Volume 43, numéro 2, 2007 1857. Un état de l’imaginaire littéraire Sous la direction de Geneviève Sicotte
Sommaire (10 articles)
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Présentation : que peut l’approche synchronique ? Ou quand le littéraire fait date
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Balzac entre 1856 et 1858
Stéphane Vachon
p. 13–29
RésuméFR :
Entre mai 1856 et mars 1858, un foisonnement d’études inédites paraissent sur Honoré de Balzac qui s’écartent de la tradition des témoignages et des critiques biographiques — celle des contemporains qui ont côtoyé le grand homme disparu et se grandissent en disant qu’ils l’ont bien connu. Si l’on peut affirmer qu’une révolution s’est opérée en août 1850 sur la tombe de Balzac qui affecte les appropriations de son oeuvre autant que le discours global sur le genre romanesque et sur son ennoblissement, on peut ajouter que la mêlée des discours qui s’appliquent à l’auteur de La comédie humaine sept ans plus tard, tandis que Flaubert et Baudelaire sont poursuivis pour outrage à la morale publique et à la religion, permet de réarticuler les tensions entre romantisme, réalisme et naturalisme, et entre romantisme et modernité.
EN :
Between may 1856 and March 1858, a profusion of previously unpublished studies on Honoré de Balzac appears, which set themselves apart from the personal accounts and the biographical critiques—those of contemporaries who were acquaintances of the great man and who aggrandize themselves after his disappearance by saying that they knew him well. If we can affirm that a revolution occurred in August 1850 on Balzac’s tomb that affects the appropriations of his works as much as it affects the global discourse on the genre of the novel and its ennoblement, we can also add that the plurality of discourses that apply to the author of La comédie humaine seven years later (while Flaubert and Baudelaire are charged for moral and religious offenses) allows us to rearticulate the tensions between romanticism, realism, and naturalism, between romanticism and modernity.
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Le réalisme de Champfleury ou la distinction des oeuvres
Isabelle Daunais
p. 31–43
RésuméFR :
Le recueil de Champfleury, Le réalisme (1857), peut se lire comme l’un des premiers textes de réflexion sur cet enjeu majeur du réalisme qu’est le principe d’indifférenciation. Dans sa défense du peintre Courbet, Champfleury se heurte en effet à la difficulté, qui sera celle de toute l’esthétique moderne, de « sauver » l’oeuvre d’art de l’idée même qu’elle promeut et qui tout à la fois la menace : si, pour reprendre la célèbre formule de Flaubert, « Yvetot vaut Constantinople », alors comment borner ou contenir le théâtre du monde, désormais ouvert à toutes les représentations comme à une toute nouvelle visibilité ? Il s’agit de voir ce que Champfleury, dans ce recueil, s’est trouvé à percevoir, mais également à annoncer, comme mode nouveau d’encadrement (ou de mise en scène) du monde.
EN :
Champfleury’s anthology, Le réalisme (1857), can be read as one of the first texts to reflect on one of the major stakes of realism : the principle of lack of differentiation. In his defense of the painter Courbet, Champfleury finds himself confronting precisely the difficulty—which will be the difficulty of the whole modern aesthetic—of “saving” the work of art from the very idea that it promotes and by which it is simultaneously threatened : if, to take up Flaubert’s famous formula, “Yvetot vaut Constantinople,” then how do we limit or contain the theatre of the world, that is from now on open to all representations as to an entirely new visibility ? It is a matter of seeing that Champfleury, in this anthology, finds himself perceiving, and equally announcing, as new modes of framing (or staging) the world.
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Flaubert et la question des genres
Geneviève Sicotte
p. 45–58
RésuméFR :
Mille huit cent cinquante-sept est véritablement l’« année Flaubert ». Non seulement le maître de Croisset publie-t-il le roman qui le rendra célèbre, Madame Bovary, mais, fait moins connu, il donne aussi à L’Artiste la toute première version publiée de Latentation de saint Antoine. Le présent article avance que, par ces deux publications, Flaubert opère une stratégie globale de repositionnement des genres dans le champ littéraire. En effet, autant la forme dramatique (alors principalement représentée par le mélodrame) que le roman (encore largement tributaire du feuilleton et de sa nature populaire) sont à l’époque des genres dévalués qui dominent le champ de grande diffusion mais sont à peu près absents de l’avant-garde. Il y a donc chez Flaubert une volonté conquérante de s’approprier ces genres et d’en transformer la valeur, ce qui le situe au coeur de cette modernité de 1857 où quelque chose bascule de l’ancien au nouveau.
EN :
Eighteen hundred and fifty-seven is truly “Flaubert’s year.” Not only does the master of Croisset publish the novel that will make him famous, Madame Bovary, but (a lesser known fact) he also presents L’artiste with the very first published version of La tentation de saint Antoine. In this paper, we suggest that with these two publications Flaubert implements a global strategy of repositioning of genres in the literary field. Indeed, the dramatic form (principally represented by melodrama) as well as the novel (still largely the tributary of the serial and its popular nature) are, at the time, devalued genres that dominate the field of mass distribution, yet are almost absent from the avant-garde. Thus there is in Flaubert a conquering will to appropriate these genres and to transform their value, which situates him in the heart of the modernity of 1857 when something swings from the old to the new.
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Le Journal des Goncourt en 1857 : le règne paradoxal de la Bohème
Anthony Glinoer
p. 59–72
RésuméFR :
À l’inverse de leurs prédécesseurs, qui n’y voyaient qu’accident de l’histoire, les sociologues Pierre Bourdieu et Nathalie Heinich ont accordé une importance majeure à la Bohème littéraire et artistique dans le processus de constitution d’un champ littéraire autonome, pour l’un, et d’un régime de singularité, pour l’autre. Mais n’ont-ils pas accrédité, ce faisant, une représentation de la Bohème qui prévalait déjà dans les histoires littéraires les plus traditionnelles ? Sous la plume des frères Goncourt, en 1857, on découvre une Bohème à la fonction et à l’aspect tout différents : la Bohème apparaît ici munie d’un pouvoir dévorant (et non plus sympathiquement marginale), vénale (et non plus amoureuse de sa pauvreté), bref symptomatique d’un mal littéraire moderne. Analysant ce portrait en regard de la posture des frères Goncourt et de leur idéologie d’une littérature pure, cet article interroge, au-delà, le statut des prises de position des acteurs en tant que documents sociologiques.
EN :
Contrary to their predecessors, who saw it as adecdotal history, sociologists Pierre Bourdieu and Nathalie Heinich attribute a major importance to literary and artistic Bohemia in the constitution of (for Bourdieu) an autonomous literary field, and (for Heinich) a regime of singularity. But are they not, in doing so, drawing on a representation of Bohemia that was already prevalent in the most traditional literary histories ? In the writings of the Goncourt brothers in 1857 we discover a Bohemia that is completely different in function and in aspect : Bohemia appears here endowed with an all-consuming power (and is not more sympathetically marginal), venal (and not more in love with poverty)—in short, symptomatic of a modern literary malaise. Analyzing this portrait from the position of the Goncourt brothers and of their ideology of a pure literature, this article also examines how positions taken by actors can be considered as sociological documents.
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La poétique du fil : Odes funambulesques de Théodore de Banville
Jean-Pierre Bertrand
p. 73–83
RésuméFR :
La question de la modernité trouve chez Banville son moment de réflexion dans la préface des Odes funambulesques, lesquelles sont significativement publiées chez le même éditeur et la même année (1857) que les Fleurs du mal. Par des voies qui lui sont propres, Banville rejoint Baudelaire et Gautier dans l’expression horrifiée du monde capitaliste et bourgeois : la poésie est pour lui un tremplin vers un univers de Beauté, et il revient au poète d’adopter l’attitude du funambule qui, en fragile équilibre, regarde de haut la pitoyable comédie humaine. De manière originale, s’inspirant du modèle de Daumier, il propose dans cette préface-manifeste d’importer les techniques de la caricature dans le langage poétique. Funambulesque et caricaturale, la poésie mettra en place un dispositif de pur langage conjurant toute compromission avec le réel. De là le surinvestissement dans la forme ; de là aussi, l’introduction de l’humour dans la poésie — point sur lequel Banville retrouve à nouveau Baudelaire.
EN :
The question of modernity has its moment of consideration in Banville in the preface of Odes funambulesques, which is published, significantly, by the same publishing house and in the same year as Fleurs du mal. In his own style, Banville joins Baudelaire and Gautier in the expression of horror for the capitalist, bourgeois world : poetry is, for him, a springboard into a universe of Beauty, and it is up to the poet to adopt the attitude of the tightrope walker who, from his place of precarious balance, looks down on the pitiable human comedy. With originality, taking inspiration from Daumier’s model, he proposes in this preface-manifesto to bring the techniques of caricature into poetic language. Bizarre and caricatured, the poetry constructs a mechanism of pure language that casts out any compromise with reality. From this comes overinvestment in the form ; from this, too, comes the introduction of humor into the poetry—another way in which Banville is similar to Baudelaire.
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Traduction négative et traduction littérale : les traducteurs de Poe en 1857
Benoit Léger
p. 85–98
RésuméFR :
Le vaste corpus des traductions publiées en 1857 comprend des versions distinctes des mêmes contes d’Edgar Allan Poe, traduits par William Hughes et par Baudelaire. Ces versions s’opposent, le poète des Fleurs du mal choisissant une combinaison de littéralisme et d’accentuation du caractère morbide de l’oeuvre de son confrère américain, tandis que Hughes, pétri de culture française et spécialiste de la littérature pour la jeunesse, choisit la rationalisation du texte, l’étoffement et la paraphrase, pour transformer les Tales en lieux communs du conte. Baudelaire, en étroite communion avec l’oeuvre de Poe, procède, quant à lui, par identité d’esprit et cherche à produire une traduction-texte. À la traduction « positive » de Hughes, s’oppose ainsi chez le poète français une pratique de la « traduction négative » (entendue au sens photographique du terme) qui cherche à révéler la nature profonde du texte.
EN :
The vast corpus of translations published in 1857 includes distinct versions of the same stories by Edgar Allan Poe, translated by William Hughes and by Baudelaire. These versions are in opposition : the poet of Les fleurs du mal chooses a combination of literalism and accentuation of the morbid character of the work of his American colleague, while Hughes, steeped in French culture and specialist in youth literature, chooses rationalization of the text, exaggeration and paraphrase, transforming the Tales into commonplaces. Baudelaire, in close communion with the work of Poe, proceeds on his part in a spirit of affinity and seeks to produce a translation-text. Hughes’ “positive” translation is thus opposed by the French poet’s practice of “negative translation” (in the photographic sense of the term) as he seeks to reveal the deep nature of the text.
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Pédagogie et mondanité. Autour d’une dictée…
Micheline Cambron
p. 99–110
RésuméFR :
La dictée de Mérimée est créée et a lieu en 1857. Cet événement donne l’impression qu’une forme scolaire, la dictée, aurait migré vers un cadre mondain, celui d’une cour avide de distraction et de mécanismes de distinction. Qu’en est-il de cette forme dans l’univers scolaire de l’époque ? Quelle place les questions liées à la pédagogie et à l’instruction publique tiennent-elles dans le discours commun pour autoriser semblable transfert ? L’article tente de répondre à ces questions en s’attachant à la France, mais aussi au Québec où en 1857 naît Le Journal de l’instruction publique, qui se révèle lui aussi être un objet hybride dans lequel les questions de pédagogie et de mondanité s’entrecroisent.
EN :
Mérimée’s dictation is created and takes place in 1857. This event suggests that a scholarly form, the dictation, had migrated towards an urbane context—that of a court obsessed with distraction and with mechanisms of distinction. What evidence of this form do we see in the scholarly universe of the era ? What place do questions linked to pedagogy and public instruction hold in the common discourse that would allow for such a transfer ? The article attempts to respond to these questions by examining the case of France, but also that of Quebec, where, in 1857, Le Journal de l’instruction publique appears, also a hybrid object in which questions of pedagogy and society life intersect.
Exercice de lecture
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Les variations Goldberg de Nancy Huston ou la désacralisation de l’oeuvre musicale
Frédérique Arroyas
p. 113–135
RésuméFR :
« Il faut humaniser le Maître, deux cent cinquante ans après sa mort », écrivaient Hennion et Fauquet en 2000, dans leur étude intitulée La grandeur de Bach. Vingt ans plus tôt, l’auteure des Variations Goldberg s’en préoccupait déjà car le premier roman de Nancy Huston fait ressortir non seulement la place qu’occupe la musique classique dans la culture occidentale, mais aussi la problématique de l’effacement du sujet devant ce qu’on nomme la « grande musique ».
La présente analyse des Variations Goldberg porte sur la présentation de l’artefact musical dans un roman qui, d’une part, emprunte sa structure aux Goldberg-Variationen de Bach et, d’autre part, intègre les réflexions de ses auditeurs lors d’une soirée musicale. Dans un sens tout à fait intermédial, l’adoption de la forme « variations sur thème » permet d’investir l’oeuvre de Bach et justement de l’humaniser. On verra que l’appropriation littéraire des Goldberg-Variationen de Bach constitue une opposition aux approches formalistes qui isolent l’objet musical de ses contextes de production et de réception. Chaque invité a droit à sa variation et au fur et à mesure que ces variations se déroulent, un nouveau point de vue se fait entendre. Cet assemblage associe à l’oeuvre de Bach un ensemble de comportements et d’attitudes, des malaises du corps à l’exaltation, de la lutte des classes à la différence entre les approches féminine et masculine de la performance et de l’audition musicales. Le roman opère ainsi un détournement de l’éthos bourgeois qui maintient les « grands classiques » dans les cimes de la pureté et de la perfection pour faire entendre la voix de leurs « utilisateurs », qu’ils soient amateurs passionnés, interprètes harassés, ou tout simplement auditeurs récalcitrants.
EN :
Several years ago, Hennion and Fauquet announced, in their study titled La grandeur de Bach, that the time had come, two hundred and fifty years after Bach’s death, to humanize the great Master. Two decades earlier however, the author of Les Variations Goldberg had done just that. Huston’s first novel not only demonstrates the social function of classical music in western culture but also the problem of the radical subordination and self effacement of listeners and performers in the presence of what is considered the great “classics.”
The present analysis of the Goldberg Variations examines the presentation of a musical artifact in a novel that, on the one hand, borrows its structure from J. S. Bach’s Goldberg-Variationen, and on the other hand, integrates within its narrative the thoughts of audience members during a private performance of Bach’s piece. In a way that one may call “intermedial”, the theme and variations form becomes a means to infiltrate Bach’s composition and reinstate its humanity. This literary appropriation of Bach’s Goldberg-Variationen stands in opposition to formalist approaches in which the musical object is isolated from its contexts of production and reception. In the novel, each guest is assigned a variation and as the variations unfold, another point of view is heard. These assembled “interpretations” connect Bach’s composition to an assortment of attitudes and behaviors ranging from physical discomfort to exaltation, from a critique of class structures to masculine and feminine responses to music. This novel thus overrides the bourgeois ethos that has placed the “great” works of classical music in the ethereal summits of perfection and purity and instead amplifies the voices of its consumers, be they passionate fans, harassed performers or simply reticent listeners.
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Présence et absence du portrait à l’École littéraire de Montréal. Les exemples de Charles Gill et d’Émile Nelligan
Antoine P. Boisclair
p. 137–151
RésuméFR :
Parce que l’influence du symbolisme a conduit plusieurs membres de l’École littéraire de Montréal à envisager la poésie selon un paradigme musical (la musique, affirmait déjà Louis Dantin à propos de Nelligan, « est frère de son rythme et de sa mélancolie »), la critique ne s’est jamais véritablement penchée sur la manière dont les poètes canadiens-français des dernière décennies du xix e siècle ont emprunté à la peinture certains motifs. Or s’il fallait identifier la façon la plus répandue de concevoir l’ut pictura poesis à l’aube de la modernité québécoise, ce serait non pas en fonction du paysage, comme on pourrait s’y attendre, mais plutôt en fonction du portrait. En portant une attention particulière aux poésies de Charles Gill et d’Émile Nelligan, le présent travail vise à comprendre les enjeux littéraires, poétiques et esthétiques du portrait. Loin de correspondre à l’ekphrasis, le poème-portrait définit en creux une manière d’envisager la création artistique ; il amorce une réflexion sur la continuité entre l’image et la parole, le voir et le dire. Le portrait, plus précisément, conduit au silence ; parce que sa présence se manifeste in absentia, selon une formule de Jean-Luc Nancy, il est porteur d’une conception moderne de l’image.
EN :
Since the influence of symbolism lead many members of the École littéraire de Montréal to consider poetry from a musical paradigm (music, asserted Louis Dantin about Nelligan, “is the brother of his rhythm and his melancholy”), critics have not paid much attention to the way French-Canadians poets of the late 1800’s borrowed some motifs from painting. Further, if we were to identify the most common way to conceive the old idea of the ut pictura poesis at the dawn of the Quebec modernity, it would not be as a function of the landscape, as we might expect, but rather as a function of the portrait. Paying attention to Eudore Évanturel, Charles Gill and Émile Nelligan’s poetry, this article wants to understand the literary, poetic and aesthetic stakes of the portrait. Far from being limited to the ekphrasis, artistic creation in the portrait-poem takes a distinct implicit form as it considers the continuity between images and words, between the seeing and the saying. The portrait, most precisely, leads to the silence ; because his presence appears in absentia, as Jean-Luc Nancy says, it brings a modern conception of image.