique du poétique
Jean-Michel Espitallier
p. 111–117
RésuméFR :
Le choix, pour Jean-Michel Espitallier, poète et écrivain, d’écrire de la poésie (comme genre « insoumis ») représente en soi une position politique, un réel engagement. Contre toute forme d’embrigadement, sceptique à l’égard des oeuvres explicitement et programmatiquement politiques, Espitallier ne voit d’engagement possible que dans les formes, la rhétorique, l’exigence stylistique, puisqu’au fond, c’est la langue, toujours, qui comme objet politique, constitue la Cité et les représentations qu’elle se fait du monde et d’elle-même. Mais il se plaît également à rappeler, après tant d’autres, dont Nietzsche, que le rire, la farce, le comique, la frivolité peuvent être des outils d’exploration des tragédies du monde et des moyens de s’y opposer, de jouer contre, renvoyant dos à dos l’esprit de sérieux des faux prophètes et les risques de récupérations qui pèsent sur des oeuvres engagées par calculs, modes, paresses intellectuelles. Une position dandy, en quelque sorte, où le goût prononcé du canular, de la logique poussée à son absurdité, du grotesque, de la légèreté amusée tentent de désamorcer et de démasquer l’inhumanité contemporaine.
EN :
For the poet and writer, Jean-Michel Espitallier, choosing to write poetry (as a “rebellious” genre) represents a political stance, a genuine commitment. Refusing to be drawn in, skeptical of the explicit or programmatically political, Espitallier adheres solely to form, rhetoric, the demands of style, since language fundamentally remains the political object that constitutes the human community and its worldly representations. It’s heartening to recall that many others, including Nietzsche, view laughter, joking, comedy, frivolity as tools to explore and confront the tragedies of the world, to juxtapose and rebound from serious-minded false prophets, and the risk of being snagged that weighs down the calculating, fashionable or intellectually lazy engaged works. With a hint of trickery, logic is pushed to its absurd, even grotesque, extreme and an amused lightness acts to mitigate and unmask contemporary inhumanity.
Exercice de lecture
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Saint-Amant, poète de l’hermétisme grotesque et du jeu
Alain Schorderet
p. 121–145
RésuméFR :
Cet article a pour thème un aspect de la poétique de Saint-Amant : certains vers dans ses poésies évoquent des signes obscurs et clairs. Dans la mesure où le poète s’abstient d’en déchiffrer certains, nous pouvons inscrire Saint-Amant dans la tradition de la poésie hermétique. Fort de sa liberté que lui donne le genre du caprice, le poète mystifie son lecteur. Cette poésie peut prendre un ton mélancolique dès que le poète la place à l’enseigne de la perte lorsqu’il thématise les jeux en jouant avec les mots dans ses vers. Il s’agit d’étudier des pointes qui n’aboutissent que difficilement. En restant donc hermétiques, elles appellent à la continuation du jeu dans l’espérance d’un retour à la plénitude du sens. L’hermétisme grotesque du jeu se nourrit de l’oeuvre de Rabelais, dont la connaissance est le privilège des initiés avec lesquels Saint-Amant communique : ce sera un hermétisme bas, un grotesque rabelaisien qui remédie par un message non spirituel aux signes vidés de leur sens. On verra à la fin de l’article que l’hermétisme grotesque du jeu se trouve déjà chez des auteurs comme Rutebeuf, au Moyen Âge, et que par ce même hermétisme, Saint-Amant inspira un « Spleen » à Baudelaire.
EN :
This article explores a particular aspect of Saint-Amant’s poetics, namely the verses in his poetry that contain both obscure and clear signs. In refusing to decipher some of those signs, Saint-Amant joins the tradition of hermetic writing. Free to write what he wants, the poet capriciously mystifies his reader. At times, melancholy engulfs the poetry, for example when he writes on gambling, his word-signs conveying the sense of loss. This article examines such word-signs whose meanings are hidden. They remain hermetically sealed continuing the game of search for lost meanings. Saint-Amant’s playful and strange hermeticism is inspired by Rabelais’ works, which only the poet’s adept readers can have the privilege of unraveling, but now it is an earthy form of Rabelasian hermetics, charging the verse-signs with new earthy meanings. This article shows that such playful and strange hermeticism had existed in earlier medieval authors such as Rutebeuf, and that this same hermeticism of Saint-Amant inspired one of Baudelaire’s “Spleens.”
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Des traces et des spectres : une lecture de Pompes funèbres de Jean Genet
Melina Balcázar Moreno
p. 147–161
RésuméFR :
Dans l’oeuvre de Jean Genet, la question de l’écriture qui est celle de la littérarité est indissociable d’une réflexion sur le politique et l’éthique. Un des aspects les plus remarquables de l’écriture de Genet est justement la façon dont il montre leur imbrication. C’est cette double dimension de son oeuvre qui sera prise en compte ici, dans une perspective philosophico-littéraire. Il s’agira de s’interroger sur les rapports du littéraire au politique et à l’éthique à partir de l’inscription de l’Histoire dans Pompes funèbres de Jean Genet. L’interrogation de départ concerne évidemment les relations de l’écriture de Genet à la mémoire et à l’Histoire, les articulations ou désarticulations qu’elle met en oeuvre. Ces questions ne sont pas séparables d’une critique de la notion de performativité qui traverse son écriture. Si, selon lui, l’écriture doit faire « oeuvre de vie », comment le pourrait-elle sans se restreindre aux conventions qui régissent l’acte performatif ? Mais la question centrale est celle de l’événement. Pour Genet en effet, il ne suffit pas de commémorer le passé. Il s’agirait de penser une écriture qui tout en conservant la trace de la souffrance puisse produire un effet, se constituer en événement. La réflexion sur ce que l’on pourrait appeler les « politiques de la mémoire » dans ce roman nous portera à étudier également les notions de corps, de figure et d’écriture.
EN :
In this work by Jean Genet, the matter of writing is one of literariness, which is inextricably linked to political and ethical considerations. Indeed, one of the most remarkable aspects of Genet’s writing is the way he shows their oneness. It is this twin-dimension of his work which will be explored here, from a philosophical and literary viewpoint. The aim is to examine the relationship between the literary, the political and the ethical on the basis of the way History is relayed in Funeral Rites by Jean Genet. The initial question is obviously the relationship between Genet’s writing and memory and History, and the dynamics that this relationship creates and destroys. Such questions must be accompanied by an examination of the notion of performativity which runs through his writing. If, as he says, writing must be a “work of life,” how could this be possible without restricting oneself to the conventions that govern the performative act itself ? But the main issue is that of “event.” For Genet, commemorating the past is not enough. Instead we must develop a form of writing that, while maintaining traces of suffering, is also able to produce an effect and be an event itself. Thoughts on what we could call “politics of memory” in this novel will also bring us around to examining notions of body, figure and writing.