Résumés
Résumé
L’enseignement de la poésie doit-il s’orienter vers la perception de la « réussite » singulière, celle de la spécificité des textes et de leurs procédés propres ? Doit-il se fonder sur l’admiration et l’approbation ? Ou, au contraire, ne peut-il pas passer par la perception des conditions externes d’existence d’un langage qui procède par manipulation des possibles, s’y prêtant lui-même, à l’occasion ? Le présent article essaie de montrer la pertinence de la dernière option, en étudiant La guerre au Luxembourg (1916) de Blaise Cendrars, long poème narratif qui se démarque des discours sur la guerre de 1914, en les déplaçant, en transformant les regards sur l’événement. Les paroles des enfants se mêlent avec celles d’anonymes (combattants ou gens de l’arrière) et s’y fondent, rendant incertaine l’interprétation. On verra, par ailleurs, que les formes les plus répandues alors de la littérature sur la guerre s’y mirent, inversées. Un exemple d’utilisation immédiate et tronquée de ce poème dans un livre à la gloire des combattants donne toute la mesure de l’ironie latente du poème. Enfin, de ces « manipulations », que le texte opère et subit, peut se déduire une lecture poétique qui « peut être comprise non en soi, comme une essence, mais comme un moment de mise à l’épreuve du degré de vérité ou de validité des discours disponibles, comme une manière de contourner un objet de parole, de signaler le poids des conventions […] et que sa valeur tient en effet aussi à la circonstance ».
Abstract
Should the teaching of poetry be oriented towards the “successful” perception of the specificity of the text’s own practices. Should it be founded on admiration and approval? Or, on the contrary, could the teaching of a poem instead be based on a perception of language’s external conditions advancing by the manipulation of possibilities and lending itself on occasion to those possibilities? This article tries to show the pertinence of the second option through a study of Blaise Cendrars’ La guerre au Luxembourg (1916). By the displacement of common terms, this long narrative poem distances itself from the discourse surrounding the war of 1914 and thus transforms how the event is seen. Children’s words mix with those of anonymous voices (combatants, people behind the lines) and fuse, rendering interpretation uncertain. In addition, the reader sees the most clichéd forms of the period’s war literature presented, but from a reversed angle. An example of the poem’s immediate use in a truncated form is its presence in a book dedicated to the glory of the combatants that shows all the value of its latent irony. Finally, from the “manipulations” that the text carries out and has suffered is inferred a poetic reading that “can be understood not in itself as an essence, but as a probationary moment for the available ways of speaking, for their degree of truth or validity, as a manner to by-pass a speech object, to signal the weight of convention […], and that its value is due in effect also to its situation.”
Corps de l’article
La guerre de 1914-1918 a été l’occasion de peu de textes poétiques, entendons par là de textes que nous retenons au titre d’un genre et pratiqués par des écrivains reconnus par le milieu littéraire alors ou depuis. Ce sera donc pour moi un moment favorable pour cerner ce que peut être le langage poétique puisqu’on peut avancer que sa singularité dans l’époque contemporaine réside, tout autant que dans des particularités formelles modélisables, dans sa capacité à répondre à l’événement autrement, sinon mieux, que d’autres formes comme le récit, l’argument, l’essai. On pourra ainsi cerner un langage particulier non de manière essentialiste mais de manière à montrer qu’il se prête à des remaniements et des manipulations qui, par opposition, par différence et par comparaison, en révèlent ou en réévaluent l’usage.
Quand on dit que la guerre de 1914-1918 a produit peu de textes poétiques, il ne s’agit pas seulement de ces textes qui se présentent sous une forme versifiée ou du moins avec une prosodie qui serait un indicateur générique certain, de ceux-là cette première guerre mondiale en a produit un certain nombre, que nous serions bien en peine d’évaluer aujourd’hui et que nous ne percevons plus comme poétique selon les critères actuels, mais qui l’étaient indubitablement pour les contemporains et dont il reste des traces, qui seront évoquées à la fin de cette étude. Cette intentionnalité poétique ne fait pas la poésie pour les lecteurs d’aujourd’hui, tant elle est prise dans les normes contemporaines du beau, du bon goût, de l’élégance. Lire et enseigner la poésie aujourd’hui comme art de l’élégance et d’une rhétorique savante, ce serait à coup sûr l’éloigner de la perception des lecteurs des périodes suivantes. En ce sens, il y a eu pendant et après la guerre de 1914-1918 un grand nombre de pièces en vers qui répondaient à des critères d’élégance et de maîtrise rhétorique, dans lesquelles les combattants ou les civils s’essayaient, dans un langage noble et séduisant pour leurs contemporains, à chanter, magnifier parfois, les combats. Mais, si nous parlons non d’un langage aux formes codifiées, d’un langage qui transpose dans un moule prédéterminé ce que peut dire la prose, alors peu de poèmes, peu de poètes se sont tournés vers la guerre. Cette guerre illisible dans ses grands mouvements, cette guerre qui ne laissait que très peu de place à l’initiative individuelle éclatante, aux faits d’armes, cette guerre longue et sans victoires décisives, cette guerre menée du fond des tranchées signe la fin de l’expression lyrique[1] ou de l’expression héroïque[2] devant l’épreuve de l’événement. Il faudrait encore ajouter que les formes traditionnelles de la poésie ont été confisquées par les tenants de la guerre à outrance, les tenants d’une vision nationaliste.
Voilà ce qui sera l’objet de cette étude : quelle est la poésie acceptable sur la guerre pour un poète qui appartenait au mouvement de l’Esprit nouveau, pour lui comme pour ses proches du même milieu littéraire, comment se définit cette poésie par rapport aux alternatives offertes ou disponibles pour l’expression, à quels types de manipulations de la forme et du langage cette poésie donne-t-elle lieu, au moment de sa création et de sa publication, à quels types de manipulations peut-elle encore donner lieu, de manière qu’elle soit non une forme sacralisée mais qu’elle soit perçue comme une parole qui se détermine face à d’autres paroles, comme une alternative dans un moment où toutes les expressions, qu’elles soient littéraires ou non, risquent de courir à la faillite ?
Pour que le recours à la poésie ait quelque sens il convient que, justement, elle se détache sur un ensemble de discours d’une autre nature : tel est le cas, pour ce qui est de cette période et s’agissant de la guerre, de Cendrars, dans la mesure où, s’il était poète avant la guerre, cet écrivain s’oriente de plus en plus vers la prose après 1918, alors que les textes qu’il écrit sur la guerre manifestent une recherche violente de nouvelles voies d’écriture[3]. En 1916, juste après la première bataille de Verdun, Cendrars fait paraître La guerre au Luxembourg, qui reçoit le visa de la censure. On ne pouvait en effet soupçonner ce poème de nuire à l’effort de guerre[4]. Son caractère ludique et l’univers enfantin ne pouvaient sans doute pas offusquer les lecteurs du service de la censure.
Nous ouvrons maintenant une série de remarques sur le poème. Il est à la fois un texte et un livre ; ceci est important dans la mesure où son ancrage dans un moment et une situation fait partie de l’oeuvre elle-même. Il est un objet écrit par Blaise Cendrars, illustré par Moïse Kisling[5] et édité par Dan. Niestlé : la dédicace est signée des trois, en exergue[6]. Tous trois sont des anciens combattants, retirés du front ; ils dédient le livre à trois camarades morts en combattants : « ce livre est dédié à nos Camarades de la Légion Étrangère Miecyzslaw kohn, polonais, tué à Frise ; Victor chapman, américain, tué à Verdun ; Xavier de carvahlo, portugais, tué à la Ferme de Navarin ; Engagés Volontaires, morts pour la france, Blaise Cendrars, Moïse Kisling, Dan. Niestlé[7] » (G, 99). Chacun y est dans son double rôle : artiste ; écrivain ou éditeur et ancien combattant, qui a combattu dans l’armée française à titre étranger. Les auteurs sont trois, comme les dédicataires. Il ne peut y avoir ouverture plus grave que celle-là, pour un ouvrage qui, pourtant, ne laisse aucune place au souvenir personnel et ne raconte aucun combat réel mais procède au contraire au déplacement de l’objet.
Car cette guerre est une guerre pour rire : les enfants jouent à la guerre, comme le font tous les enfants, dans le jardin du Luxembourg, sous le regard de leurs mamans, de leurs bonnes et d’un gardien bienveillant « qui seul a un sabre authentique » (G, 101). Seule la présence d’un blessé rappelle que c’est la guerre : « un blessé battait la mesure avec sa béquille / Sous le bandeau son oeil » (G, 101) : un blessé muet, qui participe de loin aux jeux des enfants, un blessé aux multiples plaies : boitant, amputé, blessé à la tête ou borgne[8] ? Son passage discret semble accorder de la bienveillance aux jeux des enfants et rappeler aux lecteurs que la guerre se poursuit au loin.
L’expression « Puis on relève les morts » (G, 101) paraît bien innocente : le « puis » appartient à la syntaxe narrative des enfants, de même que la magie des morts qui se relèvent pour d’autres combats et d’autres rôles. Certes, mais l’expression, qui, à cause du slogan « Debout, les morts ! », fait aussi partie de la légende de l’arrière concernant les valeureux poilus, pour être fondée sur des mensonges de la presse nationaliste, n’en était pas moins répandue et proférée. L’expression vise peut-être, tout autant que les innocents enfants, les adultes qui propagent mensonges et illusions.
C’est ainsi d’ailleurs que procède ce texte, par déplacement des expressions habituelles pour désigner la guerre, par métalepse et par euphémisation. La continuité narrative repose sur le déroulement d’un après-midi pendant lequel les enfants jouent dans le jardin public jusqu’à cinq heures, l’heure des « gaufres » et « Tout le monde se sauve », « Les grilles se ferment / On rentre / Il fait soir. » (G, 103) Au récit de la guerre à laquelle les enfants jouent se superpose le récit d’un après-midi dans un jardin public, et la guerre réelle qui est en cours sous-tend les jeux éternels des enfants ; la métalepse est généralisée dans la représentation des moments de la guerre dont les enfants semblent si bien connaître les épisodes. Si celle-ci relève du récit dans les discours contemporains[9], ici elle est imbrication d’épisodes sans ordre, et interchangeables. Le jeu des enfants les fait passer d’un fait à un autre, d’un lieu à un autre, du front Est au front Ouest, des Dardanelles à la Somme, de la guerre navale à la guerre terrestre. Ces métalepses détruisent l’idée même qu’un récit soit possible. Certes, on peut rapporter cela à l’univers enfantin, comme on peut aussi le rapporter à ceux qui sont comme des enfants, qui ne connaissent la guerre que par ouï-dire, qui jouent mentalement à la guerre et construisent une grande unité narrative à partir des épisodes qu’ils lisent dans les journaux et de quelques traces dans le ciel de Paris : un « dirigeable qui passe du côté de la Tour Eiffel[10] » (G, 101), « On attend le zeppelin qui ne vient pas / Las / Les yeux aux fusées des étoiles » (G, 103). On peut encore noter l’ambivalence du « Las » : fatigué ou hélas ? Dans un cas les enfants manifestent une fatigue des plus normales, dans l’autre, ils regrettent, inconscients des dangers, que la guerre réelle ne vienne pas jusqu’à eux. La même ambivalence se retrouve dans « On ne peut rien oublier/ Il n’y a que les petits enfants qui jouent à la guerre » (G, 101) qui associent les deux univers, celui du soldat retiré du front, semblable au blessé, et qui ne peut effacer de son souvenir les images de la vraie guerre, celle où on ne joue pas.
La parole est laissée aux enfants sauf dans quelques passages où l’équivoque est manifeste ; la voix anonyme et le regard sont ceux d’un spectateur : c’est lui, et non les enfants, qui perçoit la menace réelle et qui voit « les fumées des usines de munitions / Au-dessus des frondaisons d’or » ; c’est lui qui dit : « Pâle automne fin d’été / On ne peut rien oublier / Il n’y a que les petits enfants qui jouent à la guerre » (G, 101). Si l’on veut transformer cette phrase restrictive en une affirmative, on a le choix entre deux propositions : « seuls les enfants jouent à la guerre » (sous entendu les autres la font réellement) ou « dans ce jardin il n’y a que les enfants qui jouent à la guerre » (sous entendu les autres sont sages, ne jouent pas, se promènent etc.)[11]. Dans le premier cas, deux univers sont implicitement comparés et ce que nie la phrase c’est la réalité de la guerre, et l’harmonie apparente n’est que l’effet de l’innocence des enfants et de l’ignorance[12] ; dans le second, l’univers visé par le texte est une réalité homogène qu’aucune contradiction n’anime, les différentes activités sont normalement complémentaires, chacun est dans son rôle dans un univers harmonieux où les menaces de la guerre réelle restent à distance[13]. On peut aussi entendre la contamination du langage des enfants par celui des adultes, que ce soient les civils qui parlent de la guerre et les soldats, dans les vers : « Il y a une tranchée dans le tas de sable / Il y a un petit bois dans le tas de sable » (G, 105) : le lieu réel, le tas de sable, appartiennent bien à l’univers enfantin du jardin alors que « tranchée, petit bois » appartiennent au langage des adultes, des combattants ou des civils qui discourent sur la guerre. Le premier est un terme des plus courants de cette époque mais le second sonne de manière beaucoup personnelle : des petits bois, il y en a eu des milliers sous les yeux des combattants, ils n’appartiennent pas au registre strictement militaire, mais au paysage qu’ont longtemps regardé les combattants, petit bois qu’il fallait épier, qu’il fallait gagner, dans lequel on se cachait ou d’où pouvait venir le danger. À l’évidence, Cendrars en appelle ici à la mémoire visuelle des combattants, plus qu’il ne décrit les jeux enfantins. De même la formule « Il y a » qui convient si bien au registre enfantin n’est pas sans rappeler le poème des Illuminations, en toute équivoque car l’illumination n’est plus mentale et éblouissante, elle n’est plus un guide pour une exploration intérieure et une meilleure connaissance du monde mais le signe des dangers, d’une sorte de fin des temps à l’échelle humaine.
Dans ce poème, la guerre appartient à trois univers qui ne cessent de se mêler. C’est l’univers des enfants en tout premier lieu et en toute évidence. Mais, plus secret, c’est aussi l’univers des adultes, qui discourent en savants sur la guerre et informent les enfants par leur discours et leurs lectures ; ce ne sont pas « [l]es infirmières [de] 6 ans » dont on peut dire « à présent on consulte les journaux illustrés / Les photographies / On se souvient de ce qu’on a vu au cinéma » juste avant que l’énonciateur ajoute : « Ça devient plus sérieux » (G, 103), ce qui crée une nouvelle ambiguïté. Ce qui est plus sérieux, est-ce seulement le jeu des enfants ou ce que les enfants révèlent de l’univers des adultes qui s’informent sur la guerre, en débattent, si même ils ne prennent pas quelque plaisir à la suivre de loin dans les journaux, sur les images ; pour certains, la guerre est une suite d’images qui stimulent l’imagination. C’est cette transformation de la guerre en images qui domine la dernière partie, images imaginées d’une fin de guerre dont tous les drames seront oubliés quand passera le défilé des vainqueurs ; cette partie est lourde, elle aussi, de discours empruntés, manipulés par Cendrars. Ce ne sont plus les enfants qui parlent, ni leurs expressions qui sont reproduites. Cette fois, s’il y a naïveté, c’est celle de tous ceux qui attendent et imaginent la fin de la guerre. « à paris » (G, 107), en caractères majuscules, figure comme un cri, même si sa fonction grammaticale est bien d’indiquer le lieu où se fêtera la Victoire. Et ce cri ne rappelle que trop les slogans des combattants au début de la guerre : « À Berlin ! » et « Nach Paris ! ». La fonction locative laisse place à une fonction idéologique, elle rappelle à tous le leurre des slogans mobilisateurs du commencement ; de ce fait, les certitudes qui suivent, exprimées au futur, paraissent sinon mensongères, du moins douteuses, exprimant davantage les souhaits que la probabilité. Les allures de fête populaire, où « Toutes les automobiles seront parfumées et [où] les pauvres chevaux mangeront des fleurs / [où] [a]ux fenêtres les pauvres orphelines de la guerre auront toutes une belle robe patriotique » (G, 107) relèvent de l’ironie cruelle ; on peut faire la même remarque à propos de « quand les soldats reviendront » : l’article défini conduit à transformer la réalité à venir. Il y aura bien « des » soldats qui reviendront, les survivants… « Les » est donc à la fois juste et lourd de mensonge et d’oubli : les morts, personne ne voudra, ne pourra les voir, alors que ceux qui reviennent sont représentés comme des héros, ce qu’indiquent les majuscules employées au vers suivant : « Tout le monde voudra les voir » (G, 107) L’apothéose entraîne l’effacement de la guerre, « Les blessés accrocheront leurs Médailles à l’Arc-de-Triomphe et rentreront à la maison sans boiter » (G, 107).
Les adultes réduisent la guerre en images : journaux illustrés et photographies la représentent et dans le même mouvement la déréalisent[14]. Mais encore, quand la guerre est finie, le cinéma se chargera de fabriquer une dernière image, celle du défilé de la victoire : « Sur les marronniers des boulevards les photographes à califourchon braqueront leur oeil à déclic / On fera cercle autour de l’opérateur du cinéma qui mieux qu’un mangeur de serpents engloutira le cortège historique » (G, 107). L’image de la guerre efface la guerre. Le cinéma en restituera l’image pour l’éternité : de réalité la voilà devenue image glorieuse et oublieuse, spectacle de parade et de cirque qui dépasse ce qui s’était vu jusqu’alors ; l’intérêt va à l’opérateur et non aux soldats. Le cortège « historique » devient l’occasion d’une prouesse technique[15].
Envisager la fin de la guerre n’est pas du domaine des enfants. Seuls les adultes peuvent se la représenter et se la représenter ainsi : comme une fête que le souvenir des combats et des morts ternirait, que les blessés sont priés de ne pas venir troubler en rappelant leurs blessures.
Ces « enfantines » selon le terme que Cendrars a choisi pour l’édition de 1943 (au moment d’une autre guerre), ne sont pas un tableau du jeu de la guerre joué par des enfants, mais sont, parce que le poème emprunte discrètement aux discours contemporains sur la guerre, une vaste métalepse : des paroles des combattants s’y mêlent discrètement — déjà prêts à renoncer à se faire entendre — aux paroles des civils qui discourent en suivant les combats sur les cartes, le tout sous le couvert de paroles entendues dans un jardin public.
C’est le moment de s’interroger sur les mots écrits en lettres capitales et placés à droite du texte : qui les profère, à quoi se rapportent-ils, quel en est l’effet ? L’emplacement et la typographie les isolent de l’univers des enfants, auquel elles peuvent se rattacher certes mais qui ne les absorbe pas tout entières. Les premiers mots « moi ! » (G, 101) répétés trois fois sont certes des mots d’enfants pressés d’entrer dans le jeu et d’y avoir un rôle. Et pourquoi ne seraient-ils pas aussi des souvenirs d’un combattant, le blessé qui bat la mesure avec sa béquille, ou de celui qui observe la scène, celui qui marque une pause entre ces vers : « Mon grand frère est aux Dardanelles / Comme c’est beau / Un fusil » (G, 101) : la première phrase se rapporte aux enfants, la seconde et la troisième, à qui se rapportent-elles ? « Comme c’est beau » peut aussi bien qualifier ce qui précède que ce qui suit, tout comme s’entendre isolément, « un fusil » peut aussi s’entendre isolément comme un retour du souvenir de la guerre réelle chez le spectateur muet. De même, donc, « moi ! » peut aussi bien reprendre les cris des enfants qu’être un souvenir auditif qui remonte de la mémoire du spectateur. Ainsi, les « Cris voix flûtées » se distingue des « Cris » — isolés dans un seul vers — : les premiers sont ceux des enfants, les seconds ceux du souvenir, cris des blessés qui appellent les secours sur le champ de bataille[16] ?… « moi ! » n’est plus une réclamation d’enfants excités mais la plainte du mourant dans la bataille. Plus loin, « rouge / blanc / bleu » (G, 101 et 103) scandent une scène d’amputation dans une infirmerie. C’est certes le rappel du drapeau national mais dans l’ordre inverse à l’habitude. Cette inversion est-elle ironique, en reflétant dans un monde éloigné de la guerre et de la compréhension de la réalité les valeurs pour lesquels les hommes combattent et meurent, en traduisant en couleurs vives et allègres le monde tragique où la guerre se déroule ? Le terme suivant, placé verticalement, « rêveurs » (G, 103), peut aussi bien convenir aux enfants, qui rentrent quand vient le soir et n’ont pas vu venir le zeppelin tant attendu, et au spectateur que ce qu’il vient de voir laisse, lui aussi, « rêveur ». Quant au dernier mot placé à droite mais écrit, lui, en minuscules — « La Mer » — il répond à « Tout le pays » et trouve un écho dans le vers placé sur la ligne suivante :
Tout le pays La Mer
Et peut-être bien la mer
Ce qui le distingue ce sont les majuscules de l’article et du substantif, qui l’isolent et donnent à « Mer » une valeur symbolique. Mais ce mot semble aussi introduire un effet de dialogue, comme si une pensée de l’énonciateur qui étend « tout le pays » à la mer rebondissait dans le monde des enfants et l’infléchissait. Les caractères minuscules de ce segment peuvent aussi valoir comme une transposition typographique d’une voix assourdie, la voix non pas des enfants mais de celui qui observe et qui rêve. Nous ne pourrons jamais rien décider concernant ces mots isolés et placés à droite, sauf qu’il faut y entendre des voix diverses, anonymes, dont l’origine est indécidable, qui viennent en contrepoint de ce récit en apparence si simple. Cendrars a choisi là une tonalité apparemment ludique, des effets fondés sur l’ambivalence, en opposition à ses propres textes déjà écrits, qu’ils soient destinés à la publication comme « Shrapnells[17] » ou inédits et qui le resteront de son vivant comme « Notre grande offensive, quelques villages de la Somme, souvenirs d’un amputé[18] », où les faits de la guerre sont évoqués en des termes très directs, où le caporal Cendrars paraît au plein jour, où un sentiment de culpabilité s’exprime quand il évoque les combats qui se poursuivent sans lui et ses camarades qui se font tuer. Dans La guerre au Luxembourg la guerre qui se mène encore n’apparaît que dans la dédicace aux morts, morts qui suivent le déroulement des combats, de Frise à La Ferme de Navarin et à Verdun, de 1914, à 1915 et 1916, première bataille de Verdun.
J’appelle ceci de la manipulation poétique : la poésie émerge non d’un langage nouveau, d’un langage qui vise l’effet esthétique, mais d’un usage détourné de l’expression, d’un déplacement du regard et des discours ; elle est fondée sur des glissements de sens, des ellipses, des lacunes dans l’expression et dans la vision qui en font un discours douloureux mais qui se tait sur l’origine de la douleur[19]. Elle est la rencontre entre un langage et un moment qui le rend nécessaire. C’est cela aussi qu’il convient d’essayer de retrouver dans la lecture du poème, en le replaçant dans le tissu contemporain des discours sur un même objet.
Ce poème n’a pas échappé à Ernest Prévost et Charles Dornier, poètes et anciens combattants, qui ont édité une anthologie de poèmes sur la guerre publiée par la Librairie Chapelot en 1920 sous le titre Le livre épique, anthologie des poèmes de la Grande Guerre[20]. La guerre au Luxembourg y figure dans le chapitre XII, « la Victoire », coupé et réduit à sa dernière partie, avec un titre qui en reprend presque les premiers mots, « Le jour de la victoire ». Comme il n’y a pas de mention de la date et que nombre de poèmes de cette partie datent des derniers jours de la guerre, que ce poème-là est placé dans la dernière partie d’un recueil dont l’ordre est chronologique, on peut lire cet extrait comme l’attente d’une victoire certaine et proche et non comme un rêve teinté d’ironie. On le peut d’autant plus que, au contraire de nombre de textes dont on mentionne qu’ils sont extraits d’une oeuvre plus longue, son titre est cité mais rien n’indique qu’il s’agit d’un extrait : on pouvait même imaginer que « la guerre au Luxembourg » dont il s’agit pourrait être celle de l’armée française dans le Duché du Luxembourg… Les images d’Épinal perdent de leur force et de leur ambivalence, l’ambiance de fête populaire peut être entendue au premier degré sans aucune distance, et même « les petites orphelines de la guerre [qui] auront toutes de belles robes patriotiques » (G, 107 et L, 306) semblent figurer dans quelque peinture un peu niaise du retour de la paix. « Dans l’après-midi les blessés accrocheront leurs médailles à l’Arc de Triomphe et rentreront à la maison sans boiter » (G, 107 et L, 306) : cette phrase aussi peut être entendue comme l’expression d’une joie naïve et d’un patriotisme innocemment jubilatoire. Toute l’ambiguïté du texte est perdue. Celui-ci ne sert plus qu’à figurer la joie de la paix et de la concorde retrouvées dans un monde idyllique qui oublie ses souffrances et ses blessures. Si bien que la tonalité patriotique du dernier vers, pourtant lui aussi ambivalent, semble fort naturelle. Alors qu’on pouvait le lire, dans son contexte et en 1916, comme une parodie du discours officiel consolateur dans son effet d’improbable apothéose, il peut n’avoir dans ce nouveau contexte éditorial que des accents tonitruants : « La place de l’Étoile montera au ciel / Le dôme des invalides[21] chantera sur Paris comme une immense cloche d’or / Et les mille voix des journaux acclameront la Marseillaise / Femme de France » (G, 107 et L, 306) : miracle patriotique, ascension laïque et voix populaires guidées par les titres de la presse…
Ce qui importe ici c’est le contexte d’édition de ce texte, qui en modifie les effets et la lecture ; l’ironie n’en est plus perceptible, les ambiguïtés sont effacées, la souffrance a disparu, la dérision des discours contradictoires n’est plus perceptible. Procédant par reprises et manipulations de bribes des discours sur la guerre, La guerre au Luxembourg est à son tour victime du même effet de découpage et de prélèvement qui ramène le poème et le poète au rang d’expression quasi officielle d’une volonté patriotique et d’une volonté d’oubli. Ses ellipses, ses métalepses, ses expressions flottantes aux rattachements hésitants, tout a disparu. C’était pourtant par là que Cendrars semblait chercher un langage nouveau sur la guerre, et, par le détour, tenter de dire la guerre de manière biaisée, intrigante et instable. Dans cette anthologie, il est englouti dans le lyrisme le plus classique, dans les tournures estampillées d’une poésie traditionnelle, les clichés les plus rebattus de l’héroïsme. Il n’y a qu’à lire quelques vers du « Vol de la Marseillaise » de Rostand, qui transfigure la guerre présente en épopée napoléonienne, pour s’en convaincre[22]. Il n’y a qu’à lire le poème de Marie-Laure de Noailles sur « La Victoire » ou celui qui s’intitule « 14 Juillet 1919 »[23]. Certes Marie-Laure de Noailles, Fernand Gregh, Edmond Rostand[24] ou Paul Fort n’étaient pas des combattants, leur lyrisme ampoulé, leur rhétorique qui emprunte à la mythologie grecque, leurs longues invocations peuvent se comprendre par leur situation à l’arrière, mais la poésie des combattants publiée dans cette anthologie est du même genre, même s’il y est davantage question des tranchées, de la boue, du bruit de la mitraille et du ravitaillement.
Pour mieux mesurer deux conceptions de la poésie, celle que Cendrars réalise dans ce poème et celle qui parcourt l’anthologie et qui peut englober son texte à la condition d’une coupure qui le dénature, il faut voir s’opposer les formes traditionnelles du lyrisme ou d’une veine épique désormais archaïque, comprendre la faillite des formes traditionnelles de la poésie devant les formes modernes de la guerre, mais comprendre aussi comment ils survivent dans l’appréciation des contemporains. S’agissant des combattants, dont les auteurs de cette anthologie disent qu’ils ne sont pas tous des écrivains de métier et que leur expression est plus humble, ils sont aussi des exemples d’un renouveau de l’épique : « Dans cette symphonie héroïque les parties, si vastes qu’elles soient, apparaissent encore fragmentaires. Il y a là comme une procession de frises multiples, mais le temps dont elles doivent revêtir le pourtour n’est encore qu’à demi-construit […] Il y a dans ces premières oeuvres les grands éléments de l’épopée attendue » (L, xii-xiv). En passant, ils se félicitent de ce que la poésie soit revenue à l’occasion de la guerre à des bases plus traditionnelles :
Tous répugnent aux grandiloquences [il s’agit des combattants], à l’emphase, aux imaginations trop compliquées et lointaines, le sujet ne leur offrant que trop, par lui-même, de grandeur et de couleur. Ils usent volontiers du vers libre, ou plutôt libéré. Les anciennes audaces semblent avoir fait leur temps, et le souci s’élève des lois traditionnelles, comme une discipline réapprise.
L, xii
Tout se passe comme si l’ordre historique ramenait l’invention à plus de sagesse, comme si la poésie devait se ranger au langage commun et retrouver une mythique simplicité ancienne, fondée sur une rhétorique commune.
C’est contre cette entente sur un langage commun que Cendrars cherche sa propre voie poétique, ici par le déplacement et l’ambivalence du langage, ailleurs, dans J’ai tué, dans une violence extrême, ou encore dans le récit fantasmatique et parodique (La fin du monde filmée par l’ange N.-D.) : la poésie est cette recherche d’une autre langue, qui dénie la puissance des anciennes formules et qui les met à bas dans le cours même de son expression, comme Cendrars semble le faire par le déplacement de la guerre dans un jardin d’enfants où les adultes sont des ombres qui passent, ombres menaçantes qui inspirent les enfants, nourrissent leurs jeux, les approuvent. Ces adultes qui peuplent le jardin du Luxembourg sont comme ces aînés dont parlent les éditeurs de l’anthologie, qui,
sans participer à l’action du drame, en furent, comme le choeur antique, les témoins les plus intéressés, les plus touchés par leur mission, leur talent, leur réceptivité […] L’expression des deuils stoïques, des espoirs, des vertus, des souvenirs, des divines pitiés et des saintes colères, et du grand élan d’amour qui, montant du fond de nos provinces vers la ligne de feu, a soutenu, alimenté, fortifié, poussé jusqu’à la victoire la vaillance admirable de nos soldats.
L, xi
Fallait-il faire ce détour par une anthologie contemporaine du poème de Cendrars pour apprécier son texte ? Ne peut-on pas le lire, le comprendre, l’interpréter sans faire ce chemin ? Certes, certes… Mais s’il est question non de lecture seule, immédiate, spontanée (du moins aime-t-on à la croire telle !), d’interprétation plus ou moins libre, mais s’il est question d’enseignement, alors oui, ce détour, celui-là ou un autre, devient indispensable.
Enseigner la poésie ne relève pas d’un simple tête-à-tête entre un lecteur et un texte, sans médiation. L’idée même d’une absence de toute médiation est une naïveté. Enseigner c’est donc expliciter les voies de la médiation, celles qui concernent le texte et qui conditionnent son existence au moment de sa création et celles qui concernent son entente, sa réception par la suite. Ceci vaut pour tout discours, et peut-être plus encore pour la poésie, à cause du fait qu’elle fait silence le plus souvent, sous sa forme moderne, sur les circonstances de son existence. On me dira que dans le cas de La guerre au Luxembourg le contexte de la guerre est lisible. Il l’est en effet, mais comment ? Sur le mode du déplacement, de l’inversion par rapport aux discours les plus répandus, sur le mode du jeu, avec une telle ambiguïté qu’il peut bien ne pas être perçu. Enseigner à le lire ne peut donc pas relever d’un exercice d’admiration — pour quelles raisons, au nom de quelle autorité ? Ni d’une interprétation sans contrôle de la part de chaque lecteur. Celle-ci est assurément légitime et même indispensable si on veut que l’accès au texte soit effectif et que la lecture personnelle amène à un contact le plus libre possible dans un premier temps (ou dernier, après information…). Mais il serait périlleux d’en rester là, d’autant plus que, concernant la poésie, la question de la validité des interprétations se pose toujours et qu’enseigner la poésie c’est certes ouvrir à la perception sensible des textes mais aussi rendre conscientes les conditions dans lesquelles on y accède.
Donc construire les conditions d’un détour pour mieux percevoir comment peut se développer un langage poétique, c’est désigner les voies de la médiation. La lecture repose sur des manipulations : le langage poétique ne se perçoit pas de lui-même, il ne relève pas d’une essence, mais se perçoit par contraste et comparaison. Il ne relève pas d’une beauté à atteindre sans discussion, mais d’un effort pour se défaire de ce qui préexiste, pour se démarquer des discours disponibles et concurrents, au même moment ou dans la mémoire des auteurs et des lecteurs[25]. Ce qui lui donne sa force tient à cet effort et non à une beauté intemporelle. La poésie n’est pas en soi un discours ni plus vrai ni plus beau mais un discours qui met les autres à l’épreuve, interroge leur évidence et leur validité.
Ainsi, on peut penser que nombre de lecteurs, au moment de la parution de l’anthologie Le livre épique, attribuaient plus de « valeur » poétique aux poèmes de Rostand, de Paul Fort ou d’Anna de Noailles qu’à celui de Cendrars. Il peut d’ailleurs se faire que des lecteurs d’aujourd’hui le fassent encore, parce que leur culture propre, leurs goûts, leur perception des traits démarcatifs de la poésie les y portent[26]. Enseigner la poésie, c’est aussi courir ce risque de voir les goûts s’affronter et non pas s’imposer sans débats un ensemble de textes consacrés. C’est au contraire ouvrir le débat sur la construction de la valeur.
Car ces manipulations des textes ont une double face : manipulations des textes singuliers mais aussi de nombreux textes concomitants ou concurrents. On pourrait dire que voilà une exigence d’érudition qui va à l’encontre du contact personnel et supposé spontané du lecteur et que la charge est bien lourde pour l’enseignant. Peut-être. Mais c’est aussi que lui revient la tâche de s’interroger lui-même sur son propre accès aux textes et sur ce qu’il peut penser relever de ses propres choix. Pourquoi un texte de Cendrars a-t-il survécu, pourquoi ceux d’Edmond Rostand ou de Paul Fort ne sont plus disponibles, pourquoi ne les lit-on plus et comment les lire, s’il faut à nouveau le faire[27] ? Poser ces questions, c’est déjà commencer à répondre à celle du statut de la poésie et de son usage, des valeurs variables qu’on lui attribue.
J’espère avoir incité à des lectures manipulatrices[28], à des lectures fondées sur le contraste et la comparaison pour percevoir comment la poésie peut être comprise non en soi, comme une essence, mais comme un moment de mise à l’épreuve du degré de vérité ou de validité des discours disponibles, pour montrer qu’elle est une manière de contourner un objet de parole, de signaler le poids des conventions, d’atteindre une émotion au-delà des paroles de circonstance — et que sa valeur tient en effet aussi à la circonstance — que tout le monde attend et répète, qu’elle procède elle-même de la manipulation et qu’elle est à son tour manipulable par le lecteur, qu’elle est déplacement et que, comme telle, elle invite à poursuivre les déplacements à la suite de ceux qui l’ont fait naître.
Parties annexes
Note biographique
Michèle Touret
Professeure émérite de littérature française du xxe siècle à l’Université Rennes 2, Michèle Touret a été présidente de l’association internationale Blaise Cendrars de 1997 à 2004. Auteure de Blaise Cendrars, le désir du roman (Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1998), Cendrars au pays de Jean Galmot. Roman et reportage (Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 1989) et d’une Histoire de la littérature française du xx e siècle (tome 1, 1898-1940) (Presses universitaires de Rennes, 2001), dont le deuxième tome paraîtra en 2006, elle a aussi coédité, avec Didier Alexandre, Madeleine Frédéric et Sabrina Parent, un ouvrage intitulé Que se passe-t-il ? Événements, sciences humaines et littérature (Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004).
Notes
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[1]
Il y a en effet peu ou pas d’expression lyrique en 1914-1918, comme si l’individu ne pouvait plus se concevoir dans une relation singulière et particulière face au monde matériel ou aux autres individus. S’il subsiste des formes traditionnelles du lyrisme, elles ont très vite paru relever de modèles archaïques. On le verra à la fin de cette étude.
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[2]
C’est également la fin des héros au sens traditionnel du terme. Même si la presse mentionne des faits héroïques de quelques soldats français. Seul l’aviateur semble avoir pu nourrir à nouveau un imaginaire héroïque qui s’arrache à la terre et devient un archange, un héros digne de Roland ou de Tristan, un héros épique. Voir Le cap de Bonne-Espérance de Jean Cocteau, et le poème « Roland Garros », dans Poésies complètes (éd. Michel Décaudin), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 59-61. Le héros est un exemple pour la presse mais non dans la littérature : voir le célèbre passage du Feu où Barbusse fait dire à ses personnages qu’après la guerre ils refuseront qu’on les appelle des héros et qu’ils ont été plutôt des assassins. Bien qu’on puisse lire des mises en scène des héros traditionnels comme les chefs des armées dans certains poèmes comme ceux de l’anthologie dont il sera question plus loin.
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[3]
Voir sur ce point l’analyse qu’en fait Rino Cortiana, dans Claude Leroy (dir.), Blaise Cendrars et la guerre, Paris, A. Colin, 1995, p. 109-117, qui replace le poème dans le contexte des oeuvres de Cendrars. Voir Madeleine Frédéric, La stylistique française en mutation ?, Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « Mémoires de la Classe des lettres », 1999 et « Barbusse versus Cendrars : description, narration ou évocation de la guerre ? », dans Écrire la guerre (éd. Catherine Milkovitch-Rioux et Robert Pickering), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2000 et la bibliographie de son article. Voir aussi Michèle Touret, « Blaise Cendrars, du cri au silence : questions sur un oubli », dans Sur les traces de Jean Norton Cru (éd. Madeleine Frédéric et Patrick Lefèvre), Bruxelles, Publications du Musée royal de l’armée et d’histoire militaire, 2002.
-
[4]
Par ailleurs, on sait que Le feu passa lui aussi la censure malgré son pacifisme. La censure s’attachait sans doute davantage aux publications des journaux qu’à l’édition.
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[5]
Voir l’article de Henryk Chudak, « Kisling, peintre d’origine polonaise dans l’entourage de Cendrars », dans Blaise Cendrars et les arts (éd. Maria Teresa de Freitas, Claude Leroy et Edmond Nogacki), Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Recherches valenciennoises », 2002, p. 119-129. Henryk Chudak relève, à la page 126, que les figures humaines sont « représentées dans des attitudes qui prêtent à croire qu’elles n’ont pas de mains. On ne voit qu’une main, comme si l’autre était amputée. Ce détail, présent dans tous les dessins, établit un rapport avec “Coupe coupe / coupe la main coupe la tête”. Tout cela incite à penser que cette mutilation est voulue et que le thème de la main coupée hante non seulement le poème mais aussi le dessin. »
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[6]
Nous utiliserons ici l’édition suivante : Blaise Cendrars, La guerre au Luxembourg, dans Poésies complètes avec 41 poèmes inédits, textes présentés et annotés par Claude Leroy, Paris, Denoël, 2001, p. 96-107. Dorénavant désigné à l’aide de la lettre (G), suivie du numéro de la page.
-
[7]
En 1943 la dédicace n’est plus que de Cendrars, ce qui est normal puisqu’il n’y a plus d’illustration et que l’éditeur a changé. Ce ne sont plus « nos » camarades mais « mes » camarades » qui en sont les dédicataires. Par ailleurs, ces « camarades », qui faisaient partie de la même compagnie que Cendrars mais non de celles de Kisling et Niestlé, se retrouvent dans La main coupée, de même que Kisling, engagé dans un autre régiment de volontaires étrangers.
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[8]
On peut y voir une euphémisation, comme celles qui courent dans tout ce texte : ce blessé prend la place du poète lui-même à qui on a coupé le bras et qui a été retiré du front en 1915, puis était en convalescence en 1916 à Bourg-la-Reine au moment où il écrit La guerre au Luxembourg.
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[9]
Les épisodes qui deviendront des stéréotypes du récit de guerre y sont : l’assaut, l’appel au secours, l’hôpital de campagne, dans le désordre temporel, comme si les enfants connaissaient déjà tous les moments marquants de la guerre en cours.
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[10]
Pourquoi ne pas entendre là un adieu à la poésie enchantée d’avant la guerre, celle de La prose du Transsibérien : « Paris Ville de la Tour unique et du grand Gibet », ou de Zone : « Bergère ô Tour Eiffel », et un retour sur la poésie de l’émerveillement du monde moderne qui s’est entièrement tourné vers l’effort de guerre, mécanisé, héritier techniquement de la modernité ?
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[11]
Un même effet d’ambivalence s’entend dans « On part à l’assaut du garde qui seul a un sabre authentique / Et on le tue à force de rire » : rire complaisant du garde ou rire cruellement innocent des enfants, complicité en tout cas entre ceux pour qui la guerre n’est qu’une réalité mentale.
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[12]
Les dessins de Kisling montrent peu les enfants qui jouent. Sur les six dessins, un seulement les montre jouant, mais au cerceau et à la ronde et non à la guerre. De plus, passent dans le parc des silhouettes de femmes vêtues de longs voiles noirs : femmes en grand deuil ou bonnes d’enfants ? Le dernier dessin représente l’extérieur du parc, le carrefour de Port-Royal avec la façade du bal Bullier et une fresque publicitaire pour le Bouillon Kub, référence à un produit allemand et peut-être au cubisme que l’on traitait alors d’art « boche ».
-
[13]
Si l’on reste dans le strict contexte personnel de la création de Cendrars, on peut aussi entendre, dans ce titre, une référence à une oeuvre de celui qu’il appelle son maître, Remy de Gourmont, qui est mort un an auparavant, et qui avait publié Une nuit au Luxembourg. Ce roman énigmatique raconte la mort mystérieuse d’un dandy très fin de siècle dans ce jardin qui devient inquiétant ; cette fois les meurtres sont réels et il n’y a pas de coupables identifiables, il ne s’agit plus des errances et des inquiétudes d’un dandy, mais d’une tuerie sur une échelle jamais imaginée auparavant.
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[14]
Voir sur ce point mon article « Léger et Cendrars, dessins de guerre, paroles de guerre », dans Blaise Cendrars et la guerre, op. cit., p. 187- 209, à propos de La main coupée et des dessins au fusain ou au crayon de Fernand Léger sur les cartons de correspondance fournis aux soldats et sur sa correspondance où il fait des remarques de peintre sur ce qu’il voit. Les dessins de Léger ne saisissent pas ce qu’on pourrait appeler un événement mais des moments de vie quotidienne des soldats et des morts anonymes. Voir aussi l’ouvrage de Philippe Dagen, Le silence des peintres : les artistes face à la Grande Guerre, Paris, Fayard, 1996, qui propose une réflexion sur le rôle de l’image pendant cette période et sur les relations nouvelles entre la photographie et la peinture. On voit encore dans des journaux comme L’illustration des représentations dessinées de charges de cavalerie, de l’ennemi comme des Français et des actes héroïques singuliers. Mais la photographie détrône la représentation par le dessin et la peinture, elle est plus apte à saisir la vérité du moment et à restituer l’événement. Cependant il apparaît vite qu’elle est manipulable, elle aussi, qu’elle procède de la reconstitution, tout comme le film. Quant à la peinture, on assiste à la fin du grand genre de la peinture d’histoire qui promouvait des faits d’armes héroïques, comme les combats singuliers, les charges violentes, les assauts au cours des sièges, toutes sortes de faits militaires qui ne caractérisent plus la guerre moderne. Le trésor légendaire ancien se meurt, on ne sait pas encore qu’une nouvelle légende est en train de naître : celle de l’événement capté par l’oeil de l’appareil photo ou de la caméra et, pour ce qui est de la représentation humaine de la relation à l’événement, la figure du journaliste témoin.
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[15]
Le rapprochement s’impose avec un texte que Cendrars écrira l’année suivante, La fin du monde filmée par l’ange N.-D., qui est une prévision de scénario impossible à réaliser mais qui met en scène l’imagination de la fin du monde au moment où la guerre ne fait plus recette : Dieu le Père, en businessman américain, invente de nouvelles manières de relancer et d’étendre le conflit dont profitent ses affaires ; le tout est filmé par l’ange N.-D. qui sonne la fin des temps. Mais ce n’était que du cinéma, la bobine s’embrase, le film se dévide en sens contraire. L’imaginaire cinématographique s’empare de la guerre et plonge dans un univers à la fois réel et fantastique. On peut aussi penser à J’accuse, que Gance commencera à tourner avant la fin de la guerre — Cendrars sera son assistant — et achèvera en 1918 : la scène finale où les morts se relèvent était à l’origine destinée à soutenir l’effort de guerre (Debout les morts ! …) et non pas à saluer la victoire (« Le jour de la victoire quand les soldats reviendront ») : ambivalence des images qu’on peut interpréter différemment selon le contexte.
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[16]
Voir La main coupée (Paris, Denoël, 2002, p. 286) où les derniers mots des mourants sont « Maman ! Maman ! », chapitre XXIV et avant-dernier : « Mais le cri le plus affreux que l’on puisse entendre et qui n’a pas besoin de s’armer d’une machine pour vous percer le coeur, c’est l’appel tout nu d’un petit enfant au berceau : “Maman ! maman !…” que poussent les hommes blessés à mort qui tombent et que l’on abandonne entre les lignes après une attaque qui a échoué et que l’on reflue en désordre. »
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[17]
Comme ce troisième et dernier poème, daté d’octobre 1914 :
« Tous mes hommes sont couchés sous les acacias que les obus saccagent
Oh ciel bleu de la Marne
Femme
Avec le sourire d’un aéroplane…
On nous oublie »
L’oubli, celui que le soldat redoute, ou l’impossible oubli de l’expérience parcourt ce poème comme La guerre au Luxembourg.
-
[18]
Ce texte, que l’on trouve dans Inédits secrets (éd. Miriam Cendrars), Paris, Club français du livre, 1969, p. 400-403), est écrit dans un moment de grande violence, quand se mène une offensive sur la Somme, probablement au début de 1916, là où Cendrars a passé ses 10 premiers mois de guerre. Il est signé « Un Amputé ». Cendrars y regrette de ne pouvoir prendre part aux combats, mentalement il est encore en guerre, contre l’ennemi et peut-être aussi contre lui-même. La tonalité est très différente de celle de La guerre au Luxembourg, où la violence est détournée. Cependant le soldat retiré du front est comme le spectateur du poème : « Enfin, nous avançons, nous avançons. Avec quelle joie nous suivons, dans le langage succinct des communiqués, les progrès de notre offensive sur la Somme… Joie mêlée de quelque amertume de voir nos cadets bondir sur ces tranchées boches, devant lesquelles, durant de si longs mois, nous avons piétiné, nous les vieux briscards du début […] Comprenez-vous, jeunes “bleuets”, l’émotion qui nous étreint, quand nous retrouvons dans les illustrés, sur les films du cinéma, dans vos récits, les noms, tout à coup glorieux, des villages, des tranchées, des bois que nous avions aménagés, et où nous avons longtemps et obscurément souffert » (p. 400 et 403). Les communiqués, les journaux, les illustrations, le cinéma, les tranchées, les bois : tout le registre de La guerre au Luxembourg est dans ce texte…
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[19]
C’est en résonance à cela que les dessins de Kisling montrent des places vides, des silhouettes de femmes voilées — des veuves ? —, des enfants solitaires, et, dernier dessin, la place de Port-Royal avec le bal Bullier, où avant la guerre artistes et écrivains dansaient joyeusement.
-
[20]
Ernest Prévost et Charles Dornier, Le livre épique, anthologie des poèmes de la Grande Guerre, Paris, Librairie Chapelot, 1920. Dorénavant désigné à l’aide de la lettre (L), suivie du numéro de la page.
-
[21]
Au contraire de cet éclat patriotique tonitruant l’usage des minuscules doit attirer l’attention : non seulement pour « place de l’Étoile » mais aussi pour « dôme des invalides » ; sont-ce encore des lieux célèbres de Paris ; les invalides ne sont pas les soldats de Napoléon mais ceux de la guerre en cours.
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[22]
Aux premiers jours du choc tragique,
Lorsque nos cavaliers montaient vers la Belgique,
On raconte qu’un soir les cuirassiers français
Traversaient un hameau des Flandres, je ne sais
Plus lequel ; et sur leurs chevaux couverts de roses,
Tous ils chantaient, entre leurs dents, à bouches closes,
La Marseillaise […]
Nos hommes s’en allaient vers le Nord plein d’embûches
Sauver le miel du monde et mourir pour les ruches ! »
-
[23]
Je cite les premiers vers du second poème, que le lecteur pourra rapprocher de ceux de Cendrars :
Des hommes vont passer sous l’arche triomphale
Qui semble un cri de pierre entr’ouvert sur l’azur ;
Forts comme les torrents, fiers comme la rafale,
Ils vont, ceux dont le bras fut agissant mais pur […]
C’est la France et ses morts qui s’avancent et qui passent
Sous l’Arc qui vient restreindre un sort illimité,
Mais la gloire et les pleurs vont rejoindre l’espace
Et relier aux cieux leur noble éternité… »
-
[24]
Les auteurs de cette anthologie ne ménagent pas leurs éloges aux poètes comme Rostand : « [il célèbre] en strophes éclatantes et gonflées comme des drapeaux, en vers étincelants comme de cercles d’épées, les gestes de nos héros, les prouesses et les promesses de cette guerre […] Il nous émeut et nous exalte par de plus larges coups d’ailes, par des images plus justes et plus frémissantes et il embrasse d’un geste plus sûr et plus magnifique l’idée et l’émotion, réfléchies plus longtemps dans son esprit et son coeur » (L, x).
-
[25]
Les effets d’intertextualité, dont la recherche et le commentaire sont si répandus depuis quelque temps dans l’enseignement, reposent sur cette perception. Encore faut-il noter que cette intertextualité repose aussi sur une mémoire sélective, et sur une mémoire façonnée par la culture : les écrivains appelés sont toujours les mêmes. Qui aujourd’hui peut repérer les emprunts d’Aragon à Barrès, les détournements d’Anatole France ? En revanche, les références à Diderot sont perçues partout, y compris où elles ne sont pas… Mais c’est le Diderot de Jacques le fataliste…
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[26]
J’évoquerai ici le souvenir d’une expérience d’enseignement à des étudiants qui débutaient dans les études littéraires. Il s’agissait de leur faire percevoir que le projet de Jules Vallès, en exil à Londres, quand il décide de livrer à ses compatriotes ses réflexions sur sa propre formation, sur son destin et sur sa participation à la Commune. La forme et le style de sa trilogie n’est pas trouvée du premier coup ; il hésite : racontera-t-il à la manière des Misérables, un des plus grands succès du temps ? écrira-t-il en vers — à la manière de Victor Hugo, et comme il a appris à le faire au cours de ses études classiques ? Il soumet quelques vers à son ami Hector Malot, des alexandrins fortement chevillés, ampoulés, riches d’allégories des plus traditionnelles (une jeune fille, à sa fenêtre, figure la République, yeux bleus, robe blanche et fleur rouge…). J’étais persuadée que les étudiants saisiraient très vite et sans hésitation la piètre qualité de ce poème, dont Vallès lui-même doutait, et n’en saisiraient que mieux l’extrême vivacité et la richesse de sa prose romanesque. J’ai dû, bien au contraire, admettre que le goût de quelques étudiants les portait vers ce faux lyrisme, qui avait tous les traits du « poétique » pour eux. Surtout, j’ai eu bien de la peine à admettre que ce goût réel n’était en rien condamnable, que je devais le comprendre et ne pas imposer le mien… Ma démonstration a dû attendre…
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[27]
C’est tout l’intérêt — et la difficulté — de la recherche historique en littérature que de poser en effet ces questions de la disparition, de la résurgence et de l’oubli des textes. Quand je dis que le poème de Cendrars a survécu, il serait plus juste de dire qu’il a été pendant fort longtemps négligé et qu’il a connu depuis une vingtaine d’années un retour au jour. Inversement, et aux mêmes moments, ceux de Rostand, Noailles, etc., se maintenaient et disparaissaient. Les histoires littéraires sont en permanence tendues entre deux choix : expliquer quelle était la littérature d’une époque, d’une période — et oublier les critères contemporains de l’historien —, expliquer quelle est la littérature d’une époque pour des lecteurs d’aujourd’hui — et y introduire des critères actuels, nécessairement exogènes.
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[28]
J’insiste sur le fait que ces manipulations ne sont pas de type rhétorique — récriture, déplacement, changement de registre, poursuite… Elles sont des confrontations, des lectures de plusieurs textes en même temps, des lectures contradictoires qui, sans pouvoir restituer le contexte tout entier, va à l’encontre de l’isolement dans lequel se présentent les « grands » textes poétiques.