PrésentationL’usure originelle du roman : roman et antiroman du Moyen Âge à la Révolution[Notice]

  • Ugo Dionne et
  • Francis Gingras

En 1982, dans un article au titre en forme de paradoxe, Aron Kibédi Varga affirmait que « le roman est un anti-roman » — autrement dit, que le roman (ou, plus exactement, le roman « moderne ») trouvait son origine, non dans les « romans » du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, mais dans les textes qui ont pris position contre le romanesque « traditionnel ». Pour l’essentiel, malgré son caractère apparemment iconoclaste, l’analyse de Kibédi Varga francisait la distinction défendue par la critique anglo-saxonne entre romance et novel, le dernier (sérieux, réaliste) se substituant au premier (conventionnel, idéalisé) à partir de la fin du xviie siècle, avec la triple offensive de Fielding, Richardson et Defoe. Cette perspective procède d’une lecture historique par trop téléologique. Le roman évoluerait ainsi d’une enfance balbutiante, où l’on croyait aux fées, vers un esprit critique dont les premières lueurs apparaîtraient chez les romanciers humanistes, avant de rayonner pleinement au siècle des Lumières, préfiguration d’une maturité enfin atteinte avec le roman réaliste du xixe siècle. Dégagé aussi bien de la croyance aux enchantements surnaturels que de la foi en l’illusion naturaliste, le roman hypercritique du xxe siècle constituerait en quelque sorte l’aboutissement de cette évolution. Le genre manifesterait son plein potentiel de liberté dans un mouvement à la fois destructeur et régénérateur, faisant table rase du passé romanesque pour mieux refonder un roman toujours renouvelé. Insistant sur l’idée d’un roman insoumis, subversif, les théoriciens du genre tendent à faire coïncider la naissance du roman moderne avec l’apparition des premiers textes en rupture avec l’esthétique ancienne. Pour eux, il n’y aurait donc pas de roman à proprement parler avant Don Quichotte ou, pour les plus hardis, avant Rabelais, voire, chez quelques rares intrépides, Antoine de la Salle. Nous sommes nous-mêmes convaincus de cette insubordination fondamentale, mais nous voyons cependant dans le rejet d’une poétique conventionnelle une qualité native du roman plutôt qu’un caractère acquis. Le rejet salutaire de vieilleries trop lues et trop entendues ne serait plus le fait exclusif et ponctuel de quelques génies séditieux, mais bien une constante du genre. Contrairement à Jean-Paul Sartre qui distinguait comme « un des traits les plus singuliers de notre époque littéraire […] l’apparition, ça et là, d’oeuvres vivaces et toutes négatives qu’on pourrait nommer des anti-romans », il nous semble bien, à la lumière de l’histoire du genre, que nos « vieux romans » sont (toujours) déjà des antiromans. La définition que proposait Sartre, en pensant aux romanciers des années 1930, s’avère en revanche tout à fait pertinente pour des oeuvres beaucoup plus anciennes. « Les antiromans », écrit-il, « conservent l’apparence et les contours du roman ; ce sont des ouvrages d’imagination qui nous présentent des personnages fictifs et nous racontent leur histoire. Mais c’est pour mieux décevoir : il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu’on semble l’édifier ». Ce mouvement contradictoire d’édification et de destruction se trouve à l’origine même des premiers textes à se désigner eux-mêmes comme romans, dès la fin du xiie siècle. Il accompagne ensuite l’histoire du genre, pendant tout le Moyen Âge et l’Ancien Régime. L’expression même d’« antiroman » est d’ailleurs revendiquée à date ancienne, dès la deuxième édition du Berger extravagant de Charles Sorel, rebaptisé L’anti-roman en 1633. Le parti pris ludique de l’entreprise antiromanesque était exposé, lui, dès la préface à la première édition, en 1627 : On retrouve cette veine moqueuse dans les différents procédés de réécriture et de détournement à l’oeuvre dans nombre de nos …

Parties annexes