Volume 42, numéro 1, 2006 De l’usage des vieux romans Sous la direction de Ugo Dionne et Francis Gingras
Sommaire (9 articles)
-
Présentation : l’usure originelle du roman : roman et antiroman du Moyen Âge à la Révolution
-
Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du xiiie siècle (Chantilly, Condé 472)
Francis Gingras
p. 13–38
RésuméFR :
Dès ses plus anciennes manifestations, la littérature narrative qui prend le nom de « roman » se donne comme un jeu d’échos et de réponses entre les textes. L’étude des collections de manuscrits permet de saisir ces jeux intertextuels en contexte, notamment à travers l’organisation de codex qui témoignent de la réception du roman médiéval par les copistes médiévaux eux-mêmes. La composition du manuscrit de Chantilly (Condé 472), où se côtoient romans parodiques et romans canoniques (notamment Érec, Yvain et Lancelot de Chrétien de Troyes), illustre le travail de scribes de toute évidence parfaitement conscients du ludisme des textes qu’ils recopiaient et qui s’assuraient, à travers la mise en recueil, de mettre en regard ce que l’on appellerait, en termes genettiens, le texte parodique et sa source hypotextuelle. La mise en recueil donne cependant un sens positif à cette réflexion critique sur l’art du roman : elle ne se contente pas d’organiser la série de romans parodiques de façon à miner la crédibilité du monde arthurien et, ce faisant, de réorienter l’éclairage jeté sur les romans de Chrétien de Troyes, elle propose la lecture allégorique comme voie de renouvellement. Avec les premières branches du Perlesvaus, elle explore les possibilités d’une lecture édifiante de la légende arthurienne, dans un monde où l’humour le cède à l’horreur. Cette voie, abandonnée avant l’heureuse conclusion, est reprise dans un tout autre registre avec le Roman de Renart. La position finale attribuée aux branches du Roman de Renart et le choix de branches où l’enjeu rhétorique et herméneutique est clairement exprimé laissent croire que le scribe qui est derrière l’agencement du manuscrit a trouvé dans les aventures du goupil le juste équilibre entre parodie et allégorie capable de justifier pleinement l’aventure paradoxale du roman antiromanesque.
EN :
From its earliest appearance, narrative literature that has taken the name “roman” has functioned as a play of echoes and responses to other texts. The study of manuscript collections allows us to put this intertextuel play in context, notably through examining the organization of codex that witness to the reception of the medieval novel by the medieval copyists themselves. The arrangement of the Chantilly manuscript (Condé 472) in which parodic novels mix with canonic novels (notably Chrétien de Troyes’ Érec, Yvain and Lancelot) reveals the work of scribes who, it is obvious, were perfectly conscious of the playfulness of the texts they were copying and, through the gathering of stories, reoriented the attention of readers to what Genette termed le texte parodique and its hypotextual sources. Ordering the stories in a meaningful way can be a positive act in a critical reflection on the art of the novel: the scribe who gives an order to the collection is not satisfied simply with organizing a series of parodic novels that undermines the credibility of the Arthurian world, and, in doing so, changes the light by which the novels of Chrétien de Troyes are read, he proposes in addition the allegorical reading as a path of renewal. With the first branches of Perlesvaus, the newly ordered stories explore the possibility of an edifying reading of the Arthurian legend in a world in which humor gives way to horror. This path, abandoned before the happy ending, is taken up in a wholly different register by the Roman de Renart. The final position attributed to the branches of the Roman de Renart and the choice of branches where the rhetorical and hermeneutical issues are clearly expressed lead us to believe that the scribe behind the arrangement of the manuscript had found in the fox’s adventures a sound balance between parody and allegory capable of fully justifying the paradoxical adventure of the anti-novel novel.
-
Perceforest et le roman : « Or oyez fable, non fable mais hystoire vraye selon la cronique »
Christine Ferlampin-Acher
p. 39–61
RésuméFR :
Perceforest, vaste roman vraisemblablement écrit au xv e siècle, se revendique comme « chronique ». Pourtant, on peut supposer que le lecteur médiéval l’a reçu comme roman dans la mesure où il répond à un horizon d’attente stratifié, dont certains éléments se sont mis en place dès le xiie siècle (la traduction), qui s’est étoffé au xiiie siècle (avec entre autres la mise en cycle), pour se compléter au xive et se renouveler en s’éloignant du Graal. Perceforest présente des caractéristiques romanesques certaines, hétérogènes et parfois contradictoires, du fait de l’histoire déjà longue du roman et de la persistance des modèles anciens. Certains traits semblent menacer l’identification de ce texte comme roman. Pourtant la diversité de ce texte, qui propose des identifications génériques très variées, qui emprunte à des sources multiples, hors même du champ romanesque, la mise en cause héroïque, dans des développements burlesques et héroï-comiques, ainsi que la dénonciation de l’illusion (et par là même de la fiction), loin de fragiliser l’identification générique, la renforcent, tant il est vrai que le roman est un genre dynamique et pluriel, dès ses origines.
EN :
Perceforest is a huge novel in all likelihood written in the 15th century. It claims to be a “chronicle,” but it can be assumed that the medieval reader understood it as a novel in that it responded to multilayered expectations that had begun to find expression in the 12th century (translation), became more substantial in the 13th century (when it was placed into a story cycle), and finally was completed in the 14th century when, by separating from the Grail the story rejuvenated itself. Heterogeneous and at times contradictory, Perceforest certainly contains several characteristics of the novel. Yet other traits, in particular its diversity, seem to menace this identification. While suggesting varied identifications, the text’s diversity, borrowed from multiple sources outside the field of the novel, the questioning of the heroic—in its burlesque and heroic-comic developments—as well as the denunciation of illusion (and thus of fiction itself), far from weakening the generic identification, reinforce it, inasmuch as the novel, from its beginnings, is a dynamic genre that draws on many sources.
-
Entre balbutiement et radotage : enfance, répétition et parodie dans le roman arthurien du Moyen Âge tardif
Patricia Victorin
p. 63–89
RésuméFR :
Pourquoi en cet automne du Moyen Âge l’enfance apparaît-elle comme une voie privilégiée du renouvellement de l’écriture et dans le même temps comme un lieu de retour vers l’origine du roman ? On peut y lire une nostalgie du temps passé et des écrits passés qu’il faut conserver, un mal du pays littéraire d’antan. Écrire l’enfance, c’est aussi se ménager la possibilité d’adjoindre un petit supplément, combler le blanc, mais ce faisant d’introduire une distance amusée sur le matériau d’origine. L’enfance est le lieu des possibles narratifs et le lieu de leur renouvellement, le lieu privilégié où se conjoignent l’autrefois et l’avenir ; l’aventure se redéfinit alors comme un toujours déjà-là enfoui ou refoulé qu’il faut faire remonter à la surface. Cet article se propose de dessiner quelques perspectives et d’appréhender la question de la récriture parodique et de son rapport au schème et au thème de l’enfance du héros à partir de trois axes principaux : l’écriture contrapuntique et la contrefaçon, la métafiction, et enfin la mémoire et la répétition puisque tout se joue finalement dans une tension entre balbutiement et radotage.
EN :
Why in the “fall” of the Middle Ages did childhood appear as a privileged path for the renewal of writing and at the same time as the site for a return to the origins of the novel? The phenomena can be seen as a nostalgia for the past, for writings that the age had decided must be conserved, a longing for a long-lost literary country. To write of childhood is also to nurse the possibility of adding something to it, to fill in a blank, but in doing so to introduce an amused distance to the original material. Childhood is a place of narrative possibilities and renewal, the privileged site to unite past and future; the adventure of childhood is redefined as a buried or repressed “always already there” that must be brought to the surface. This article intends to lay out a few perspectives and analyse the question of rewriting as parody and of its relation to the scheme and theme of the childhood of the hero. It sets out from three principal axes: contrapuntal writing and pirating, the metafiction, and memory and repetition, because in the end everything plays out in the tension between stammering (balbutiement) and rambling (radotage).
-
Les Angoysses douloureuses d’Hélisenne de Crenne : un antiroman sérieux
Pascale Mounier
p. 91–109
RésuméFR :
Il est un parti pris discutable : celui qui consiste à valoriser les principes du roman comique par rapport à ceux du roman sérieux. Comme l’a montré Mikhaïl Bakhtine, le genre romanesque est caractérisé, dans son ensemble, par les liens qui l’unissent à d’autres textes et par la mise en cause de leur fonctionnement thématique, stylistique et idéologique. Cela peut être vérifié au sujet des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne. Cette oeuvre atteste, en effet, l’existence d’une créativité romanesque proprement française à la Renaissance. Le paradoxe tient à ce qu’elle emprunte nombre de ses procédés d’écriture à des textes antérieurs. Sans explorer une voie parodique, elle se présente comme un antiroman sérieux. Tout en affichant son appartenance au genre sentimental, elle met ainsi à distance les traditions italienne et espagnole en même temps que la veine chevaleresque nationale. Elle tire profit du jeu d’influences entre les topiques qu’elle pastiche, mais explore également les incompatibilités entre ces hypotextes. Du coup, la formule narrative à laquelle elle parvient est tout à fait originale. À lire le texte, on voit ses attentes constamment trompées : tout pronostic générique est successivement confirmé, modifié et subverti et toute hypothèse interprétative infléchie, détournée et invalidée.
EN :
A debatable bias trumpets the superiority of the comic to the serious novel. As Bakhtine has demonstrated, the novel as a genre is characterized by the elements which unite it to other texts. For him, the novel’s role is to call into question the thematic, stylistic and ideological functions of these elements. Bakhtine’s thesis can be confirmed through an analysis of Hélisenne de Crenne’s Angoysses douloureuses qui procedent d’amours. This work attests to the existence of a specifically novelistic creativity in France during the Renaissance. The paradoxical character of de Crenne’s novel emerges from the numerous literary techniques it derives from older texts. Without entering into parody, Angoysses douloureuses presents itself as a serious “anti-novel.” Openly exhibiting its adherence to the genre of the sentimental novel, it stands aloof from the Italian and Spanish traditions as well as from the conventions of French chivalry. Instead, creating a pastiche through “playing” with its influences and the topics they inspire, it explores the incompatibilities among its hypotexts. As a result, it achieves a narrative formula that is entirely original. In reading Angoysses douloureuses, expectations are constantly thwarted: predictions based on genre are successively confirmed, modified and subverted while interpretive hypotheses are shifted, diverted and invalidated.
-
Méduse-marionnette : La vie de Marianne de Marivaux (1728-1741) et l’héritage de Don Quichotte
Jean-Paul Sermain
p. 111–125
RésuméFR :
Cette étude établit les liens de La vie de Marianne de Marivaux avec les différents types d’antiroman issus du Don Quichotte, et en particulier sa convergence avec les lectures qu’en font les romanciers anglais des années 1740. Avec désinvolture, Marivaux écarte tout ce qui peut constituer l’intérêt romanesque en son temps et il utilise de façon personnelle les ressources modernes de la vraisemblance pour faire apparaître l’irréalisme profond de l’écriture et du destin de son héroïne : il plonge ainsi son lecteur au coeur du paradoxe de la fiction (en inversant la formule de Cervantès).
EN :
This study establishes the connection between Marivaux’s La vie de Marianne and the different types of anti-novel that developed out of Don Quichotte. It examines the convergence of Marivaux’s reading of the Quichotte with that of the English novelists of the 1740s. In an offhand manner, Marivaux separates everything that constitutes novelistic interest in his time and uses in a personal way the modern resources of plausibility to show the profound unreality of writing and of the destiny of his heroine: by reversing Cervantes’ formula, he plunges his reader into the heart of the paradox of fiction.
-
Le tour du monde de Saint-Preux : désillusion du visionnaire et saccage du romanesque dans La nouvelle Héloïse
Jacques Berchtold
p. 127–140
RésuméFR :
Cette étude rappelle la dimension artificielle bien établie des récits littéraires de « voyages maritimes » et de « tempêtes subies en mer », qui suscitent distance ironique ou défiance sarcastique chez les auteurs de romans. Dès lors, Jean-Jacques Rousseau, auteur du vaste roman continental La nouvelle Héloïse, prend position dans une dispute connue lorsqu’il inscrit une relation de navigation de quatre ans à l’axe de symétrie de son texte. La dénonciation anticolonialiste se veut aussi un réquisitoire antiromanesque qui dénonce l’effet d’accréditation produit par le témoignage subjectif du voyageur (« j’ai vu… »). Un dialogue est suggéré entre la lettre de Saint-Preux et La promenade Vernet de Diderot qui rend compte d’un point de vue sceptique à propos de l’observation objective et prolonge la mise en cause de l’« autorité oculaire » dans une voie à la fois plus ludique et plus onirique.
EN :
This study recalls the well-established artificial dimension of the literary account of “sea voyages” and “sea storms” that most often provoke ironic distance or sarcastic defiance in the novelist. That being the case, Jean-Jacques Rousseau, author of the continental novel La nouvelle Héloïse, is in effect taking a stand in an ongoing controversy when he makes a four-year long navigational account the symmetrical axis of his text. His anti-colonialist denunciation is meant, in addition, to be an indictment of the novel in that it criticizes the legitimizing effect on the reader of the traveller’s subjective witness (“I saw…”). The article presents a dialogue between Saint-Preux’s letter and Diderot’s La promenade Vernet. The latter adopts a sceptical point of view concerning objective observation and thus continues the calling into question of “ocular authority” in a style that is at once more playful and dreamlike.
-
Le paradoxe d’Hercule ou comment le roman vient aux antiromanciers
Ugo Dionne
p. 141–167
RésuméFR :
La deuxième moitié de L’Ingénu pose une difficulté aux interprètes de Voltaire. Avec l’aventure de Mlle de Saint-Yves, avec sa douloureuse et larmoyante agonie, le conteur grinçant des premiers chapitres semble se transformer en romancier sensible, naïf et conventionnel. Face à ce dérangeant envahissement de l’antiroman par le romanesque, un certain nombre de positions peuvent être adoptées : condamnation de l’ouvrage, jugé déficient en raison de sa dualité même ; interprétation « ironique » de l’élément sensible ; lecture « sensible » de l’élément ironique ; tentative de synthèse et de conciliation des deux registres. Toutes ces positions réagissent cependant à un fait dont on exagère le scandale : la coexistence, dans une même oeuvre, de l’ironique et du sensible, du roman et de l’antiroman. Chez Voltaire, comme chez les autres antiromanciers de l’âge classique (Sorel, Scarron, Furetière, Lesage, Crébillon, Diderot), l’antiroman est encore un roman ; il ne se conçoit pas en-dehors des procédés, des cadres, des thèmes et des possibilités représentationnelles que lui lègue le romanesque.
EN :
The second half of L’Ingénu presents difficulties to specialists of Voltaire. With the adventures of Mlle de Saint-Yves, terminating in her painful, tear-filled death scene, the caustic storyteller of the first chapters seems to transform himself into a sensitive, naïve and altogether conventional novelist. Confronted with this disturbing invasion of the anti-novel by the novel, firm positions have been adopted: condemnation of the work judged to be deficient because of its duality; “ironic” interpretation of the sentimental elements; “sentimental” interpretation of the ironic elements; attempts to synthesize and reconcile the two registers. All these positions react however to a fact whose scandalousness has been exaggerated: the coexistence in the same work of irony and sentimentality, of the novel and the anti-novel. For Voltaire, as for other anti-novelists of the classical age (Sorel, Scarron, Furetière, Lesage, Crébillon, Diderot), the anti-novel is still a novel; it is not formulated outside the procedures, frames, themes and representational possibilities that the novel has bequeathed it.
Exercice de lecture
-
Le simulacre au seuil de l’autobiographie : La vocation suspendue de Pierre Klossowski
Patrick Thériault
p. 171–192
RésuméFR :
Dès le seuil de La vocation suspendue, un jeu référentiel se met en place, qui tire son intérêt à mettre en rapport le questionnement sur l’identitaire (l’autobiographique) et la Loi (l’inscription de la Loi dont le paratexte est le lieu). Compliquant la lisibilité du « pacte autobiographique », ce jeu subversif complique par le fait même le « pacte symbolique » avec l’Autre : dès lors que la fonction symbolique du livre n’opère plus et que le cadre social de l’autobiographie n’est plus « encadrant », le sujet est laissé « suspendu », comme hors de lui-même, en proie à toutes les identifications fantasmatiques et rivales qui caractérisent tout aussi bien, comme j’en ferai l’hypothèse, la dimension lacanienne de l’imaginaire que l’univers klossowskien du simulacre.
EN :
From its opening pages, La vocation suspendue plays a referential game, a game that relates the question of (autobiographical) identity to the Law (the inscription of the Law within the paratext). This subversive game complicates the readability of the “autobiographical pact” as well as the “symbolic pact” with the Other: from the moment that the symbolic function of the book breaks down and the social frame no longer “frames,” the subject is left “suspended,” as if outside himself, prey to all the rival phantasmagorical identifications that characterize, as I will illustrate, both the lacanian dimension of the imaginary and the sham universe of Klossoswki.